FYI.

This story is over 5 years old.

reportage

L’Histoire des kids du Havre et de leur jument

Comment trois mecs en Huarache sont devenus la coqueluche de leur quartier en achetant un cheval.

« Au début, les propriétaires d'écuries hallucinaient en voyant deux Arabes et un Noir en survêtement-basket demander les prix pour acheter une jument », me racontent Yacine et Demba* de concert tandis qu'ils sortent leur petit cheval sur un vieux terrain de foot pas loin du quartier. « Certains devaient penser qu'on mettait sur pied la cavalerie de Daech. » Tous deux arrivent à entendre la méfiance des propriétaires. Mais bien sûr, ils se montrent agacés « On a dû montrer patte blanche. Vu notre apparence, ils ne pouvaient pas se douter qu'on était, en parallèle d'une formation au centre équestre, encadré par une association », me dit Demba.

Publicité

Demba a 23 ans. Il se dit « concessionnaire en attente d'un concessionnariat ». En clair : il achète des voitures à l'étranger, il les retape en France, puis il les vend. Qamis, Nike Huarache et casquette vissée sur la tête, c'est un mec sympa dont le look est typique d'un jeune mec habitant la périphérie nord du Havre, en Seine-Maritime. Cette partie de la ville qui ressemble à un immense labyrinthe HLM, Demba en a arpenté les moindres recoins, parfois seul, mais le plus souvent en équipe.

Selon plusieurs riverains et proches en total-look Gucci, Demba « a changé » paraît-il. Lorsqu'on lui dit ça, il glousse. Puis il m'évoque une « nouvelle équipe », avec qui il passe désormais ses après-midi une à deux fois par semaine. « Rien à voir avec une go », me dit-il. Les moqueries dont il a écho ne le touchent plus. Son visage impassible laisse transparaître un léger sourire lorsqu'on évoque avec lui cette fameuse « nouvelle équipe ».

Samedi, vers 14 heures, Demba me retrouve avec un ami, âge de 23 ans lui aussi. Ils marchent tous deux jusqu'à un terrain situé à 15 minutes à pied de la cité. Le lopin de terre appartient à un Chibani – un vieillard en arabe algérien –, qui le sous-loue gratuitement. Au milieu, on aperçoit un énorme box. Ça sent furieusement le fiacre mais je n'ose en toucher mot aux deux loubards. Ces derniers semblent imperturbables.

L'ami qui accompagne Demba s'appelle Yacine*. Il est machiniste chez Renault. Tous les deux se connaissent depuis l'enfance.

Publicité

Ensemble ils ouvrent le box. Une jument aux poils bronzés parsemés d'une crinière noire en sort, et les jeunes hommes se mettent aussitôt à l'équiper d'une selle. La scène est improbable. Yacine me regarde en riant.

« Tu t'attendais pas à ça hein ? » Non, en effet. Encore moins lorsque Demba et son mètre 90 se mettent à chevaucher sans peine la jument, faisant briller le numéro 9 d'un maillot du Milan fraîchement acquis. Si les deux amis se réunissent un samedi après-midi au milieu des champs, c'est pour une passion commune : l'équitation.

Yacine, niché sur sa jument.

Tout débute il y a presque un an, en août 2015. L'été est rude pour les deux compères : aucun d'eux ne part pas en vacances. Yacine travaille alors à mi-temps dans une entreprise de livraison de pastels pour arrondir les fins de mois, l'usine étant fermée l'été. Demba lui, commence à générer des bénéfices grâce à ses voitures vendues sous le manteau.

Un soir, ils se retrouvent dans un local loué par une association du quartier, l'un des rares lieux de vie en commun alentour. Du débat sur les infrastructures de Conakry aux parties de FIFA, la soirée est à l'image du quotidien que mènent les deux jeunes hommes : boulot, potos, dodo.

Demba me décrit avec précision les regards interrogés qu'il a dû affronter au centre équestre, tous chargés de la même idée : celle d'une classe sociale qui en regarde une autre.

Après l'icha, la prière du soir en Islam, ils se posent en début de soirée avec leur pote Medhi*, 24 ans, et finissent par discuter tous les trois du centre équestre situé en bas de la rue. Pêle-mêle ils taclent d'abord celles qu'ils nomment les « Priscilla », mais aussi les « bourgeois en moule-bite », sans oublier leurs femmes, « retournées par le postier ». Des préjugés lancés à l'encontre de gens qu'ils connaissent peu certes, comme à peu près tout le monde s'y adonne en France.

Publicité

Puis les vannes s'épuisent, deviennent répétitives. « On fait ça depuis qu'on est petits [les vanner, N.D.L.R.] et finalement on ne sait jamais pourquoi », me dit Demba. Puis, me raconte-t-il, c'est lui qui se met en premier à aborder son envie de faire de l'équitation. Celle-ci remonterait à l'enfance. Il explique les tenants et aboutissants de sa passion chevaline à ses amis et développe un début d'explication à ce dévoilement tardif. « C'est dur de faire le bonhomme avec des collants et une cravache », leur avoue-t-il.

Effectivement, le coming out chevaleresque s'avère difficile, au vu de l'image de ce sport au quartier. Sur ce constat s'ensuit une longue conversation et, après quelques insultes, Yacine lui explique à son tour qu'il aurait aimé « apprendre les bases du métier de palefrenier ». Contre toute attente, ils passent à l'action. Les trois compères se décident à acheter un cheval.

Selon leurs dires, ce n'est pas seulement pour eux. « Dès le début, on voulait aussi proposer, par le biais d'associations, quelque chose de nouveau aux petits du quartier. Leur donner l'opportunité de faire un sport qui te sorte vraiment du quotidien, m'explique Yacine. Pas comme le foot, que tu peux faire au city-park. »

Après s'être renseignés sur le prix des poulains, ils se mettent à loucher sur « un modèle de jument anglaise – du lourd pour débuter », comme se le rappelle Demba.

Loin du conte de fées, les trois jeunes adultes sont contraints d'enchaîner livraisons, CDD et revenus issus du système D afin de réunir un budget avoisinant les 1 500 euros. Car la jument n'est pas gratuite. Et l'entretenir coûte également cher, d'autant que certains équipements comme la selle ou le matériel de protection, sont indispensables. En février 2016, le magot en poche, ils s'en vont démarcher différentes écuries.

Publicité

En mars 2016, un propriétaire leur concède une jument pur-sang anglais pour la somme de 1 000 euros. Notre petite équipe explose de joie à la signature du contrat de vente.

« Les gens nous ont dit : "Je sais pas vous jouez à quoi, sérieux." »

Viennent alors les premières sorties. La bête et les bougres ne manquent pas d'attirer l'attention. Évidemment, la police nationale ne les loupe pas. Malheureuse habituée des contrôles, la petite bande effectue son premier trajet quartier-centre équestre avec une valisette contenant tous leurs papiers nécessaires, allant de la licence équestre jusqu'aux pièces d'identité. Les policiers repartent penauds. Aux dires des garçons, les gardiens de la paix restent abasourdis par la scène qu'ils viennent de voir.

De leur côté, cette incompréhension les fait plutôt marrer. « Ils avaient dû nous prendre pour des types qui avaient volé un cheval », me disent-ils. Les rires s'estompent lorsqu'ils me décrivent leur première expérience au centre équestre. Un moment d'embarras compliqué. Difficile à comprendre, quand on les voit ensemble se moquer lourdement de Medhi à propos de son passé dans la vente de Mr. Freeze à la sortie du collège – on se dit que rien ne peut les gêner. Et pourtant.

Demba me décrit donc avec précision les regards surpris, interrogés, parfois même « impressionnés » qu'il a dû affronter au centre équestre, tous chargés de la même idée : celle d'une classe sociale qui en regarde une autre. De fait, l'intégration se révèle ardue. D'autant plus que mis à part un casque de protection, l'équipe ne revêt rien de la tenue du cavalier traditionnel.

Publicité

Il s'agit d'une épreuve difficile pour les trois apprentis cavaliers. Néanmoins, c'est bien peu comparé à un autre problème, du même type : les lourdes incompréhensions de leurs potes. « Quand on a expliqué qu'on voulait acheter un cheval, les mecs du quartier nous ont pris pour des fous », me raconte Yacine. Puis ils ramènent la jument au quartier, et leur présente. « Les gens nous ont dit : "Je sais pas vous jouez à quoi, sérieux" – ce genre de remarque qui te laisse penser que tu as fait quelque chose de travers. »

À croire qu'à force se faire taper sur le crâne, les kids de banlieue en viennent à s'identifier à l'image qu'on leur donne. Un sociologue qualifierait ce phénomène « d'interactionnisme symbolique » – en ce sens que tout individu se définit par rapport à ses interactions avec les autres. Et de fait, si lesdits « autres » te définissent comme un rebut dont la réussite ne peut se cantonner qu'au milieu des stups ou au sport : tu finis par en être persuadé.

« De la merde », me rétorque Demba tandis que je lui expose ma théorie. « Nous, on a montré que c'était possible, que l'équitation nous était accessible – ce qui compte est dans la tête » ajoute-t-il dans son élan. Le plus dur selon lui, c'est de se lancer. Et c'est qu'ont fait les trois comparses. Non sans mal, mais avec le genre d'aplomb qui fait taire toute critique.

Car lorsque les mauvaises langues du quartier ont compris que les trois jeunes hommes n'étaient pas séniles prématurément, tout s'est passé pour le mieux. Selon Demba, tous trois entendent toujours quelques remarques, « par ci et là ». Mais nos cavaliers en Huarache semblent inatteignables. D'autant que dans leur élan, ils ont récemment acheté une deuxième jument. Aujourd'hui, les deux bêtes font fureur dans le quartier. À chaque passage, les plus jeunes sortent pour les caresser – ou les observer, pour les peureux.

« Il faut éveiller ces petits, leur expliquer qu'il ne faut pas se mettre des barrières dans la tête pour rien du tout » me dit Yacine. Dans le même temps, je le vois qui atèle joyeusement son pur-sang anglais.

Alexis est sur Twitter. Tous les prénoms ont été changés à la demande des intéressés.