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Music

Il est grand temps de rendre justice à la scène hip-hop de la Bay Area

Atlanta, Chicago, New York, Los Angeles, ok, tout ça on connaît. Mais pourquoi ignore-t-on systématiquement la Bay Area, berceau de E-40, Souls Of Mischief, Mac Dre, Too $hort et du mouvement hyphy ?
Mac Dre

Fait intéressant : il est possible d'avoir favorisé l'émergence de rappeurs tels que E-40, Digital Underground, 2Pac ou Lil B, d'avoir abrité la conception d'albums cultes tels que 93 'Til Infinity de Souls Of Mischief, Deltron 3030 de Deltron 3030, Born To Mack de Too $hort, Dr. Octagon de Dr. Octagon et Steal This Album de The Coup sans réussir à capter durablement l'attention des médias. En tout cas, moins que New York, Los Angeles ou Atlanta. C'est injuste, incompréhensible et parfaitement impardonnable quand on sait que la Bay Area fournit au hip-hop des dizaines de rappeurs qui, comme le prophétisait Mac Dre en 2004 sur « Get Stupid » sont prêts à faire « danser un peu différemment » - et ce n'est pas « I Got Five On It » de Richie Rich qui viendra mettre à mal cette affirmation.

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L'excentricité qui animait le fondateur de Thizz Entertainment, décédé en 2004, on la retrouve aujourd'hui chez une nouvelle génération de MC's de la Bay Area, qui font doucement parler d'eux ces derniers temps. Une caractéristique de la région qui, à l'image des poses fantaisistes de Shock G, a toujours permis aux artistes locaux de se démarquer du reste des États-Unis, et particulièrement de Los Angeles, dont la Baie est un peu la petite sœur chelou, la Arya d'une Sansa qui pourrait un jour perdre de sa stature face à tant de styles et de je-m'en-foutisme : quand Dre et Snoop Dogg faisaient danser des filles dénudées sur des beats G-Funk, E-40 popularisait la Mobb music, Souls Of Mischief se la jouait soulful et Too $hort prétendait avoir 1/ reçu une fellation de la part de la First Lady et 2/aperçu le président Ronald Reagan en train de vendre de la cocaïne. « À un moment donné, on avait beaucoup d'artistes signés sur des majors, mais tout a changé au milieu des années 1990, précisait d'ailleurs l'écrivain Eric Arnold à KQED FM. À partir de là, notre scène est devenue un peu plus underground, bien qu'elle soit toujours dominée par des labels indépendants. C'est intéressant à prendre en compte quand on sait qu'il y a aussi un gros passif d'esprit communautaire, d'activisme social et parfois d'activisme politique au sein de la Bay Area, ce qui a probablement eu un impact. »

Ce lourd passé social - les Black Panthers, la culture gay, le mouvement hippie, les Hell's Angels -, on le retrouve en tout cas l'écoute du premier projet de Kamaiyah, A Good Night In The Ghetto, où cette ancienne agente de sécurité prend le parti de parler des quartiers défavorisés de San Francisco sans pour autant tomber dans un misérabilisme à faire pleurer ceux qui retiennent leurs larmes en regardant Qu'Allah Bénisse la France de qui vous savez. À entendre « How Does It Feel », il semble même que la rappeuse recherche tout l'inverse, à savoir extraire le positif qu'il peut y avoir à vivre dans ces endroits de plus en plus éloignés de la réalité des centres-villes (l'inflation immobilière, la déferlante high-tech, etc.), où la mort rode à chaque coin de rue (« For My Dawg », écrit en hommage à un ami mort et à un autre atteint d'un cancer), mais où l'esprit communautaire demeure. Envers et contre tout. Ce que ne manque pas de rappeler Kamaiyah, elle qui, à l'exception de YG, n'a invité que des membres de son collectif (le Big Money Gang) sur ce A Good Night In The Ghetto.

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Cet esprit communautaire, on le retrouve également chez le quatuor SOB X RBE (pour « Strictly Only Brothers, Real Boi Entertainment »), mais aussi chez un MC d'Alabama installé à Sacramento depuis plusieurs années : OMB Peazzy, dont les trois premières lettres du pseudonyme font référence à un collectif de plus en plus soutenu du côté de San Francisco. C'est à la fois chantonné et cru, frénétique et mélodieux, et ça risque de tout péter dans les prochains mois. Ce qui nous permet d'affirmer ça ? Sa signature sur 300 Entertainment, le label de Lyor Cohen, dont le goût des singles et le sens du tube devrait permettre à OMB Peezy de contredire le rappeur San Quinn qui, à The Fader, prétendait que les artistes de la Bay Area rappaient désormais pour « une fan base mourante ». C'est dire le nombre de conneries que sont capables de balancer certains artistes en interview, surtout quand on sait qu'OMB Peezy (presque 10 000 followers sur Soundcloud, ce qui veut tout et rien dire) ne se limite pas aux singles. À l'image de ce 600 Degreez dans les tuyaux avec Nef The Pharaoh, autre jeune rookie de San Francisco en phase avec l'héritage de la ville (il est signé sur le label d'E-40, Sick Wid It Records) et curieux des tendances actuelles - pas pour rien, finalement, s'il possède sa propre structure KILFMB (Keep It Lit For My Brothers), nommé ainsi afin d'avoir conscience de profiter pleinement de la vie en l'honneur des personnes disparues.

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Car la baie de San Francisco, malgré la flambée de l'inflation (plus de 60 % en quatre ans), n'en reste pas moins une zone à risques, la seule région des États-Unis à avoir vu 50% de sa population afro-américaine déménager ces dernières années, la seule également à encourager les rappeurs à ne pas simplement être politisés ou déjantés. Caleborate, par exemple : en dépit d'une adolescence passée dans un logement insalubre pendant que son père croupissait en prison du côté d'Atlanta, le mec n'est pas le MC le plus concerné politiquement et le plus délirant de l'année (on laisse ça à XXXtentacion, puisque la plupart des médias en ont décidé ainsi), mais il est visiblement déterminé. Suffisamment en tout cas pour produire ses deux premiers projets sur fond propre ou pour enregistrer un titre tel que « 28th August », où il affirme être prêt à retourner les tenanciers du paysage rap. Oui, ça n'a rien d'étonnant quand on connaît la faculté des rappeurs à se prendre pour les Frank White, les Tony Montana ou les Don Corleone du rap game, et alors ? C'est toujours bon de rappeler à quel point la Bay Area a toujours opéré différemment des autres régions américaines. Un peu comme si le fait d'être moins au centre de l'attention médiatique permettait aux artistes locaux d'évoluer selon leurs propres modes de fonctionnement.

« Nous avons toujours été des précurseurs (…) Ça a toujours été un endroit où nous faisons ce que nous voulons, peu importe si le reste du monde y prête attention ou non. » Les propos de G-Eazy à East Bay Express pourraient paraître faussement sincères, surtout quand on sait que le mec a très vite cédé le pas aux appels de l'industrie du disque, mais ils frappent juste. Dès le début des années 2000, la Baie donnait en effet naissance à un mouvement qui lui est propre : le hyphy, soit un genre musical largement popularisé par Kead Da Sneak et E-40, caractérisé par des rythmes rugueux, des beats dansants et hédonistes ou encore des batteries 808. À l'écoute des classiques du genre (« Super Hyphy » de Keak da Sneak, « Get On My Hype » de Messy Marv), on peut aussi parler d'un ton décomplexé, résultant d'un cocktail propre à chaque culture : une drogue spécifique (l'ecstasy, en l'occurrence), un argot particulier, des pas de danses distinctifs et un goût prononcé pour l'esthétique cartoonesque (cf: les pochettes de 6 Kiss et Black Ken de Lil B).

Bon le mouvement hyphy n'explosera jamais à l'internationale (la faute à l'absence de réseaux sociaux, au déclin de MTV et à la frilosité des directeurs de radio, qui craignent alors de diffuser sur les ondes de tels hymnes à la débauche), mais il a toutefois fait des petits. Lil B, qui a d'abord contribué aux fondations du mouvement avec The Pack, un groupe parrainé à l'époque par Too $hort et rendu célèbre grâce à « Vans », se réinvente complètement à partir des années 2010 et sert de guide à toute une génération biberonnée aux tubes hyphy. Iamsu!, Sage The Gemini ou encore P-Lo poursuivent ainsi l'héritage sans toutefois chercher s'enfermer dans un moule bien défini. Si ça peut éviter aux journalistes mous de la caboche de les comparer aux grandes figures du hip-hop local, comme ils le font avec 2Pac ou Jay-Z à chaque fois qu'un nouveau rappeur perce à Los Angeles ou à New York, c'est déjà ça de pris. Le reste se fera de lui-même.

Après tout, Iamsu! et Sage The Gemini ont tourné avec Wiz Khalifa en 2014, G-Eazy a obtenu un disque de Platine avec When It's Dark Out, Ezale a entamé une collaboration avec le légendaire DJ Fresh, Kehlani a signé chez Atlantic Records et séduit les hipsters avec son R&B 2.0, tandis que ce vieil opportuniste de Drake n'a jamais caché son admiration pour Mac Dre. Conclusion : il faut croire que la Bay Area est en train de se forger une scène cohérente, diversifiée et suffisamment assurée pour envoyer péter tous ceux qui tenteraient de rassurer les MC's du coin en leur disant que c'est déjà bien d'essayer. Car, comme le dit Sean Connery dans Rock, tourné à San Francisco : « Ce sont les perdants qui disent qu'ils ont fait de leur mieux. Les gagnants rentrent chez eux et baisent la reine du bal ! » Maxime Delcourt est sur Noisey.