Maciek Pozoga a photographié un Mali qui n’existe pas

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Maciek Pozoga a photographié un Mali qui n’existe pas

Des photos de Bamako comme si Bamako n'était pas vraiment Bamako.

Extraits du fanzine à paraître. Toutes les photos sont de Maciek Pozoga.

Maciek Pozoga travaille avec VICE depuis le lancement du magazine en France, début 2007. C'est un photographe talentueux qui a documenté pour nous des choses telles que la vie dans la municipalité la plus pauvre de France, une longue procession psychédélique en Normandie ou encore le visage du rappeur Alkpote lorsque celui-ci se retrouve confronté à un rond-point fleuri quelque part dans les méandres de la proche banlieue. C'est également un ami de longue date, qui passe dans nos bureaux à raison d'une fois tous les mois pour aller déjeuner avec nous et faire des blagues de bureau à des gens qu'il ne connaît pas.

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À partir de ce vendredi 4 septembre, il exposera à la galerie 12 Mail, à Paris, les photos qu'il a prises au début de l'été à Bamako, au Mali, dans le cadre de son projet d'inspiration fantastique et de science-fiction sur le pays et son histoire. Son idée est de montrer un Mali alternatif, comme si celui-ci n'avait jamais été colonisé, ni pillé. Pour le coup, il publie également un fanzine tandis que son collaborateur ethnomusicologue Christopher Kirkley édite un disque de field recording provenant de plusieurs musiciens originaires des plaines subsahariennes.

Ce projet collaboratif s'intitule Uchronia. À la veille de l'exposition, je lui ai posé quelques questions par mail au sujet de ce qu'est le voyage en 2015, du Mali encore en conflit et de la vie à Bamako aujourd'hui.

VICE : Combien de temps es-tu resté au Mali ? À quoi ressemble le sud du pays aujourd'hui, relativement épargné par les combats ?
Maciek Pozoga : J'y suis resté deux semaines. Je n'ai pas connu Bamako avant le début des conflits dans le nord du Mali, mais bien sûr, on sent que la guérilla a touché Bamako de manière indirecte ; on ne croise plus aucun touriste, et les seuls Occidentaux sur lesquels je suis tombé durant mon séjour étaient des soldats.

Une chose qui m'a marqué dans le discours de certains habitants, c'est que beaucoup considéraient les groupes armés du Nord comme de simples narcotrafiquants – une mafia, si l'on veut. Une mafia qui utilise le prétexte de l'indépendance de l'Azawad, les rivalités tribales ou le Djihad, pour mieux conduire leur trafic et contrôler le territoire. D'ailleurs, j'ai entendu une histoire selon laquelle en 2009, un Boeing 727 en provenance de Bogotá, qui contenait au moins 10 tonnes de cocaïne, avait été retrouvé dans le désert malien.

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Quelle est l'idée principale de ce projet avec Christopher Kirkley, Uchronia ?
L'idée principale était de faire un disque et une brochure, qui se focaliserait sur Bamako avec un angle science-fiction : le compte rendu d'une visite dans une branche différente de la réalité, plutôt que celui d'une zone géographique donnée. On voulait aussi se moquer un peu de nos propres pratiques – « la photo documentaire » pour moi et « l'ethnomusicologie » pour mon associé Christopher Kirkley, fondateur du label Sahel Sounds. Du coup, plutôt que d'aller au Mali pour rapporter un témoignage, on a préféré faire un projet proche de la science-fiction. Et surtout, en collaboration avec les habitants de Bamako, principalement des musiciens et des artistes avec qui Christopher avait déjà travaillé par le passé.

S'agissait-il de dresser un état des lieux non-social du Mali d'aujourd'hui ?
Nous voulions nous focaliser sur l'imagination et le fantasme plutôt que sur la réalité sociale, en effet. Mais aussi d'une certaine manière être plus proche de ce que l'on nomme « la réalité ». Je suis Blanc, j'ai grandi en France, et c'est la première fois que j'allais en Afrique subsaharienne ; ça m'intéressait de faire un projet qui reflète aussi ce premier contact. Raconter la réalité sociale de l'Afrique, ça n'est pas vraiment mon rôle.

J'avais aussi envie depuis quelque temps de faire un travail sur la photo de voyage, avec un angle un peu différent, mais parler aussi du besoin d'exotisme et de dépaysement des Occidentaux ; à l'époque je lisais pas mal de bouquins de Philip K. Dick, où il est beaucoup question de schizophrénie, et où il marque l'idée d' idios kosmos (le monde singulier créé par sa propre construction mentale) en opposition au koinos kosmos (le monde que nous partageons, le monde commun). Ça m'intéressait de faire le parallèle entre la schizophrénie et le voyage, surtout le voyage dans un pays aussi éloigné de ma culture et de mon quotidien que le Mali.

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Parallèlement nous voulions aussi d'aborder les questions latentes à l'immigration et à l'impérialisme, mais de manière détournée en se focalisant là aussi sur l'imagination. C'est comme ça qu'est venue cette idée d'uchronie et la référence au voyage de l'empereur-explorateur Abubakari II, avec cette question : et si les empires avaient été inversés ?

Christopher avait aussi en tête pas mal de références afro-futuristes, comme Sun Ra, Drexicya ou Craig Leon, qui ont influencé le projet.Plutôt que de demander aux habitants quel serait leur monde utopique ou de représenter Bamako aujourd'hui, nous leur avons demandé à quoi ressemblerait le Mali aujourd'hui si le passé avait été différent. Nous trouvions aussi intéressant de jouer avec les incompréhensions et les différentes interprétations de chacun.

Tu as réalisé ce projet en collaboration avec Christopher Kirkley. Est-ce la première fois que tu travailles en si étroite collaboration ?
J'ai rencontré Christopher à l'occasion de son expo « Sahel Digital Art » au Comptoir Général en 2013, qui était une collection de montages Photoshop, réalisés principalement par des amateurs originaires du Mali. La plupart prônaient l'indépendance de l'Azawad au nord du Mali – je précise que ces illustrations datent d'un peu avant la guerre commencée en 2012. C'est par ce biais aussi que j'ai découvert son label Sahel Sounds, sur lequel il édite des disques de musiciens locaux.

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Le projet a été monté avec Christopher, mais la collaboration a été plus large. Nous avons travaillé avec des linguistes – notamment pour l'utilisation de l'alphabet n'ko, qui n'est quasiment pas utilisé au Mali –, l'artiste 3D Cheick Ahmadou Ouattara, des peintres d'enseignes, un anthropologue bamakois, des cascadeurs locaux et bien sûr, les musiciens présents sur le disque : Mamelon, Luka Production, Super Onze, etc.

À quoi ressemblait ta journée typique là-bas ? Était-ce difficile, d'un point de vue purement logistique, d'organiser des shootings, de rencontrer des gens ?
On est restés à Bamako en plein Ramadan – plus de 90 % de la population malienne est musulmane – au début de la saison des pluies. Du coup c'était un peu particulier, tout était un peu ralenti. En arrivant de Paris, j'ai mis un peu de temps à m'adapter à ce rythme, je traçais partout en scooter, et on essayait de rencontrer le maximum de gens pour leur parler de notre projet et organiser les prises de vues et les enregistrements ; mais entre les coupures d'électricité liées aux orages, et les musiciens qui n'avaient pas mangé ni bu depuis 4 heures du matin alors qu'il faisait 39 degrés dehors, on a vite réalisé que les choses ne se passeraient pas exactement comme on voudrait.

EXERGUE - Le dernier Booba marche bien à Bamako ; je l'ai souvent entendu au Malitel, le marché en plein air où ces mecs, les « chargeurs », vendent des MP3 qu'ils te chargent sur des cartes SD ou sur ton téléphone en échange de quelques francs CFA.

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Travailler en Afrique à cette période fut une expérience un peu éprouvante. Le rythme est vraiment différent. Les premiers jours nous avons passé beaucoup de temps à discuter avant de commencer les prises de vues ou les enregistrements. Souvent nous rencontrions nos collaborateurs deux ou trois fois pour discuter le soir en buvant des infusions de kinkeliba [ une plante de savane, réputée pour ses vertus purifiantes, N.D.L.R. ] à la rupture du jeûne. Au cours de ces discussions, nous imaginions ce qui allait nous servir de scénario, à quoi ressemblerait le monde contemporain si l'empire était malien, mais aussi de la mythologie et les légendes locales (les Dogons et l'Étoile de Syrius par exemple, les chasseurs, etc.) Nous sommes restés très peu de temps, finalement. Mais ça faisait aussi partie du projet : rester un peu en surface, donner des impressions, à la manière d'un touriste. J'ai quand même dû étendre un peu mon séjour parce que les dix jours prévus à l'origine se sont avérés trop courts – c'est vraiment une autre temporalité.

À quoi ressemble la vie des habitants de Bamako en 2015 ? Sont-ils influencés par la culture des États-Unis, et dans une moindre mesure, celle de la France ?
La France n'a pas hyper bonne presse à Bamako, et c'est compréhensible – ce n'est pas tant à cause de la colonisation (entre autres) que de l'impérialisme actuel. Mais bon, je n'ai senti aucune animosité, les Bamakois étaient plutôt super contents de nous voir. Culturellement et musicalement, certains Maliens sont influencés par les États-Unis ; on croise beaucoup de portraits ou de dessins à l'effigie de Rick Ross, et je me suis souvent retrouvé à écouter Young Thug ou Gucci Mane en me baladant en voiture avec les DJ locaux. Le dernier Booba marche bien aussi ; je l'ai souvent entendu au Malitel, le marché en plein air où ces mecs, les « chargeurs », vendent des MP3 qu'ils te chargent sur des cartes SD ou sur ton téléphone en échange de quelques francs CFA.

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À quelle fréquence voyages-tu d'habitude ?
Cette année j'ai beaucoup voyagé, à la fois pour mon travail commercial, et parce que j'avais les moyens de le faire. Ça m'intéressait de faire un projet dans le contexte du voyage à une époque où l'on assiste à une disparition – ou au moins, à un éclatement – de la géographie. C'est cette idée que le monde se construit aujourd'hui comme un réseau, avec différentes branches issues d'histoires et de réalités différentes, plutôt qu'en zones géographiques bien définies comme on l'avait jadis connu. Aussi, j'aime bien être dans un environnement nouveau, mais je ne dirais pas que c'est une question d'éloignement géographique.

Selon toi, pourquoi l'homme aime-t-il tant partir, se tirer de là où il vit ?
Le voyage pour moi est très lié au fantasme : on cherche à s'extraire de la réalité et du quotidien. C'est un peu comme les ados qui partent faire le Djihad en Syrie ; ils symbolisent assez bien ce qu'est le voyage pour moi. L'idée de partir avec son meilleur pote dans un pays étranger et lointain pour fuir un quotidien qu'on subit, quitte à trouver sur place un énorme décalage entre ce qu'on avait fantasmé et la réalité. Je pense que dans la tête d'un ado un peu mal dans sa peau, l'idée de passer la frontière entre la Turquie et la Syrie est très séduisante, très romantique. La réalité l'est beaucoup moins.

Le vernissage de l'exposition Uchronia aura lieu ce vendredi 4 septembre 2015 à la galerie 12 Mail/Red Bull Space, dans le 2e arrondissement à Paris.

La publication, éditée par Pierre Hourquet et produite grâce au soutien de Carhartt WIP, sera disponible lors de l'exposition.