« Papa, tu sais quels sont les points communs entre la guerre d’Algérie et l’alcool ? J’en ai trouvé trois : le silence, le tabou, et la honte. » Ce sont les mots prononcés par la vidéaste, comédienne et performeuse franco-algérienne Yasmine Yahiatene, lors de son seule-en-scène La Fracture.
Sur les sons du chanteur kabyle Idir et du rappeur Soolking, Yasmine raconte l’histoire de son père, son alcoolisme, mais aussi leur amour pour le foot et Zidane, le tout sur une trame de tabous laissés par la guerre d’Algérie.
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C’est la deuxième fois que j’assiste à sa performance, cette fois dans le cadre du festival Voix de Femmes à Liège. Après le spectacle, je lui ai posé quelques questions sur scène.
En tant que Belgo-Algérienne, je me reconnais clairement dans la pièce de Yasmine. L’intonation des membres de sa famille dans ses vidéos, les musiques, l’euphorie suite aux deux buts de Zidane contre le Brésil lors de la Coupe du monde 98, mais aussi le père qui ne communique pas… Tout m’est familier. Je me souviens me dire, après avoir vu sa pièce pour la première fois : « En fait, on est tou·tes les mêmes ; tou·tes aussi paumé·es. »
Et en y réfléchissant, il y a une part de vérité là-dedans. Dans le sens où nos parents, grands-parents et arrières grand-parents, ayant vécu la colonisation et la guerre d’Algérie, partagent quelques points communs, principalement des traumas.
Pour Yasmine, le processus de création de ce spectacle a non seulement été un travail de guérison car il lui a permis d’aborder des sujets tabous, comme l’alcoolisme de son père, mais aussi un travail de décolonisation et de reconnexion à ses origines.
« Ma relation avec l’Algérie est inexistante, à part ma gueule, mon prénom et nom de famille, dit Yasmine. Ce spectacle m’a permis de reconnecter avec cette partie de moi. Ça passe par le fait de comprendre que je ne suis pas blanche, blonde aux yeux bleus. C’est tout nouveau ! »
Pour beaucoup de personnes racisées évoluant dans une société blanche, prendre conscience de son ethnie n’est pas inné ; on se rend compte qu’on est racisé·e lorsqu’une personne ou une situation fait l’effet d’un miroir et nous fait réaliser que non, on n’est pas blanc·he. Yasmine se souvient de ce moment : « C’était en cherchant un appartement et en envoyant le même mail qu’un pote signé avec des noms différents, et voir qu’il avait des réponses et moi pas. Voilà. C’est un exemple assez fréquent malheureusement », explique-t-elle.
Cette réalisation est le début d’un tas de questionnements pour Yasmine, dont celui de la décolonisation, non pas physique d’un État, mais plutôt de son esprit. « Je crois que comme pour le patriarcat, la décolonisation c’est quelque chose qui se travaille. Racisé·e, ou pas racisé·e ; on est né·e avec l’idée en Europe que c’est cette façon-là de faire et pas une autre. Et plus on avance, plus y’a des penseur·ses et artistes qui nous disent que c’est pas obligatoirement ça. »
Cette déconstruction a pris de la place dans son art au fur et à mesure qu’elle en prenait dans sa vie. « C’est en tournant le spectacle, en discutant avec l’équipe et en rencontrant d’autres personnes que je prends conscience que je me décolonise un peu plus tous les jours. Mais c’est une gymnastique. C’est pas inné. »
En découlent d’autres prises de conscience, comme celle de l’intégration, voire l’assimilation, que ses parents immigré·es ont dû s’imposer pour être accepté·es en Europe. « C’est l’intégration maximale, l’intégration absolue sous couvert de tout. C’est laisser tomber une part de soi pour s’intégrer au pays dominant. C’est ça qu’on – et que je – questionne aujourd’hui. »
Cette intégration a des conséquences sur les personnes qui la subissent – la génération de nos parents ou grands-parents –, mais aussi sur leur descendance, comme Yasmine, moi et tant d’autres. « C’est pas pour rien que je parle pas l’arabe et que je parle très bien le français », remet Yasmine. Et de fait, dans son livre L’arabe pour tous – Pourquoi ma langue est taboue en France, l’auteur et journaliste Nabil Wakim explique en long et en large pourquoi l’arabe est si peu transmis à la seconde génération issue de l’immigration en comparaison à d’autres langues, moins stigmatisées. Encore une fois, l’islamophobie et le racisme n’y sont pas pour rien.
Dans son livre, Nabil Wakim parle aussi du sentiment de honte qu’il ressent parce qu’il ne parle pas sa langue et ne pourra pas la transmettre à ses enfants. Mais avec sa pièce, Yasmine se réapproprie et revendique ce non-héritage, cette non-transmission. « Se réapproprier cette part de nous qui nous a été volée par la colonisation, sans se sentir mal de ne pas connaître d’où on vient, je pense que c’est important, dit-elle. Et cet endroit de non-connaissance de soi a le droit d’exister. On est nombreux·ses dans ce cas, blindé. » Selon Yasmine, il ne s’agit pas uniquement de se documenter, mais de s’écouter. « J’y connais rien en histoire, en dates et en faits ; je regarde les mêmes docus que vous. Moi, j’agis avec mes tripes plutôt qu’avec ma tête. »
Durant la pièce, Yasmine pose des questions : « Pourquoi grand-mère elle a des tatoos dans le visage ? Pourquoi je parle pas l’arabe ? Pourquoi tu me racontes pas ce qui s’est passé en Algérie ? Pourquoi je peux pas m’arrêter quand je bois ? »
Ces questions témoignent du silence de son père, des traumas familiaux dont on ne parle pas. « On a décidé de travailler sur la transmission des traumatismes, explique Yasmine. Ça passe dans ma famille par le silence, la guerre que mes deux parents ont vécue et l’exil. Ça passe aussi par des maladies taboues comme l’alcoolisme. » Cette question des traumas transgénérationnels est d’autant plus pertinente pour Yasmine, puisqu’elle a à peu près l’âge que son père avait quand elle est née. « Je questionne mon rapport [à l’alcool] et comment ne pas reproduire les mêmes erreurs. Prendre le problème et essayer de le régler, ou en tout cas d’en faire quelque chose de moins tabou. L’amener sur une scène de théâtre, c’est un premier pas. Ça permet aux gens d’en discuter entre eux après, ou pas. »
Le football occupe une place importante dans La Fracture. Quand on entre dans la salle, Yasmine, vêtue d’un maillot bleu – le numéro 10, bien sûr –, dessine un terrain de foot au sol. « J’ai beaucoup joué au football enfant », précise Yasmine. Ensuite, la pièce débute avec les images des deux buts de Zidane lors de la Coupe du monde 98, des images qui ont clairement marqué la diaspora algérienne. « J’habitais dans le sud de la France à l’époque, on devait être deux Arabes dans cette école, poursuit-elle. Je pense qu’on est vraiment arrivé·es tou·tes les deux le torse bombé à crever en mode : “Ouais, ouais, Zidane quoi !” C’était un moment hyper fort pour nous, et pour toute une communauté. »
À ce moment-là, elle ne s’en rendait pas compte, mais en y repensant, elle réalise que c’était une équipe très connotée. « C’était l’époque “black, blanc, beur”, bla-bla-bla. » Un phénomène que le sociologue de sport Michel Caillat a très bien résumé : « Après l’hystérie collective du 12 juillet, la presse dans son ensemble et un grand nombre d’intellectuels saluent sans mesure la victoire de l’équipe black-blanc-beur, l’intégration réussie et la nation reconciliée. » Selon lui, cet engouement et cette mise en avant de la « diversité » était en réalité plutôt mauvais signe, cette victoire ayant été ultra-célébrée dans l’objectif de faire face à la montée de l’extrême droite. Ou comment on tente de résoudre par le sport et la symbolique ce que le champ du politique et du social est incapable de faire.
Selon Yasmine, Zidane aussi a payé le prix de l’intégration. Quand on y pense, le simple fait qu’il porte le maillot français mais rende les Algérien·nes si fier·es, est déroutant. « Zidane, quand il marque, il marque pour la France, et nous, on est content·es qu’il soit français. »
Le succès de Zidane auprès des Français·es sera d’ailleurs remis en question suite à son fameux coup de boule sur Marco Materazzi lors de la finale de la Coupe du monde 2006. Là, le mythe zidanien et la beauté de la diversité ont pris un coup. « C’est un peu tout le problème du “bon” arabe et du “mauvais” arabe », dit Yasmine.
Au-delà de sa propre déconstruction et de celle de son public, La Fracture a rendu sa famille fière, et lui a permis de panser un peu ses plaies. « Beaucoup de monde de ma famille l’a vue et ce qui s’est passé a été assez beau, dit-elle. Dans ces familles-là on ne parle pas, et ça a permis de sortir des trucs un peu nécrosés sans parler. » Sa mère, ses tantes et sa grand-mère sont reparties en Algérie l’année dernière pour la première fois depuis 40 ans. « Elles sont retournées dans leur village, où ma mère est née, c’était chouette de vivre ça à distance, explique Yasmine. J’aime bien de me raconter que c’est grâce au spectacle aussi qu’elles ont réussi à le faire. »
J’ai assisté à la performance de Yasmine le 18 octobre, alors que Gaza était déjà sous les bombes d’Israël. Dans ce contexte, Yasmine et son équipe ont décidé de rédiger un texte que Yasmine a lu à la fin du spectacle, faisant le pont entre la guerre d’Algérie et la Palestine, et rappelant que ce spectacle est « profondément anticolonialiste, et nous condamnons et condamnerons toute forme de colonisation passée, présente, future. »
L’histoire se répète. La colonisation de la Palestine aussi, qu’elle connaisse ou non un jour une fin, laissera des traces profondes sur des générations et des générations.