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Sports

L'histoire secrète des premiers grimpeurs de l'Himalaya

On revit l'époque des premiers exploits au-dessus de la barre des 8000 mètres, entre nationalisme exacerbé, querelles intestines et défonce en haute altitude.

Cet article a été initialement publié le 27 septembre 2016. Il vous est présenté par Canal +, dans le cadre de la diffusion du film Meru le mardi 14 décembre à 20H50.

L'histoire commence le 3 juin 1950. Ce jour-là, deux êtres humains congelés et proches de l'épuisement plantent le drapeau français au sommet de l'Annapurna, 8091 mètres de roche, de neige, de glace et de pièges incessants. Ces deux silhouettes qui se découpent sur la crête quelque part au Népal appartiennent à Maurice Herzog et Louis Lachenal, deux légendes de la montagne. Car ce 3 juin restera dans l'histoire de la discipline. C'est la première fois que deux grimpeurs parviennent au sommet d'un "8 000", au prix de longues semaines de reconnaissance et d'efforts.

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Malgré le manque d'oxygène et la température, les deux hommes prennent le temps de brandir un drapeau français au bout de leur piolet, puis se photographient pour immortaliser l'exploit. Herzog prend la pose et Lachenal déclenche. La photo est nette. Elle fera le tour du monde. La photo de Lachenal prise par Herzog, elle, est floue. Elle sombrera dans l'oubli. De ces deux alpinistes chevronnés, seul Herzog reste aujourd'hui associé à cette première victoire sur les "8 000" dans la mémoire collective.

Réussi ou non, le cliché de Lachenal n'était de toute façon pas programmé pour passer à la postérité. Car pour incarner l'exploit, il faut choisir un seul visage, une égérie. Quitte à évincer l'autre. Entre 1950 et 1964, chaque "première" sur un sommet himalayen se conclut par un rituel immuable, que l'expédition soit française, italienne, anglaise ou américaine. Le chef désigné pose seul, selon les codes de l'héroïsme d'altitude : le visage émacié, la barbe blanchie par le gel et le drapeau claquant au vent accroché au manche de son piolet, il devient la preuve vivante que le sommet a bien été gravi.

Louis Lachenal lors de son retour en France. Photo via

Sur le cliché, le sourire se rapproche d'un rictus de souffrance. Il faut montrer à quel point l'ascension a été difficile, tout en rappelant qu'elle s'est faite dans la joie et la bonne humeur, avec des compagnons de cordée devenus des "frères" après avoir bravé tant de dangers. Autrement dit, la communication autour de ces exploits était huilée et maîtrisée. Et parfois bien éloignée de la vérité.

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L'expédition Herzog reste le meilleur exemple de ce "storytelling" avant l'heure. Comme l'explique bien David Roberts, écrivain spécialiste de la montagne et lui-même grimpeur chevronné, dans une enquête sur cette première ascension baptisée "Annapurna, une affaire de cordée", l'expédition est minutieusement préparée par le Comité de l'Himalaya de la Fédération française de montagne. A sa tête, le saint-patron de l'alpinisme français de l'époque, Lucien Devies, personnage réputé aussi truculent que despotique. Et également prévoyant : au moment d'embarquer dans l'avion, il oblige les huit membres de l'expédition qui accompagnaient Herzog à signer un contrat leur interdisant de publier quoi que ce soit sur leur tentative himalayenne pendant cinq ans.

La logique est la même côté médias, puisque la fédé octroie à Paris-Match l'exclusivité. Une opération juteuse pour le magazine, qui explose son record de vente en publiant photos et récit de l'expédition dans son numéro du 19 août 1950. Les lecteurs érigent rapidement Herzog en héros, fasciné par ces clichés venus du toit du monde. Mais à trop s'attarder sur la photo, le grand public en oublie le hors-champ, la coulisse de l'exploit.

Difficile de leur en vouloir puisque pendant de longues années, il est impossible d'en savoir plus sur les dessous de l'aventure. La seule personne à avoir écrit sur le sujet, outre les journalistes de Paris-Match, n'est autre que Maurice Herzog lui-même. De retour du Népal, Herzog, épuisé, passe de longs mois à l'hôpital de Neuilly. Lors de l'ascension, il a souffert de graves gelures aux mains et aux pieds, qui lui ont valu l'amputation de tous ses doigts et orteils. Depuis son lit, il dicte le récit de l'ascension qu'il baptise "Annapurna, premier 8000". Une version officielle de l'exploit, devenue le plus grand best-seller de la littérature de montagne avec 11 millions d'exemplaires vendus dans le monde entier.

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Tout au long de ces pages, Maurice Herzog présente l'expédition comme une odyssée merveilleuse, où les souffrances physiques endurées sont atténuées par l'esprit de camaraderie qui règne au sein de la cordée et par la haute conscience de chacun d'accomplir une mission qui dépasse le simple cadre sportif. Et sans remettre en cause l'indéniable talent et la grande bravoure dont il fît preuve sur les pentes de l'Annapurna, il profite de l'occasion pour se tresser lui-même sa couronne de lauriers avec l'aide de l'incontournable Lucien Devies, qui signe la préface. Toute aussi flatteuse pour Herzog, évidemment : « La victoire de l'équipe fut aussi et surtout celle de son chef. (…) Payant de sa personne, se réservant les tâches les plus pénibles, tirant son autorité de l'exemple, toujours à l'avant, Maurice Herzog fit la victoire », écrit-il en préambule.

Après l'expédition, Maurice Herzog a souffert de graves gelures aux mains et aux pieds.

Gaulliste convaincu, futur ministre des Sports du général, maire de Chamonix et nommé dans toutes sortes de conseils d'administration, Maurice Herzog a lancé sa carrière d'homme public sur les flancs de l'Annapurna. Rien d'étonnant à cela, tant ces premières grandes expéditions himalayennes furent parfois conçues comme des vitrines pour gouvernements en quête d'un peu de fierté nationaliste. L'expédition de 1950 vers l'Annapurna doit redorer le blason d'une jeunesse française encore marquée par la débâcle de 40.

Une vision défendue par Lucien Devies, mais pas partagée par "l'autre" vainqueur du premier 8000, Louis Lachenal, le compagnon oublié d'Herzog au sommet de l'Annapurna, pacifiste et critique acerbe du chauvinisme ambiant de l'époque. Dans ses Carnets du Vertige parus en 1996, il écrit, après l'amputation des orteils que lui a valu cette ascension: « Si je devais y laisser mes pieds, l'Annapurna, je m'en moquais. Je ne devais pas mes pieds à la jeunesse française. » Tout au long des Carnets du vertige, Louis Lachenal démonte le récit officiel fait par Herzog, lui attribuant des décisions malheureuses et des hésitations qui n'apparaissent jamais dans Annapurna, premier 8000.

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On retrouve la même atmosphère nationaliste de l'autre côté des Alpes dès les années 30. Côté allemand d'abord, où la fédération d'alpinisme lance plusieurs expéditions pour vaincre le Nanga Parbat, neuvième plus haut sommet du monde, d'une hauteur de 8126 mètres et situé au Pakistan. Un enjeu politique pour le régime nazi, au même titre que les Jeux de Berlin de 1936. Si Jesse Owens pourrit cette compétition destinée à glorifier les sportifs aryens, le Nanga Parbat n'est pas plus clément avec les grimpeurs du Reich.

Par deux fois, les expéditions tournent à la catastrophe. Quatre morts en 1934, six en 1937, le Nanga Parbat s'est refusé à Hitler mais porte depuis le titre de "montagne aux allemands". Au sujet de l'exclusion des Juifs de la fédération de la montagne allemande, l'alpiniste-écrivain Pierre Chapoutot parle même de « connivence entre l'alpinisme austro-allemand des années 30 et le nazisme ». Plusieurs des meilleurs grimpeurs allemands et autrichiens de l'époque étaient des sympathisants nazis, comme Heckmair et Vorg, voire même membres des S.A, comme Harrer et Kasparek.

Mais quelques rares expéditions se sont aussi constituées sans appui ni pressions politiques dans les années 50, notamment du côté des Suisses. Le club d'alpinisme de l'Androsace à Genève obtient l'autorisation de gravir l'Everest en 1952, un honneur qui sera attribué à Raymond Lambert et Tenisng Norgay. « Ce club n'avait pas les mêmes moyens que le club alpin français, c'était surtout une bande de copains », résume Yves Lambert, lui aussi himalayiste, qui atteint le sommet de l'Everest en hommage à son père en 2002.

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Plus d'un demi-siècle plus tard, il a conservé religieusement le matériel paternel, et peut donc mesurer l'écart abyssal qui séparait les conditions d'ascension lors de son expédition de celle du géniteur : « Mon père me disait toujours : "le piolet pesait aussi lourd qu'une pioche, et la corde était lourde comme un câble métallique." Et puis, il faut voir leur système d'oxygénisation, un truc antédiluvien. Mais pour eux, ça n'a jamais marché ! C'est pour cela qu'on a dit à l'époque que mon père et Tensing Norgay étaient les hommes les plus hauts du monde sans oxygène, 8600 mètres quand même. »

Outre les galères d'oxygène, les montagnards de l'époque manquaient cruellement de connaissances sur les effets de l'altitude. Encore une différence majeure entre l'expérience de Lambert fils et Lambert père, qu'Yves décrit parfaitement : « Ce que l'on ne savait pas à l'époque, c'est que le corps ne s'habitue plus à l'altitude passé un certain seuil, vers 6 000 mètres. A partir de ce niveau, le corps résiste cinq à six semaines, puis il se dégrade. Au dessus de la "death zone", la zone de la mort, à partir de 7 000 et quelques, la dégradation intervient immédiatement. Elle se traduit par un affaiblissement physique et une perte de masse musculaire, d'où le fait que personne n'habite de façon permanente au dessus de 5500. »

La couv' de Paris-Match. Le magazine avait eu l'exclusivité.

Un délai que les himalayistes respectent scrupuleusement aujourd'hui, mais qu'ignoraient Raymond Lambert et Tensing Norgay. Les deux alpinistes, qui ont passé de longues journées en haute altitude, se sont donc mis en danger, comme l'explique le fils Lambert : « Pendant cette expédition, mon père s'est éreinté entre le camp II et le col sud, à 6 500 mètres. En fait, ils se sont dégradés physiologiquement sans le savoir. » C'est pourquoi, après plusieurs jours passés dans la death zone, Raymond Lambert et Tensing Norgay ont la sagesse de rebrousser chemin, épuisés par l'effort.

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Pour encaisser la fatigue et la douleur, chaque nationalité avait son petit secret. Un secret médical, qui s'appelait Pervitine pour les Allemands et les Autrichiens ou Maxiton et Dexedrine pour les Français. Ces pilules sont en fait des drogues très puissantes, expérimentées par exemple par Hermann Buhl, l'un des plus grands héros de l'Himalaya. En 1953, cet Autrichien devient le premier homme à gravir le Nanga Parbat en solitaire. Sans oxygène et sans assistance ou presque, puisqu'il grimpait sous Pervitine, la drogue utilisée par la Wermacht pendant la Seconde guerre mondiale.

Buhl le raconte lui-même : « Je ne suis qu'une ombre marchant derrière son ombre. Puis je me souviens de la Pervitine. Le sang et la salive me coulent dans la bouche, tout est collé, je m'enfonce les trois tablettes dans le gosier, comme si elles étaient des copeaux de bois. » Aujourd'hui, ces tablettes sont également consommées sous forme de cristaux fumées à la pipe: on parle de la crystal meth, rendue célèbre par Breaking Bad.

Dans son récit, Maurice Herzog emploie très souvent les termes « d'euphorie, d'exaltation et d'altération du jugement » pour parler de ses compagnons de cordée. Des comportements qui peuvent s'expliquer par l'hypoxie, le manque d'oxygène qui se fait sentir dès que l'humain atteint des altitudes élevées, mais pas que.

David Roberts interroge différemment ces expressions dans sa contre-enquête sur l'ascension de l'Annapurna : « Il faut dire que, dans l'abondant stock de pilules dont disposait l'expédition, figurait un stimulant appelé Maxiton. Dans les années 50 et jusqu'aux années 70, les alpinistes avaient l'habitude de prendre des produits dopants comme la Dexedrine pour aider leurs muscles trop sollicités à surmonter les épreuves. Ses utilisateurs allaient apprendre plus tard que le Maxion est une drogue particulièrement dangereuse qui, même à petites doses, peut occasionner "une sorte d'état d'ébriété", et "perturber le sens de l'équilibre", selon un rapport sur la question. Cette drogue est un puissant stimulant qui provoque une sorte d'euphorie ».

Cette euphorie a coûté à Maurice Herzog et Louis Lachenal leurs doigts et leurs orteils. Lachenal, guide et montagnard dans l'âme, ne s'en remettra jamais vraiment. Des années durant, il apprend à grimper sur ses moignons, sans jamais retrouver son niveau d'antan. Toute sa vie, il remâchera avec amertume ces longues minutes passées dans la death zone, au sommet de l'Annapurna. Lui qui voulait redescendre aussi vite que possible a été victime de l'engagement absolu de Maurice Herzog. Lachenal grimpait par amour de la montagne, Herzog par amour de la patrie. C'est en tout cas la lecture de bien des connaisseurs de l'expédition, dont Yves Lambert : « L'état d'esprit d'Herzog, c'est 'il faut que je sorte de la tranchée', comme en 14/18 quelque part. Se sacrifier pour l'honneur de la France. Lachenal, lui c'était un guide chamoniard, seulement guidé par la montagne. Le prestige du pays, c'était pas son affaire, mais il ne pouvait pas abandonner Herzog, qui était son client en quelque sorte. Le côté missionnaire et sacrificiel d'Herzog leur a coûté cher. »

Depuis ces premières ascensions épiques, la question revient sans cesse. Jusqu'où aller pour accomplir l'exploit ? A quel point s'engager ? Ceux qui voient en la montagne un adversaire à terrasser sacrifient beaucoup pour réussir. Ceux qui voient en elle un partenaire à remercier un peu moins. Et c'est là leur plus grande fierté. Raymond Lambert faisait partie de ceux-là, comme l'explique sobrement son fils : « Les cimetières sont plein de héros, alors que ceux qui font demi-tour reviennent vivants. Avoir eu la force de faire demi-tour si près du sommet, je crois que c'est le plus bel exploit de mon père. »

Photo de une via vialandre.com.

Cet article a été réalisé en collaboration avec Canal +, dans le cadre de la diffusion du film Meru.