Un spectre hante la scène drag queen : le spectre du syndicalisme. Tout commence sur Instagram, comme souvent chez les queens de la nouvelle génération, habituées au shade sur les réseaux sociaux et au drama 2.0 : en décembre dernier, Le Filip, membre de la House of Morue, dénonçait en story Instagram les soirées ne payant pas les performeurs. « Gilets jaunes pour les gilets jaunes, gilets orange pour les drag queens sous-payées », résume la drag queen parisienne, alors suivie par Cookie Kunty et Calypso Overkill, deux icônes de la scène française, qui balancent à leur tour des stories. Dans leur viseur, les soirées Club Kids Paris, organisées par Club Kids UK, qui font régulièrement venir en France les stars de RuPaul’s Drag Race.
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La formule est toujours la même : sur un show de 45 minutes, une queen américaine se produit pendant 10 à 15 minutes, des « local queens » françaises assurant quant à elles le reste du spectacle. Or si, d’après les chuchotements de loges, les Américaines sont payées entre 5000 et 7000 euros pour leur performance, les Françaises, elles, ne sont jamais rémunérées. « On leur promettait d’être payées la fois suivante si ça marchait bien. Ça m’a énormément gêné, » confie Le Filip. « Les orgas remplissent la timetable en disant 'ça fait bien sur votre CV, vous allez avoir de l’exposition'. Mais sans les Françaises à côté, il n’y a pas de show ! Les Américaines vont faire deux perf’, et après ? Les gens vont regarder le mur ? ».
Lancées par ce coup de gueule collectif, rare dans un milieu où, si l’on ne veut pas être grillée, mieux vaut ne pas faire de vagues, les queens ne s’arrêtent pas là : fin décembre, elles créent la surprise en publiant une tribune collective dans Têtu réclamant une rémunération plus juste pour t, signée par 123 personnes, des Dragones de Lyon aux queens du sud de la France. Dans la foulée, les signataires lancent aussi le hashtag #PayeTonShow, rappelant les mouvements #PayeTonAuteur, #PayeTaPige ou #RasLaPlume, défendant respectivement les intérêts des auteurs et des journalistes pigistes. « La soirée RuPaul est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ça fait trois ans et demi que je suis drag, le sujet revient tout le temps mais jusqu’à maintenant, personne n’avait pris le problème à bras le corps » témoigne Minima Gesté, précisant que le message était surtout adressé aux gros promoteurs de soirées plutôt qu’aux petites asso queer aux moyens limités, et pour lesquels les queens ne facturent pas toujours. « Cette tribune était bien parce qu’on était nombreuses, et être en groupe un poids » reconnaît de son côté Enza Fragola, fondatrice de Maison Chérie.
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Work is a drag, drag is work
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Dans un contexte où l’auto-entreprenariat se développe et où le travail gratuit devient la règle, les galères des drag queens ne sont pas isolées, mais sont au contraire monnaie courante pour les personnes exerçant un métier-passion comme les graphistes, les photographes ou les DJs. « La visibilité comme paiement, c’est quelque chose qui existe depuis toujours dans le travail créatif et intellectuel : la gratuité pour se faire “un nom” est considérée une norme » explique Olivia (Roger) Fiorilli, chercheur en études de genre et co-auteur de Il re nudo. Per un archivio drag king in italia ( Le roi nu. Pour une archive drag king en Italie). Mais, précise Fiorilli, les « personnes transpédégouines manquant de reconnaissance sociale », celles-ci seraient plus facilement piégées par ces promesses de visibilité : « Le niveau d’appropriation de la valeur produite par les travailleuses queers et trans dans le monde du spectacle est beaucoup plus fort : si on considère qu’on est contents parce que ça nous permet d’exprimer notre queerness dans la performance, on n’a pas moyen de s’organiser. Or nous, on ne veut pas de reconnaissance, on veut des sous » conclut le chercheur qui, au sein du collectif français Burnout, influencé par le réseau d’activistes italiens SomMovimento nazionAnale, incite les personnes queers et trans à s’interroger sur leur rapport au travail par le biais de « l’auto-enquête ».
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Vers un syndicalisme drag ?
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En attendant le jour où, peut-être, elles pourront prétendre au statut d’intermittentes, les drag queens s’organisent comme elles peuvent pour trouver leur place. Par le biais de groupes Facebook privés réunissant plus d’une centaine de personnes, drag et performeurs échangent des informations sur les organisateurs de soirées, les bons et les mauvais payeurs. « La grosse différence avec la génération d’avant, c’est qu’on a les réseaux sociaux. On discute et on sait ce qu’il se passe, il y a une certaine cohérence entre nous », explique Enza Fragola, qui poursuit : « On a aussi parlé de faire une grille qui donnerait les prix correspondant à chaque performance même si pour l’instant, on ne l’a jamais faite ». Si le fonctionnement en house et en cliques, fréquent dans la culture drag, permet de créer du collectif, l’organisation en association permet aussi de gérer les aspects administratifs : « La mission de Maison Chérie, c’est la diffusion et l’accompagnement d’artistes drag et de la drag culture, mais également de permettre à beaucoup de drag queens de tourner alors qu’elles n’ont pas les moyens administratifs », continue Enza Fragola, qui précise : « Maison Chérie reçoit l’argent et le redistribue ensuite de façon plus ou moins légale. »Inspirée par un bar à Amsterdam, la fondatrice de Maison Chérie a aussi lancé les kweens, une monnaie alternative sous forme de billets équivalent à un euro. À la Clash of Tatas qu’elle organise, sur les cinq euros de l’entrée, deux sont reversés en kweens afin d’inciter le public à tipser les drag queens, qui récoltent cinquante euros chacune en moyenne. « Les drags aux Etats-Unis tirent une grande partie de leur revenu en pourboire. Là-bas, ils ont les billets d'un dollar alors qu’en Europe, on a des pièces, c'est techniquement plus compliqué de filer pourboire. Les kweens, qui sont à l’effigie des performeurs, installent un autre rapport, un autre jeu entre le public et la performeuse ».
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Mieux, les drags gagnant davantage de pouvoir dans la scène deviennent, plus que de performeuses, désormais organisatrices de soirées et « prennent en main la communauté », comme le raconte Le Filip. En donnant une chance aux nouvelles et en les faisant travailler, la maîtresse de cérémonie des soirées LIPSTRIP espère que ces dernières lui rendront la pareille lorsqu’elle sera en fin de carrière : « C’est tout l’intérêt d’une communauté, et ça on sait bien faire, en tant que gens marginalisés » explique Le Filip. « Entre nous, on n’est souvent pas gentilles, il y aura toujours de la bitchiness, du shade et de la compétition, mais c’est important de se rappeler qu’on fait ça dans une industrie où on a besoin de se soutenir et d’être transparentes, sinon on ne va pas avancer ».S’il est encore difficile de parler de syndicalisme au sens classique du terme – le drag, comme forme de travail, échappant totalement aux syndicats traditionnels – les tentatives de collectif, dans ce milieu ultra-compétitif où le drama est la règle et où l’égo prend souvent le dessus, méritent d’être saluées. « Se rassembler pour créer une plateforme de revendications et des stratégies de luttes, arriver à mettre de côté la compétition et l’affirmation de soi et donc risquer de perdre une partie de reconnaissance, c’est un sacré geste », reconnaît Olivia (Roger) Fiorilli, optimiste : « Comme c’est un secteur de travail à haut investissement de passion et d’identité, voir qu’on peut se subjectiver autrement peut aussi être une source d’inspiration » anticipe même le chercheur, dont le prochain atelier au sein de Burnout, prévu le 23 mars au Hang’art, portera spécifiquement sur le travail créatif chez les queers.Matthieu Foucher est sur Twitter.Noisey est sur Facebook, Twitter et Flipboard.