Qui êtes-vous, les admirateurs de Sophie Calle ?
Toutes les photos sont de l'auteure.

FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

Qui êtes-vous, les admirateurs de Sophie Calle ?

On est allés rencontrer ceux qui attendaient un autographe de l’artiste française, vendredi dernier au Centre Pompidou.

Il est un peu moins de 19h, dans la librairie Flammarion du Centre Pompidou, à Paris. En ce vendredi 4 novembre, une queue zigzague entre les rayons de livres et de papeterie. Le dernier catalogue raisonné de Sophie Calle trône en bonne place. C'est à l'occasion de la publication d'Ainsi de suite, aux éditions Xavier Barral, que l'artiste est présente, pour une séance de dédicaces.

L'œuvre de Calle a la particularité d'avoir pour matière première la vie de l'artiste, son intimité, faisant du narcissisme un terrain de jeu dans lequel se projette le public. Le rapport à l'autre est au cœur de sa démarche — que ce soit lorsqu'elle suit des inconnus dans les rues de Paris à la fin des années 70, qu'elle en invite d'autres dans son lit en 1979, 2002 ou 2013, ou quand elle « expose » ses relations amoureuses ou familiales. « C'est une œuvre universelle. Tout le monde peut s'y retrouver, y être sensible », dira Daniel Buren, qui a mis en scène Prenez soin de vous en 2008.

Publicité

Calle ne laisse pas indifférent. Elle agace certains, en bouleversent d'autres. Nous avons cherché du côté de cette deuxième catégorie, en allant à la rencontre de ceux qui patientaient sagement vendredi pour pouvoir échanger quelques mots avec l'artiste ou juste repartir avec un de ses ouvrages décoré de sa signature.

« S'il n'y avait pas eu Sophie Calle, je n'aurais peut-être eu mes enfants »

M'approchant de la fin de la queue, j'aborde Marc, 55 ans et journaliste. Disant être venu juste pour la voir et se faire dédicacer son dernier catalogue, il me raconte avoir découvert Calle il y a une vingtaine d'années, en tombant par hasard sur un des bouquins à Arles. « Je me souviens que c'était un petit livre mais je ne me rappelle plus lequel exactement. Les textes et les photos m'avaient en tous cas beaucoup parlé — l'honnêteté du discours et la beauté des images. Je me souviens d'une en particulier : un homme est en train d'uriner et une femme lui tient le sexe [Il s'agit de Le Mari, Le Divorce dans Histoires vraies, ndlr]. J'ai trouvé ça incroyablement intime. » C'est cet aspect de l'œuvre de Calle que Marc dit d'ailleurs aimer. Il me confie avec un sourire : « Quand j'ai rencontré ma femme, je me suis rendu compte qu'on partageait le même intérêt. Alors, s'il n'y avait pas eu Sophie Calle, je n'aurais peut-être eu mes enfants. » Avant de le laisser, je lui demande ce qu'il va demander pour sa dédicace. « Je ne sais pas encore, je me demande si je le fais dédicacer à mon nom ou à celui de ma meuf. »

Publicité

« Je suis venue lui remettre une lettre manuscrite »

Calle est arrivée, les dédicaces ont commencé. Je croise deux femmes qui en reviennent juste, elles-mêmes artistes : Camille Moravia, 40 ans, et Deborah de Robertis, 32 ans. La première tient un téléphone dans une main, elle me dit être venue pour filmer Calle, dans le cadre d'un projet. Elle me demande au passage si j'accepte d'en faire partie. J'accepte, en échange de son témoignage sur sa rencontre avec Calle. « Je suis venue lui remettre une lettre manuscrite », dit-elle mystérieuse. « Je lui en déjà remis plusieurs mais je n'ai pas eu de réponse. » Quand je lui demande ce que représente cette artiste pour elle, Moravia me dit qu'elle a « les deux tiers de ses bouquins — enfin, ceux qui sont à moins de 80 balles » mais qu'elle ne l'intéresse pas forcément. « En tant que femme, je trouve qu'il manque un parti pris féministe dans son œuvre. Et c'est dommage. » Une position que partage de Robertis, qui travaille sur « le point du vue du modèle féminin » et qui est notamment connue pour avoir montré son sexe sous celui de L'Origine du monde de Gustave Courbet au Musée d'Orsay en 2014. Elle dit être venue aujourd'hui simplement accompagner Moravia.

« Je l'ai trouvée très apaisante »

Ma prochaine rencontre est moins fructueuse. La jeune femme que j'interroge me dit, presque en s'excusant, qu'elle n'est là que pour faire dédicacer un livre pour une amie, absente de la capitale. Elle ne sera apparemment pas la seule à rendre ce service ce jour-là. Elle ajoute que c'est tout de même pour elle l'occasion de découvrir le travail de Calle et qu'elle est très intéressée par son rapport à l'intime. Après sa rencontre, je lui demande ce qu'elle a pensé de l'artiste : elle me dit l'avoir simplement trouvé « très apaisante ». Quelques minutes plus tard, je recroise Marc, qui me montre sa dédicace. « Finalement, elle a écrit mon nom et celui de ma copine. C'est marrant parce qu'elle a tracé une ligne entre les deux, comme ça on pourra garder chacun un bout de la dédicace si on se sépare. »

Publicité

« J'ai vu sur Facebook cette possibilité de la rencontrer, j'ai trouvé ça émouvant »

Avant de venir, je me demandais à quoi pouvait bien ressembler les admirateurs de Sophie Calle. Avec cette histoire d'empathie, j'avoue m'être attendue à un public largement féminin, pas forcément jeune. Je m'étais trompée. Il y avait un peu de tout ce soir-là, à peu près autant d'hommes que de femmes, des jeunes, des moins jeunes, des gens qui viennent tout juste de la découvrir, d'autres qui la suivent depuis longtemps. Tous ceux que j'ai rencontrés voyaient en tous cas Calle pour la première fois. C'est aussi le cas de Pascal, 53 ans, responsable commercial, qui l'a découverte il y a vingt ans avec Histoires vraies. « Je suis venu car j'aime beaucoup son travail et j'ai vu sur Facebook cette possibilité de la rencontrer, j'ai trouvé ça émouvant ». Il dit que cette artiste et son travail génère en lui des émotions. « Prenez soin de vous m'a beaucoup ému, sans doute car à l'époque je vivais une rupture similaire », analyse-t-il. « On peut dire que je suis un "fan", j'ai presque tous ses livres. Mais je n'ai pas eu l'occasion d'assister à ses performances. » Pascal dit être très content de sa rencontre. « Elle est simple, souriante. Je l'ai juste remercié de se prêter au jeu de si bon cœur. »

« Cette meuf est folle »

Mes dernières interlocutrices sont venues ensemble. Aurélie, 35 ans, fait du conseil en entreprise et de la création de bijoux ; Noémie, 34 ans, est consultante en informatique. La première a fait connaissance avec le travail de Calle il y a moins d'un an, en tombant sur Prenez soin de vous dans la bibliothèque d'une amie. Intriguée, elle a découvert, grâce à des recherches sur Internet, une personnalité décalée qu'il l'a immédiatement fascinée et dans laquelle elle dit se retrouver. « Au delà du concept, c'est le fait de le réaliser jusqu'au bout, et que les gens s'impliquent, qui est dingue ! Cette meuf est folle », dit Aurélie avec passion. « C'était mon anniversaire il y a quelques jours, et là, le livre sort. Je me le suis acheté et je suis donc venue me le faire dédicacer. J'en ai profité pour en acheter un autre exemplaire pour une amie. » Toutes les œuvres de Calle ne lui parlent pas, précise-t-elle. Parmi celles qui l'ont marquée : Le Téléphone, une cabine téléphonique en forme de fleur, installée sur le pont Garigliano à Paris en 2006, destinée à recevoir uniquement des appels de l'artiste. Mais surtout Prenez soin de vous. À ce moment de la conversation, Aurélie se tait subitement, les larmes aux yeux.

Publicité

Embarrassée pour son amie, Noémie prend alors la parole et m'explique avoir pour sa part récemment découvert Calle grâce à elle, recevant un de ses livres en cadeau. « Je pense que les émotions projetées dans l'art peuvent être vécues comme le reflet d'une vie qu'on aimerait avoir. L'esprit artistique peut correspondre à un moment de sa vie. » Aurélie, qui a entre-temps repris ses émotions, acquiesce : « C'était un moment de ma vie où je devais prendre soin de moi. » Je lui demande si cette rencontre aujourd'hui est donc importante pour elle. « Oui, je tenais à lui dire merci. Même si j'étais incapable de lui parler, j'étais complètement intimidée ! Calle pour moi, c'est une vraie rencontre émotionnelle. » Et de conclure : « Quand on se sent différent, ça peut trouver un écho — le droit d'oser. »

La file est désormais vide. Sophie Calle reste encore un peu, si des retardataires venaient à se présenter. J'en profite pour lui parler de mon projet d'article et lui demande si ça lui plaît, ces séances de dédicaces. « Ça ne me dérange pas. Mais je n'en fais pas souvent, c'est terrible quand il n'y a personne », me dit-elle doucement. Est-ce qu'elle a reconnu des habitués dans la file ? Elle me répond ne pas avoir bonne mémoire. Elle ouvre alors son sac à main et me montre les présents que des gens lui ont fait ce soir. Je devine la lettre de Camille Moravia. Calle feuillette un joli carnet rose rempli d'une fine écriture. « Cette personne a mis du sien là-dedans, ce n'est pas rien quand même. »

À défaut d'avoir une dédicace, vous pouvez vous procurer le catalogue Ainsi de suite sur le site des éditions Xavier Barral. Pour en apprendre plus sur Sophie Calle, allez faire un tour sur le site de la galerie Perrotin, qui la représente.

Quand elle n'est pas fourrée au Centre Pompidou, Marie est sur Twitter.