A Saint-Denis, si près du Stade de France, si loin de l'Euro

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reportage

A Saint-Denis, si près du Stade de France, si loin de l'Euro

Les habitants du quartier du Franc-Moisin, situé derrière l'enceinte dyonisienne, n'ont pas la chance de profiter des retombées de ce championnat d'Europe de foot.

Jawad porte le survet' à l'ancienne et a la petite moustache qui sied à son jeune âge. Bien calé devant le gymnase du Franc-Moisin, il attend l'arrivée des autres footeux, qui passent tous sans vraiment faire attention à lui. Jawad retourne se balader, déçu : avec eux comme avec moi, il n'a réussi à échanger aucun des doubles de sa collection de Panini Euro 2016. En bas des barres du Franc-Moisin, le jeu de cartes le plus célèbre du foot fleure bon les années 90 et les heures passées « à galérer » des jeunes du quartier. Et à deux pas du Stade de France, c'est sans doute le seul élément qui indique qu'une grande compétition sportive a lieu à quelques centaines de mètres. Sinon, calme plat.

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Le Franc-Moisin, c'est le quartier juste derrière l'enceinte qui accueille le plus de matches de l'Euro : seul le canal Saint-Denis les sépare. Ancien bidonville habité essentiellement par des Espagnols et des Portugais, il s'est peu à peu transformé au rythme des constructions, rénovations et vagues d'immigration. Aujourd'hui, si les quelques Portugais qui squattent les bancs devant la Poste surnomment le quartier « La Petite Algérie », la population a de multiples origines et diverses appartenances. Certains évoquent plus d'une centaine de langues différentes.

Ici, de grandes barres HLM construites à la fin des années 60 se font face et le lieu présente les caractéristiques classiques des quartiers populaires : un fort taux de chômage, un décrochage scolaire précoce et élevé et un urbanisme enclavé. Quand, en 1998, la construction du Stade de France est achevée, ils étaient nombreux à espérer que celui-ci devienne un formidable levier de développement économique et qu'il emmène le Franc-Moisin avec lui. Mais rien de tout cela ne s'est produit. Malgré un pont-levis construit pour rapprocher symboliquement le Stade du quartier, ce dernier est resté isolé et le fait de traverser le fleuve relève plus de l'ascension sociale que du trajet quotidien.

Le terrain de foot est situé juste en face du quartier.

Alors quand on propose à leurs habitants de passer le premier tour de l'Euro 2016 avec eux, l'enthousiasme est limité. « Ce n'est pas comme en 98. À l'époque, on s'était senti impliqués », explique le gardien du gymnase. Aujourd'hui, on a toutes les nuisances sans les avantages ». Il fait référence aux différentes mesures de sécurité mises en place et aux traditionnels problèmes de circulation. Difficile de déceler une quelconque joie à l'idée de supporter les Bleus dans un quartier où l'on entend pourtant les supporters chanter à chaque but et où quelques-uns d'entre eux, perdus, font halte au G20.

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Les premiers coups de fil aux assos sont formels : « Tout est autour du Stade de France. À 1km, il n'y a plus rien. L'Euro est pour les privilégiés, pas pour les habitants du quartier », m'explique-t-on. Même son de cloche à l'accueil de la Maison de quartier : « Les habitants sont encore meurtris des attentats. Il y a beaucoup de musulmans ici, certains étaient au Stade de France le soir du 13 novembre… L'Euro arrive trop tôt. Les gens ont juste envie de se faire oublier pendant un moment ». Chez les magasins de la rue Jules Rimet, de l'autre côté du canal, c'est même pire. Pour l'Euro, le chemin qui mène de la sortie de métro Porte de Paris jusqu'au stade est encadré par des grilles et les supporters sont invités à acheter leurs consommations sur ce tracé. La conséquence, c'est qu'ils ne s'aventurent pas chez les commerçants à côté du stade… qui ont qualifié le grillage de « mur de la honte ».

« L'idée que l'Euro soit un levier de développement économique pour le quartier du Franc-Moisin est toujours présente, mais c'est un mythe, m'explique Mélanie Thomas, directrice de la Maison de quartier du Franc-Moisin. Depuis toujours, les habitants pensaient que le Franc-Moisin allait bénéficier de la même image positive que La Plaine, le quartier autour du Stade. Mais La Plaine n'a pas le même code postal que les autres quartiers de Saint-Denis [93200 pour Saint-Denis, 93210 pour La Plaine, ndlr] et les entreprises installées là-bas n'ont tissé aucun lien avec le quartier. La preuve, c'est que certaines boîtes comme SFR affrètent des bus privés pour leurs employés ».

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La maison de quartier a organisé un concours de dessins pour les enfants du quartier.

Chez les anciens, on oscille donc entre l'envie d'y croire et la résignation. Car, comme l'explique Mélanie Thomas, « le rendez-vous a été manqué, mais ici, on continue d'y croire. Si on faisait un référendum pour savoir si les habitants du Franc-Moisin voulaient être rattachés au Stade de France, ils diraient tous oui. Le rêve fonctionne encore un peu ». Aller voir un match au Stade ou habiter dans le même quartier s'apparente à une forme d'élévation sociale pour le quartier.

Malgré tout, la frustration des gens du coin est tenace et est la conséquence de nombreuses « ruptures symboliques », comme le fait que le pont-levis soit fermé les jours de matches… et qui renvoie à la différence de traitement entre les supporters étrangers d'un côté, et les habitants de l'autre. Ces différents éléments, additionnés au contexte post-attentats, contribuent à nuancer la joie du quartier au moment d'aborder l'Euro, chez les plus vieilles générations en tout cas.

Car si les anciens du quartier rêvent encore d'un destin lié à celui du Stade de France et d'une victoire des Bleus, qui serait aussi un peu la leur, les plus jeunes paraissent avoir abandonné l'idée. Toby, qui discute dans sa voiture avec son pote Ismaël, en perd son sourire : « Je ne regarde même plus les matches, alors que c'est à deux minutes… ». Au coeur de sa résignation, encore une flopée de ruptures qui sont autant de symboles.

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Il y a la Coupe du Monde 2014, dans un premier temps. Ils racontent avoir installé un écran en bas des immeubles, avec une tente et de quoi faire des barbecues les jours de matches. « C'était chaleureux ! C'était pendant le ramadan, du coup, on mangeait tous ensemble. Et puis, un matin, ils ont tout enlevé ». Ils ? La mairie, le bailleur social, la police… On ne saura pas vraiment qui, mais, pour eux, c'est un peu « le même délire ». La conséquence, c'est qu'ils n'ont pas eu la foi de réorganiser quelque chose du même genre cette année.

Il y a la présence policière, aussi. Pas besoin de se balader longtemps au Franc-Moisin pour comprendre qu'elle a été renforcée pour l'événement. En raison de l'état d'urgence, les patrouilles sont bien plus nombreuses et des garçons comme Toby et Ismaël ont l'impression d'être plus particulièrement visés : « En fait, dans le quartier, rien ne laisse penser que c'est l'Euro à part la présence policière. Il y a des policiers partout, et ça ne rate pas, on se fait contrôler à chaque fois qu'il y a un match. Il est 18 heures, on est en bas de chez nous, mais on se fait contrôler quand même ». Des contrôles qui touchent notamment ceux qui ont trouvé une astuce histoire de se faire un peu d'argent pendant l'Euro. Munis d'un faux gilet jaune, certains jeunes du coin aident les voitures des supporters à se garer dans le quartier, moyennant quelques pièces. De la débrouille jugée illégale.

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Il y a la question de l'emploi, enfin. Modibo, le responsable du Franc-Moisin pour l'association CANAL, le club de prévention spécialisée de Saint-Denis, le déplore sans réellement connaître tous les détails de l'histoire. « Les jeunes sont dégoûtés, dit-il. C'est un événement à deux pas de chez eux et ils ont le sentiment que ça a énormément recruté… Sauf ici ». Difficile de savoir si cela est vrai ou non. Des rumeurs disent que la plupart des habitants du Franc-Moisin qui travaillaient dans la sécurité du stade, ou comme stadiers, n'ont pas été reconduits pour l'Euro, car les demandes de qualification ont augmenté. Mais ce sont des rumeurs. Une chose est sûre, Toby « ne connaît personne qui bosse au Stade pour l'Euro ». L'entreprise Première Ligne, qui assure une partie de la sécurité, et qui est basée à Saint-Denis, n'a pas voulu répondre à nos questions, nous précisant toutefois qu'ils recrutaient « en fonction des qualifications ainsi que des compétences, et non en fonction d'un lieu d'origine ou de résidence ».

En définitive, c'est le petit Jawad qui m'a semblé le plus enthousiaste. Lui et ses copains n'ont que faire de la frontière géographique et de l'enclavement. À l'extérieur de la maison de la jeunesse, les petits squattent le terrain de foot, quand les plus âgés sont sur les bancs. À l'intérieur, un joyeux bazar autour du billard et des trophées sur les murs qui témoignent des succès footballistiques. Dans son bureau, Nabil Boubckeur, le directeur, distribue les checks aux gamins qui passent le voir. Si lui aussi a l'impression que les structures associatives ont été un peu laissées de côté, il a néanmoins des motifs de satisfaction.

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La porte d'entrée de l'association Canal, club de prévention spécialisée.

« Un groupe de jeunes du quartier a été porte-drapeau le jour de la cérémonie d'ouverture, au Stade de France. Un super moment », raconte-t-il. Parmi eux, Omar, 14 années au compteur et autant au Franc-Moisin, raconte l'ambiance : « cool », la cérémonie, « un grand tapis à ouvrir au début et à la fin », les chants, « beaucoup de bruit »… Omar aime le foot et supporte la France, « c'est obligé, tout le monde en parle, c'est notre pays ». L'Euro ? Il regarde tous les matches mais concède que dans le quartier c'est « comme d'hab, la routine. Mais si la France va loin, alors là, le quartier il va se chauffer ».

C'est aussi un adepte de la « tapette », le même jeu que Jawad, qui consiste à taper sur le sol ou sur une table pour que les cartes Panini se retournent. Une carte retournée, une carte gagnée. Les cartes qu'il a le plus envie de gagner ? Il hésite… Puis, très vite : Martial, Kanté, Coman. Trois jeunes au succès fulgurant, originaires d'Île-de-France, qui ont grandi dans des barres HLM, comme lui. Les nouveaux visages d'une équipe de France métissée.

Des potes débarquent dans le bureau de Nabil. On est au lendemain de France-Suisse, ça parle foot (« putain, le but que Payet a failli mettre ! »), pas de doute, les gamins sont à fond. Et leurs parents ? « Ma mère elle fait genre qu'elle suit… Mon père, il suit du bled », raconte une fille. Omar rigole. Le jeune garçon a été doublement chanceux : comme il a remporté un tournoi de foot dans le quartier, lui et ses potes ont réussi à gagner des places offertes par la mairie de Saint-Denis pour le match Allemagne-Pologne. Trop fiers. Et si, pour les adultes, « l'ascension » vers le Stade de France semble bloquée, est-elle encore possible pour les gamins ? Jusqu'à un certain point. Au retour, Omar est revenu à la routine du quartier : il s'est fait contrôler par les policiers… « J'ai montré mes billets, tranquille », sourit-il.