Société

Des masques et des moments de transe, du Tiruvannamalai à l’Anti-Atlas

Yannick Cormier foto heide

Si aujourd’hui les sociétés occidentales se veulent de moins en moins religieuses, c’est sûrement pour une raison. La pluie de scandales et de conflits relative aux différents dogmes des principales religions monothéistes y est pour quelque chose. Une enquête du Pew Research Center de 2018 a demandé à des personnes issues de 27 pays si elles pensent que la religion joue un rôle plus ou moins important dans leur nation que 20 ans auparavant. Dans la plupart des pays interrogés, les gens déclarent que le rôle de la religion a diminué. En Belgique, on observe que le catholicisme, religion la plus répandue du pays, est « en perte de vitesse depuis plusieurs décennies » et (quasi) plus personne ne va à la messe le dimanche.

Cependant, le divin n’est pas qu’une histoire de monothéismes. L’influence des cultures dites païennes (relatives à une religion polythéiste – par opposition au christianisme, à l’islam, au judaïsme, NDLR) ne s’est jamais vraiment dissipée. Les êtres humains croient en une force surnaturelle depuis la nuit des temps et certaines de ces traditions perdurent, en parallèle, entre mysticisme, folklore et réelle admiration suprême.

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Beaucoup vouent à ces coutumes une admiration particulière. C’est le cas de Yannick Cormier (48 ans) qui pratique consciencieusement la photographie depuis 1999. « Ça fait vingt ans que je voyage pour trouver mes images, explique-t-il. J’ai été très tôt intéressé par les arts visuels, plutôt le cinéma et le dessin. Puis j’ai choisi la photographie parce que j’imaginais que c’était la manière la plus appropriée de vivre intensément et de voyager. » Tout au long de ses périples qui l’ont mené de l’Inde au Portugal en passant par l’Espagne ou le Maroc, un angle en particulier a rythmé ses séries photographiques : le paganisme.

VICE s’est entretenu avec lui pour comprendre un peu mieux les différents rites qu’il a immortalisés lors de ses voyages et de ses rencontres de vie.

VICE : Salut Yannick, pourquoi focaliser ton travail sur le paganisme ? Yannick Cormier : Ce qui m’intéresse, c’est cette partie de l’humanité qui a gardé des liens physiques et psychiques profonds avec la nature et le reste du vivant. Il y a aussi l’effort de graver sur la pierre certaines images ou symboles pour inciser, dirait-on, la réalité, jusqu’au point où, comme par transparence, on obtient autre chose que ce qu’on appelle communément la réalité. Il y a aussi la notion d’identités cachées et d’apparences projetées. Pour moi, le rituel est l’une des choses qui sauve l’humanité et la rend belle. Même si parfois la douleur est palpable, ça aide les gens à vivre dignement, à trouver un sens à leur vie et à se rapprocher de leur « vraie nature ». J’aime les gens dont le mode de vie consiste à mythifier le quotidien.

**Quelles pratiques t’ont le plus marqué ?
**Celles qui sont extrêmement intenses. Par exemple, le Karthigai deepam dans la ville de Tiruvannamalai, dans le sud de l’Inde, où un énorme chaudron contenant plusieurs tonnes de ghee est allumé à la nuit tombée, au sommet de la montagne sacrée. À ce moment-là, les dévots, par centaines de milliers, entrent collectivement en transe. Il y a aussi le festival Dassara à Kulasekharapattinam, également dans le sud de l’Inde. Des milliers d’hommes et de femmes se déguisent pour rejouer l’exploit de la déesse Durga tuant le démon à tête de buffle. Tout y est représenté : déesse, buffles et autres animaux – parfois étranges -, dieux, ascètes, cavaliers, jeunes filles tribales et démons de toutes sortes… Enfin, à Piornal en Espagne, il y a le rite de Jarramplas, où des navets sont jetés sur le bouc émissaire, nommé Jarramplas, pour exorciser le mal. Bien sûr, il y en a beaucoup d’autres.

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**Sur combien de temps s’étalent tes projets photo ?
**Pour ma série Dravidian Catharsis, j’ai passé 15 ans dans le sud de l’Inde, au Tamil Nadu, ce qui m’a permis de m’immerger profondément dans l’univers symbolique et mythologique du peuple tamoul. Pour Tierra Magica, j’ai fait de nombreux allers-retours de 2017 à 2020, entre la France, l’Espagne et le Portugal.

Dravidian Catharsis**, c’est une série qui se concentre essentiellement sur les peuples de langue dravidienne. Qu’est-ce qui fait la spécificité de cette culture ?
**Les langues dravidiennes subsistent essentiellement aujourd’hui dans le sud de l’Inde. Les principales sont le Tamoul, le Kanara, le Télugu et le Malayalam. L’Inde du sud a toujours revendiqué sa propre histoire. Au Tamil Nadu, les habitant·es sont convaincu·es d’être les descendant·es des premier·es occupant·es de l’Inde et la langue tamoule plurimillénaire reste un ciment culturel fort. Depuis l’antiquité, l’existence des Tamouls est axée sur leurs temples aux hautes tours ornées de sculptures délicates. Il y a aussi des cultes que l’on ne rencontre nulle part ailleurs, comme la vénération des dieux, déesses et héros des villages. Chaque année, il y a des fêtes dédiées aux divinités du village, à moins qu’elles ne soient organisées dans le but de détourner la communauté des calamités naturelles et des épidémies, ou des menaces d’origine humaine. On retrouve Ayyanar (gardien qui protège les villages), Koothandavar (dieu patron des personnes transgenres), Periyachi Amman (la protectrice des enfants, associée à l’accouchement et la grossesse) ou encore Mariamman (déesse de la fertilité, de la pluie et des maladies).

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**Dans la description de cette série on peut lire que « les hommes et les femmes en transe s’enfoncent dans les ténèbres en pleine lumière et que la psychologie individualiste laisse place à un grand corps commun qui vibre à l’unisson ». Tu peux nous parler de ces états, de cette trance ?
**C’est principalement pendant les rites shivaïtes ou shaktistes, que les dévot·es se rassemblent dans les lieux sacrés au son continu des percussions enivrantes, dans une intense ferveur, des transes et dévotions extrêmes. Les tamoul·es considèrent que les rivières, les montagnes, les animaux, les arbres, les plantes et aussi que certains aspects de l’être humain sont l’apparence d’êtres subtils – d’esprits, génies et dieux – qui les régissent et les habitent. C’est pourquoi certains animaux, arbres et autres lieux sont révérés comme sacrés. C’est à travers les rites, les danses extatiques, les symboles et les pratiques magiques que le contact est possible entre le monde naturel et les mondes des êtres subtils et des dieux. Il en va de même avec les sacrifices, dans l’épreuve du percement du corps ritualisé, porteurs de sens symboliques, qui fait accéder les membres du groupe à un autre état.

T’as aussi fait Pagan Poem**, au Maroc, c’est un projet qui est encore en cours, c’est ça ?
**Oui, il a démarré en 2021. L’été dernier, je suis allé au Maroc dans L’Anti-Atlas (une chaîne de montagnes au sud-ouest du Maroc, NDLR), pour l’un des chapitres du projet, sur les traces du Boujloud. C’est un culte de la fertilité d’origine païenne qui a lieu traditionnellement après la fête du sacrifice du mouton, l’Aid-El-Kébir, et il est ponctué par des mascarades, dans lesquelles de jeunes hommes se vêtent de peaux de caprins sacrifiés. Après un an et demi de ce projet de Pagan Poem, plusieurs chapitres ont été achevés : l’ile de la Réunion, les rites carnavalesques au Nord-Ouest de l’Espagne et au Portugal, les sites mégalithiques en Turquie comme par exemple Göbekli Tepe… La prochaine étape c’est l’Indonésie.

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**Y’a une ligne directrice à ce projet, pour l’avoir découpé en chapitres ?
**Ce projet s’intéresse à la nature, aux identités symboliques, à la mythologie, aux cérémonies religieuses, à l’animisme, aux sites mégalithiques, aux rites funéraires, à l’univers chamanique et autres exorcistes à travers une série d’essais photographiques sur des pratiques anciennes qui ont survécu en se réinventant sur quatre continents : l’Europe, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine.

**Les masques sont un élément central prédominant de votre œuvre, c’en est de même pour les cultures païennes ?
**Depuis la première mascarade que j’ai photographiée en Inde en 2011, je n’ai jamais cessé de m’intéresser aux masques. Le masque des esprits fait toujours partie des traditions sacrées des cultures païennes et polythéistes. Partout, le masque rituel est un instrument de transformation et d’incarnation du sacré. Porter le masque induit une présence, c’est invoquer les pouvoirs de l’Autre Monde, le masque exprime de façon directe et tangible la présence des esprits ou des dieux. Les masques exercent aussi une influence étrange sur l’imagination, ils évoquent et rendent visibles les dieux païens, les fées, les démons et resserrent les frontières entre les mondes. Il y a là quelque chose qui me fascine de manière esthétique et sensible.

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Tierra Magica se focalise sur des traditions plus proches de nous géographiquement ?Tierra Magica aborde les rites carnavalesques et les mascarades du nord-ouest de l’Espagne et du Portugal. Partout, les mascarades rurales et les carnavals renaissent et se réinventent, elles cherchent à renouer avec des rites très anciens ou inspirés de formes venues de très loin. Un des symboles du carnaval qui m’intéresse c’est l’omniprésence de diverses formes, animales ou végétales. Poilus, feuillus ou de paille, l’homme sauvage apparaît comme un élément essentiel, chargé de conduire les âmes errantes vers l’autre monde. Il y a aussi une sorte de catharsis populaire, à régénérer la communauté, à l’aider à surmonter sa peur des épreuves qui l’attendent, pour stimuler le renouveau de la vie.

**Dans tes photos, c’est intéressant de retrouver la même esthétique et le même mysticisme dans la culture païenne européenne que dans les séries précédemment citées.
**Si je vais dans certains endroits à un certain moment, c’est parce que je sais d’avance que le symbole activé par le rituel m’intéresse et me parle. Et que c’est dans ces moments que je vais trouver mes images. C’est là que l’œuvre se crée, c’est l’articulation de l’ensemble qui doit faire sens.

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