Casinos en ligne business
Illustration de Benjamin Tejero
Tech

Le casino gagne toujours, surtout sur Internet

Les casinos en ligne sont illégaux en France. Cela ne les empêche pas de tondre leurs joueurs, bien au contraire.

Ce sont des sites aux noms évocateurs et désuets : Crésus, Fatboss, Riviera. Dès la page d’accueil, tous laissent entendre que la richesse attend les internautes : celui-ci promet un « bonus de bienvenue » de plusieurs centaines d’euros, celui-là vante des jackpots à sept chiffres, cet autre fait défiler les « derniers gagnants » et leurs gains présumés. Alentours, les vignettes criardes des jeux de hasard appellent au clic : que cachent le leprechaun au chaudron d’or, la jeune femme au regard aguicheur, l’aventurier à la mâchoire ciselée ? Pour le savoir, il faut s’inscrire, et donc faire son premier pas dans l’univers hasardeux des casinos en ligne.

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En France, les sites de jeux de hasard sont hors-la-loi mais prospères : l’Autorité nationale des jeux (ANJ) estime qu’environ 500 000 personnes les fréquentent. Cet organisme indépendant a assez de pouvoir pour obtenir le blocage des plateformes illégales mais pas pour défendre les internautes lésés. « Si vous avez un problème avec des gains ne compter [sic] pas sur eux » déplore un certain monsieur mbappé sur Google. Mais comment le pourraient-ils ? Au moins quatre des cinq opérateurs illégaux les plus actifs sur le marché français opèrent depuis Chypre ou Curaçao, deux paradis fiscaux qui leur fournissent des licences et les laissent libres d’imposer des règles discutables.

L’offre des casinos en ligne est pléthorique : jeux de table, jeux en direct avec d’authentiques croupiers streamés, mais avant tout machines à sous. Ces applications sont conçues pour être simples et stimulantes : chaque tour déclenche une volée d’effets visuels et sonores connus pour renforcer l’implication du joueur. En coulisses, ces machines virtuelles dépendent de générateurs de nombres aléatoires, des dispositifs supposés garantir que chaque « spin » obéit au hasard. Mais comme leurs ancêtres de métal, elles sont aussi programmées pour servir le casino sur le long terme en ne rendant qu’une partie des sommes misées. Rien d’inédit, la spécificité des plateformes de jeux d’argent est ailleurs.

Cent euros de bonus vers l'abysse

Les casinos numériques se démarquent de leurs équivalents physiques par un astucieux système de primes. Lorsqu’un joueur transfère son argent vers l’un de ces sites, il reçoit presque systématiquement un bonus. « Par exemple, il dépose vingt euros et reçoit cinq euros, explique Johnny, un ancien marketeur pour une grande entreprise du secteur. Il a l’impression de recevoir de l’argent gratuit. Toute l’industrie repose là-dessus. » Une bonne partie des internautes qui acceptent ce cadeau ignorent qu’ils mettent le doigt dans un engrenage dangereux. « Un bonus n’est jamais innocent, poursuit Johnny. Il est soumis à des conditions de mise. »

Dans l’industrie, on parle de « wagers » : un joueur qui mise et gagne grâce à son bonus ne pourra retirer ses gains que lorsqu’il aura investi plusieurs fois le montant dudit bonus avec son propre argent. Sur des plateformes de pari sportif légales, ces montants peuvent être trois fois supérieurs au bonus. Dans les casinos en ligne, cependant, ils peuvent représenter vingt, trente voire quarante fois le montant du bonus. « C’est exactement le même système que Winamax, Betclic, Unibet, fait remarquer Sirine, un ancien agent de support du secteur. Cent euros gratuits, mais avec tellement de conditions que tu ne vas jamais pouvoir retirer ton argent. »

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Même des sommes dûment gagnées peuvent être difficiles à obtenir. Un joueur qui remporte une grosse somme sera sommé de produire ses papiers d’identité, un justificatif de domicile, un RIB et toutes les informations de sa carte bancaire, code de sécurité compris. La moindre irrégularité entraînera l’annulation des gains. Et quoi qu’il arrive, le malheureux gagnant devra se montrer patient pour obtenir tout son argent – s’il l’obtient.

Oups, le virement n'est pas parti

Le site de lutte contre les arnaques en ligne Scam Detector rapporte que certains casinos numériques imposent des frais de retrait pouvant atteindre 25% ou clôturent les comptes des gros gagnants, des situations sans recours pour leurs victimes. Sans verser dans de tels rackets, la plupart des plateformes établissent des plafonds de retrait : 2 500 euros par jour, 5 000 euros par mois, dix fois les sommes déposées… Une fois de plus, l’objectif est d’empêcher ou de retarder les sorties d’argent.

« Quand un mec a gagné 30 000 euros et qu’on lui propose 5 000 euros par mois, on sait très bien que les 25 000 restants vont partir en fumée, avoue Sirine. On prend deux-trois jours pour vérifier les gains, un jour pour vérifier les documents, puis encore deux jours de transfert… On savait qu’il allait tout rejouer dans cette période. » Dans les casinos de son entreprise, ajoute-t-il, le montant des retraits atteignait environ 30% du montant des dépôts. Avant de conclure : « Et il faut faire des gains, ce qui n’est déjà pas évident. »

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« Je préfère gagner un dixième de ce que je gagnais et ne pas faire de cauchemars la nuit »

Dans de telles conditions, les casinos en ligne se doivent de rester proches des joueurs. Beaucoup proposent des services à la clientèle disponibles à tout moment et partout dans le monde. Julien Robine a travaillé dans ce milieu pendant dix ans. D’abord simple interlocuteur de live chat, il est devenu gestionnaire de compte puis responsable de l’assurance qualité. Encore marqué, il raconte : « Je gérais les comptes des gros joueurs, ceux qui dépensent des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros, parfois des millions. Les gens dépensent leur argent de manière incroyable, je n’avais jamais vu ça. »

Malgré un salaire mensuel pouvant atteindre les 4 000 euros, Julien a claqué la porte en janvier 2018. Il explique : « Je préfère gagner un dixième de ce que je gagnais et ne pas faire de cauchemars la nuit. »

Plutôt toi que moi

Les responsables des services clientèle notent les opérateurs selon leur politesse, leur gentillesse, leur orthographe et surtout leurs performances commerciales. Leur mission : pousser les joueurs au dépôt en proposant bonus et promotions, voire les faire déposer plus d'argent qu’ils ne le souhaitaient en première intention. On appelle cela un « upsale ». Chaque fois qu’un opérateur obtient un upsale, il touche une prime. La majeure partie du salaire de Julien provenait de ces primes. « Plus on en fait, plus on gagne, explique Johnny. Un client veut déposer 50 euros, on lui fait déposer 100 en lui conseillant un meilleur bonus. » Sirine ajoute : « Tu peux avoir un chat parfait, super courtois, mais si tu ne tentes pas l’upsale, tu perds une bonne partie de ta note. » De part et d’autre du live chat, la pression est donc forte.

Les contacts avec les joueurs ne reposent pas que sur ces petites fenêtres de discussion. Les casinos numériques organisent parfois des campagnes d’emails promotionnels pour les grands événements – Noël, fête des Mères – et peuvent contacter les joueurs par téléphone, notamment ceux qui n’ont pas visité les plateformes depuis longtemps. Johnny se souvient avoir passé des « dizaines, quinzaines, trentaines d’appels par jour » pour proposer toujours plus de bonus. C’est en partie cette tâche qui l’a poussé au départ. « Les gens le prenaient plutôt bien mais c’était trop répétitif pour moi, avoue-t-il. C’était un bête travail de machine. »

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« Une relation s’installe. Je savais tout de mes joueurs, au bout d’un moment. On discutait de leurs problèmes de santé, de leur proches. Ça finissait souvent en dépôt »

Une telle proximité fait parfois éclore une intimité étrange entre opérateurs et joueurs. Mis en confiance par ces interlocuteurs aux petits soins pour eux, les parieurs ouvrent leur cœur. « Une relation s’installe, confirme Julien. Je savais tout de mes joueurs, au bout d’un moment. On discutait de leurs problèmes de santé, de leur proches. Ça finissait souvent en dépôt. […] On rentre un peu dans la vie des gens, on entend des histoires. C’est ça, les cauchemars. J’ai connu des familles qui se sont retrouvées à la rue. On se demande ce qui s’est passé quand un joueur ne revient pas. » Malheureusement, aussi profonde soient-elles, ces relations sont biaisées.

Dans le guide vidéo qu’il a réalisé après son départ de l’industrie, Les coulisses des casinos en ligne, Julien Robine rapporte que des opérateurs mentaient sur leur sexe pour mieux appâter les joueurs, ces individus « souvent isolés, qui cherchent à passer le temps, à s’amuser, à oublier ». Certains établissements osaient exploiter cette vulnérabilité. « C’était des gens un peu perdus, lance Sirine. Des joueuses sont tombées amoureuses de nos agents. Elles se foutaient de gagner ou de perdre, elles voulaient déposer parce qu’elles étaient amoureuses. J’avais formé les agents pour qu’ils soient gentils, qu’ils parlent bien. Si la meuf ouvre une porte vers son intimité, vas-y, rentre dedans ! » Car s’il faut pousser les joueurs au dépôt, il faut aussi les garder.

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Veuillez ne pas quitter votre siège

Les casinos aiment les joueurs qui parient gros mais ils préfèrent les joueurs qui parient souvent. « Le but, explique Julien, c’est qu'ils ouvrent un compte, qu’ils restent le plus longtemps possible et qu’ils déposent le plus, mais pas en peu de temps. » Les bonus, les promotions, les live chats et les coups de téléphone servent cet objectif de fidélisation. Cependant, les entreprises du jeu en ligne disposent d’autres outils plus insidieux pour garder les internautes sous leur coupe. L’analyse de données, par exemple, n’est pas le monopole de Facebook.

Bien que ces pratiques semblent encore minoritaires, certains casinos récoltent et dissèquent les informations générées par leurs utilisateurs. L’exploitation des données démographiques, des heures de connexion et des comportements en jeu, entre autres, leur permettent de découvrir de grands « profils de joueurs » et de leur appliquer les techniques de rétention les plus adaptées, affirme Julien Robine dans son guide. De part et d’autre de l’industrie, on se gargarise du potentiel de l’analyse de données dans la lutte pour la fidélisation : le site indépendant Casino.org affirme qu’elle engendrera des services client encore plus rapides et efficaces, un évangéliste technologique annonce qu’elle peut identifier les joueurs en risque de décrochage. Mais aujourd’hui déjà, même les joueurs qui sont partis peuvent finir retenus.

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« L’une de mes joueuses avait déposé plus de deux millions d’euros »

Les grandes entités du jeu en ligne administrent rarement un seul casino. « La dernière entreprise pour laquelle j’ai travaillé avait plus de trente sites, raconte Sirine. Les joueurs ne savent pas que ce sont les mêmes patrons. » Julien confirme d’un air triste : « L’une de mes joueuses avait déposé plus de deux millions d’euros. Elle me disait qu’elle était en train de tout perdre. Un jour, on a verrouillé son compte temporairement. Mon patron espérait qu’elle revienne, moi j’étais bien content, et puis on a découvert qu’elle jouait sur un autre site. Il était supposé être concurrent mais c’était un site de la même compagnie, dont je gérais également les joueurs. » Ainsi, même les internautes manifestement atteints d’addiction au jeu continuent à rebondir dans le système comme une bille sur la roulette. Johnny avoue : « Tant qu’ils continuent à déposer, ça roule. »

Internet contient son lot de témoignages d’individus apparemment brisés par les casinos en ligne. Ceux qui se sont exprimés dans la catégories « témoignages » du site de service public Joueurs info service parlent de pertes de 15 000 euros en une semaine, de velléités de suicide, d’envies qui subjuguent la raison : « Je ne sais pas comment faire c'est plus fort que moi. » Mais en dépit de leur pouvoir d’avertissement, ces histoires n’ont pas la portée des sirènes de l’industrie.

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Prédateurs et rabatteurs

Chelxie a plus de 650 000 abonnés sur YouTube. « Sur cette chaine vous retrouverez tout ce que j'aime, proclame sa description. Du gaming, du casino et de l'unboxing ! » Fut un temps, la jeune femme réalisait des « live exclusifs » sur le site d’un casino. En échange de ces sessions, elle recevait 800 dollars « pour jouer aux machines. » Elle précise : « J’étais rémunérée pour le nombre de lives que je faisais et pas le nombre d’inscriptions. »

Avant que la plateforme n’interdise à ses utilisateurs de partager des liens vers des sites de paris, Chelxie diffusait aussi ses sessions jeux de hasard sur YouTube. Beaucoup de ces contenus ont été supprimés depuis mais elle se défend : « Mes vidéos n’ont pas vraiment un but commercial, je dis évidement le nom du casino sur lequel je joue pour les puristes qui souhaitent me rejoindre. Je ne suis pas rémunérée par le site. C’est comme les youtubers qui reçoivent des cadeaux de marques. Ils en font en unboxing. Moi, je recevais de l’argent et je tentais des moves sur des machines à sous. Chacun sa passion. »

« Beaucoup de joueurs ne jouent pas pour gagner, ils jouent pour l’adrénaline, et parfois l’adrénaline de la perte »

Une poignée d’autres personnalités numériques françaises entretiennent des relations douteuses avec le monde du jeu. La chaîne de Bidule comptait plus de 100 000 abonnés lorsque YouTube l’a supprimée le 28 février dernier, peut-être parce que le jeune homme l’utilisait pour promouvoir son comparateur de casinos en ligne. Ce site d’apparence irréprochable, tout en rondeur et en anglais, invoque de généreux bonus de bienvenue pour entraîner les visiteurs vers diverses plateformes : des centaines de tours gratuits en cliquant ici, plusieurs centaines d’euros en cliquant là. L’astuce, c’est que ces liens contiennent un code qui marque la provenance des internautes. Le comparateur n’est en fait qu’un rabatteur : chaque fois qu’un chaland visite, s’inscrit ou dépose de l’argent dans l’un des casinos de sa liste, Bidule peut recevoir une commission. Les marketeurs parlent d’affiliation.

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Les casinos numériques abusent de l’affiliation pour obtenir des joueurs et donc de l’argent. Ceux qui acceptent de jouer les intermédiaires contre rémunération à la performance, comme Bidule, ont tout intérêt à leur envoyer un trafic important. Ces « affiliés » rivalisent donc de bassesse pour engrainer un maximum d’internautes. Bidule a voulu rediriger son audience YouTube vers les casinos par le biais de son comparateur. La première page de résultats Google pour la requête « casino en ligne » grouille de tops grouillants de liens d’affiliation. Certains sites affiliés tentent d’inspirer la confiance des internautes en se présentant comme des guides ou en proposant des tests dithyrambiques. Les vétérans sentent l’embrouille, les naïfs basculent.

Toute l’industrie des casinos en ligne repose sur la prédation de ces naïfs, ceux qui ne voient pas que les vignettes sont étranges, qui ignorent qu’ils n’épongeront pas leurs pertes car les machines sont programmées pour servir la maison, qui ne comprennent pas que les bonus sont autant de tâches d’huile sur les parois du puits, qui n’envisagent pas que Samantha du live chat est peut-être un homme.

Certains professionnels du secteur considèrent ces victimes comme responsables de leur broyage, au moins partiellement. « Beaucoup de joueurs ne jouent pas pour gagner, ils jouent pour l’adrénaline, et parfois l’adrénaline de la perte, déplore Julien. Ils sont addicts à l’autodestruction. » Lorsque nous lui demandons si l’industrie gagnerait à être plus surveillée, Sirine abonde : « La plupart de mes joueurs jouaient pour perdre. Tant qu’ils peuvent jouer, ils jouent. Plus surveiller, ce serait mettre un policier derrière chaque joueur, pas derrière chaque casino. » Il paraît que certains gagnent, mais n’oubliez pas : personne n’est jamais devenu riche grâce aux casinos, encore moins sur Internet.

Si vous fréquentez les casinos en ligne plus que vous ne le souhaiteriez ou que vous pensez souffrir d'une addiction au jeu, contactez Joueurs info service au 09 74 75 13 13.

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