Vive (Pierre) La Police !

FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

Vive (Pierre) La Police !

À l’occasion de la sortie du volume 2 des « Praticiens de l’infernal », l’anonyme le plus célèbre de l’art graphique hexagonal a accepté de répondre à quelques questions.

« Pendant le vernissage [de mon exposition] j'étais à des centaines de kilomètres de là en train de jouer avec mes teckels. » Voilà ce qu'a déclaré Pierre La Police à Gonzaï il y a peu, comme pour souligner une nouvelle fois que seule son œuvre compte à ses yeux. Point de mondanités ou de serrages de paluches pour un type qui aura passé sa vie à fuir les médias et les cocktails huppés – dans lesquels il est désormais convié, comme tout un tas de dessinateurs qui, il y a 20 ans, étaient méprisés par les hautes sphères de l'art contemporain.

Publicité

Changement de mentalité pour certains, donc, mais pas pour Pierre La Police, qui poursuit sa mission messianique de propager l'art absurde aux quatre coins du globe terrestre. Aujourd'hui, c'est par la sortie du volume 2 des Praticiens de l'infernal aux éditions Cornélius qu'il livre au monde une nouvelle salve de personnages monstrueux, de remarques bizarroïdes et de scénarios entremêlés.

Alors que le musée des Tapisseries (!) d'Aix-en-Provence lui consacre une exposition jusqu'au 20 mai 2017, on en a profité pour lui envoyer quelques questions par mail – anonymat oblige – afin d'en savoir plus sur sa vie (un peu), et son œuvre (surtout). Petit supplément : vous trouverez à la toute fin de l'interview les premières planches des Praticiens, un bouquin que vous ne manquerez pas d'acheter chez votre libraire de quartier.

Planche tirée du volume 2 des "Praticiens de l'infernal". © Pierre La Police / Cornélius 2017

VICE : La tradition veut que l'on commence une interview en votre compagnie par l'évocation de votre anonymat. N'en avez-vous pas marre de répondre toujours à la même question ?
Pierre La Police : C'est une question qui revient souvent en effet. J'ai choisi de laisser parler mon travail pour ce qu'il est, sans mettre ma personne en avant. La reconnaissance me suffit.

Nous vivons dans une société gourmande de personnalités et de têtes, mais je ne suis simplement pas le bon client pour cela et je ne souhaite pas cultiver de mystère à ce propos. Je peux comprendre la curiosité de certains mais il n'y a rien à trouver à cet endroit, sinon le reflet de sa propre imagination. Quand on y réfléchit, le choix de l'anonymat n'a rien d'extravagant. C'est au contraire la recherche de la célébrité qui est étonnante.

Publicité

De même, on évoque toujours la dimension absurde de votre œuvre, bien réelle. De Magritte à Antoine Marchalot, de Topor à Quentin Dupieux en passant par Baxter, l'absurde a marqué le XXe et le XXIe siècle. N'est-il pas devenu une sorte de « passage obligé » ?
C'est une tentation légitime que de torpiller le sens par moments. Ce n'est pas quelque chose que j'ai développé avec la visée de conquérir un public.

Si une certaine forme d'humour absurde trouve aujourd'hui un bon accueil, cela s'est fait au fil du temps. À mes débuts, c'était encore une voie hasardeuse. J'ai eu la chance d'avoir toujours été entouré d'amis qui partageaient le même goût que moi pour des jeux absurdes et un humour bizarre. J'ai poussé cette forme de connerie jusque dans mon travail, en premier lieu parce que c'est ce qui me fait rire.

Depuis la première publication des Praticiens de l'infernal en 1993 jusqu'à aujourd'hui, votre dessin a énormément évolué. Pourquoi avoir choisi d'évoquer malgré tout les mêmes personnages ? De plus, pourquoi avez-vous voulu publier une édition « en dur » du volume 2, après sa publication numérique l'année dernière ? 
Avec Les Praticiens de l'Infernal, j'ai trouvé le véhicule idéal pour dérouler certaines de mes idées, et il est normal que je sois tenté de rouler avec. La série peut englober un champ infini de possibilités. Tout peut arriver y compris des situations mettant en scène des personnes vêtues de shorts tyroliens.

Publicité

C'est l'apparition des premiers smartphones qui m'a donné envie de remettre en selle Fongor et les frères Thémistecle car le format se prêtait idéalement à ce que j'avais imaginé au moment de leur création. Écrire de nouvelles histoires et redessiner ces personnages était aussi une façon de mesurer le chemin parcouru depuis leurs débuts et les miens.

Les deux volumes parus depuis sont sortis d'abord au format numérique puis en édition papier. À mon sens, ces deux supports se complètent plus qu'ils ne s'excluent.

Je comprends. Sinon, on parle souvent de votre amour de la déformation des mots. Pour ma part, j'aimerais savoir comment vous arrivez à traduire cela lorsque vous publiez vos œuvres à l'étranger ? Je crois savoir que vous êtes assez connu au Japon, par exemple : comment peut-on traduire « Les gémels sursoient de proroger l'opprobre des frères Eléphant par forclusion », en japonais ?
S'il m'arrive de travailler spécifiquement pour un pays étranger, je me passe du texte ou alors j'en propose un dans la langue du pays en question pour peu que je la connaisse.

Pour le moment, les seules traductions parues de mes ouvrages sont en anglais et en espagnol. Je ne devrais pas parler de traduction pour la version anglaise car il s'agit d'une réécriture créative, on parle alors de transcréation. C'est Thomas Valère qui a ainsi traduit les deux volumes des Praticiens de l'Infernal – ce traducteur simultané, expert en jargons dans de nombreux domaines allant du droit notarial aux édulcorants alimentaires, travaille de concert avec moi.

Publicité

Il arrive que certaines vignettes en anglais soient plus drôles qu'en français. La phrase que vous citez a été traduite dans la version anglaise par : « The gemels henceforth foreclose opprobrium debarment on the elephant brothers. »

Aux Inrocks, vous déclariez que deux universitaires américains étaient en train de rédiger une somme au sujet des mécanismes linguistiques à l'œuvre dans votre œuvre. Vous en savez plus ?
Fabrice Leroy et Livio Belloi, chercheurs et professeurs d'université en Louisiane et en Belgique, écrivent sur mon travail depuis une dizaine d'années. Des articles sont parus dans des revues américaines et bientôt dans la Revue des Sciences Humaines. Un essai critique rassemblant la somme de leurs recherches est prévu pour 2018 chez Serious Publishing.

Il y a dans leurs écrits un décalage très intéressant entre l'analyse linguistique et le vocabulaire savant par lequel elle s'exprime et le sujet de leur étude, dont la caractéristique première est la malfaçon et la défaillance tant sur le plan de la syntaxe que sur celui de l'exécution. On se situe là dans une approche inédite et d'une grande étrangeté.

Planche tirée du volume 2 des "Praticiens de l'infernal". © Pierre La Police / Cornélius 2017

Séries B, films de genre, savants fous : d'où vous viennent vos idées de scénarios, et notamment celles ayant donné naissance au volume 2 des Praticiens ? J'y ai décelé du Frankenstein, de L'Évadé d'Alcatraz, du buddy movie, un flash à la Men In Black, des modifications corporelles à la Cronenberg, etc. 
On peut citer également L'Invasion des Profanateurs dans sa version de 1978. Pendant l'écriture du scénario, je n'ai pas pensé aux références que vous citez bien qu'elles me soient familières. À force d'infuser dans ma mémoire, certaines images fortes peuvent ressurgir dans mes scénarios de façon inconsciente. Le plus souvent, je pars de catalogues de mots et d'images que j'ai constitués au fil du temps. À partir de ce matériel, mon idée est de bricoler des tours de magie – mais en dessin.

Publicité

Aujourd'hui, vous êtes régulièrement invité dans des musées, galeries, etc. De plus en plus de dessinateurs accèdent à la reconnaissance institutionnelle et publique. Quel regard portez-vous là-dessus ?
En leur temps, les planches de Winsor McKay ou Roy Crane, pour ne citer qu'eux, étaient peu considérées et jonchaient le sol des imprimeries – avant d'être parfois jetées à la poubelle. Ces œuvres sont aujourd'hui considérées comme des pièces de musée de grande valeur.

Le regard critique porté sur l'histoire de l'art tend à englober ce qui en était hier à la périphérie. Certaines frontières tendent à s'estomper et le champ de l'art s'en trouve enrichi. Au même titre, il y a un regard plus ouvert porté sur le travail des artistes. C'est ce qui me permet d'être compris lorsque je suis invité à montrer mon travail dans des lieux d'art contemporain.

Pour finir sur une note anecdotique : l'un de mes collègues est un fan absolu de chiens – des bêtes auxquelles vous avez consacré Nos meilleurs amis et l'acte interdit. Qu'est-ce qui attire autant les gens chez cet animal, à votre avis ?
On sait aujourd'hui qu'il existait durant la période de l'Éocène des pingouins carnivores de plus de douze mètres de haut. Ces derniers ont échoué là où les chiens ont réussi : on ne trouve aucun selfie où ils apparaissent affublés de lunettes de soleil et de perruques. Vous savez, mis à part certains échidnés de Tasmanie, il n'y a pas de meilleur ami qu'un chien. Ce sont des êtres aimants et sans faux-semblants.

Publicité

La science a prouvé que les animaux ressentent les choses comme nous. Ils sont capables de compassion, d'entraide désintéressée, ne veulent pas mourir. Certains ont même des rites funéraires. Cette proximité crée forcément une empathie. Les chiens sont un reflet poilu et mignon de nous-mêmes, en moins méchants.

C'est noté. Merci beaucoup, Pierre La Police.

Voici l'ouverture des « Praticiens de l'infernal, volume 2 » : 

Planches tirées du volume 2 des "Praticiens de l'infernal". © Pierre La Police / Cornélius 2017

Le volume 2 des « Praticiens de l'infernal» est disponible en librairie.

Pierre La Police a son propre site officiel.

Romain est sur Twitter.