Manifestation violente paris
Société

« L'émeute est une guerre de présences »

Chercheur à l’université de Rennes 2, Romain Huët a fait le choix d’aller voir dans la matrice, en évoluant aux côtés des émeutiers durant une cinquantaine de manifestations récentes. Il en a tiré un livre.

Un récent article sur Politis, écrit par les chercheuses Mathilde Larrère et Laurence De Cock, était ainsi titré : « L’émeute, mère de toutes les manifs ». Maître de conférences en sciences de la communication à l’université de Rennes 2, Romain Huët a fait le choix d’aller voir dans la matrice, en évoluant au milieu des émeutiers, durant une cinquantaine de manifestations récentes. De cette expérience vertigineuse, de ce ballet des corps qui se meuvent dans l’espace public en le défigurant temporairement, il en a écrit un livre, court et brut : Le vertige de l’émeute. Sans chercher à sociologiser les émeutiers, sans juger de la pertinence ou non de l’action, le chercheur en révèle juste l’intensité émotionnelle, redonnant également à l’émeute ses lettres de noblesse, autrement dit sa dimension politique, noyée dans un discours médiatique virulent.

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L’émeute est éphémère, l’émeutier quasi nu face aux harnachements des forces de l’ordre, elle bouscule l’ordre sans jamais le faire tomber. Romain Huët nous a accordé un entretien, qui, il est probable, en fera bondir plus d’un. Car ne pas condamner la violence, mais simplement essayer d’en comprendre la portée et les sensations, serait aujourd’hui, semble t-il, la cautionner. Or à travers ce Vertige de l’émeute, l’enseignant cherche juste à en restituer l’expérience sensible, telle qu’elle est vécue par ceux qui la rendent possible.

VICE : Dès le début, vous replacez l'émeute du côté de la vie, et non de la destruction, tant dans l’exaltation des corps que dans son message politique.
Romain Huët : J’ai voulu écrire ce livre car il y a une forte opacité autour de l’émeute, d’emblée on la disqualifie moralement. Interroger sa légitimité est certes une bonne chose mais en questionnant seulement sa portée morale on ne parvient pas à analyser son épaisseur et ce qui s’y joue politiquement. Je souhaitais explorer l’expérience sensible que les gens font de l’émeute, et expliquer en quoi c’est un geste politique singulier. Il est stupide de considérer que c’est juste pour le plaisir de la casse. L’émeute est surtout une épreuve vivante, une rencontre charnelle du politique, par opposition aux formes plus « traditionnelles » de manifestation, qui s’apparentent davantage à une promenade. L’émeute, elle, vient faire rupture, elle va avoir une certaine prise sur le pouvoir. En l’obligeant à se manifester violemment, elle va objectiver ce pouvoir.

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C’est-à-dire ? La réponse à l’émeute nous rend le pouvoir plus concret ?
Oui, habituellement le pouvoir nous traverse de manière assez diffuse, il est invisible, on a du mal à le saisir. Là c’est une rencontre réelle avec le pouvoir, qui se traduit par un déploiement assez grotesque des forces de police, qui vont venir saturer l’espace public. Le philosophe Grégoire Chamayou a beaucoup travaillé sur la chasse à l’homme. Ici, on peut dire que l’émeute est une espèce de chasse. Le policier est un chasseur urbain, et l’émeutier, le gibier. Il faut bien se rendre compte que le geste de l’émeute produit quelque chose. Le pouvoir est effrayé, comme pendant le mouvement des Gilets Jaunes par exemple, effrayé par le fait de simplement voir les gens marcher sur les Champs-Élysées. À un moment où ce pouvoir est contesté, l’émeute va venir objectiver une dérive totalitaire de celui-ci. Et l’émeutier, lui, va s’engager, ressentir corporellement un investissement politique. Dans la vie quotidienne, en temps normal, on n’engage pas grand-chose de notre être.

« L'émeute vient-elle manifester aujourd’hui de l’état de notre société ? Il n’y a plus vraiment d’espace où les individus exercent leur « puissance », il y a une forme de dessèchement de la vie quotidienne, d’épuisement des gens, de saturation »

Au moment où les émeutes se multiplient dans le monde, au Liban, au Chili, à Hong Kong, on continue en France à marginaliser et dépolitiser cet acte. L’émeute est-elle impensable pour une démocratie ?
Elle est effectivement impensée quand elle se passe chez nous. Les politiques ne veulent pas lui accorder de crédit. Il est d’ailleurs étonnant de voir le traitement médiatique des événements à Hongkong, où l’émeutier est un manifestant, un résistant, un rebelle. Chez nous, il y a d’emblée un climat anxiogène autour de l’émeutier. L’émeute ne recèle pas de revendications politiques homogènes, le pouvoir ne sait pas à qui parler, il ne peut pas lire le message des émeutiers. Or cette manière de se rendre ingouvernable, d’être imprévisible, met en déroute le pouvoir. Mais le politique est lui aussi devenu insaisissable, impraticable, la réalité politique stupéfie. Et puisqu’on ne peut plus poser des actes dans le réel qui auront de véritables effets, alors naît la possibilité de la violence. Cette condamnation morale en démocratie n’est pas étonnante, mais empêche de déplacer la question : essayer de comprendre la violence émeutière et la certaine joie qui en découle. Comment se fait-il que des individus se laissent aussi facilement gagner par le vertige de l’émeute ?

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Vous n’avez pas souhaité les interroger pour le savoir, l’observation a t-elle suffi ?
Ce vertige, les gens le ressentent. Presque dès le début, des Gilets Jaunes ont construit des barricades, sont allés à l’affrontement…Ils se sont laissés gagner par ces formes d’actions. Alors oui, il y a eu la colère due à la répression, mais aussi, sans doute, cette intensité particulière de l’émeute.

Y a-t-il un risque de fascination pour le chercheur, le journaliste, le photographe, qui vont évoluer au milieu de l’émeute ?
C’est compliqué… Le plus grand danger est d’esthétiser l’émeute, or on ne peut pas se contenter de l’examiner de ce point de vue. Si c’est juste exposer un esthétisme de la violence, c’est dangereux. L’émeute étant le lieu d’affects particuliers, il y a ce risque de ne plus poser de critique objective. Si on a seulement un rapport événementialisé à la contestation, on oublie les raisons de l’émeute. Le danger du registre romantique fait perdre la portée politique. Après avoir vécu de l’intérieur le phénomène, j’ai pu le mettre à distance par le biais de l’écriture, sans jamais avoir pour idée de dire que l’émeute est souhaitable ou non. Je voulais juste saisir son épaisseur et poser la question suivante : que vient-elle manifester aujourd’hui de l’état de notre société ? Il n’y a plus vraiment d’espace où les individus exercent leur « puissance », il y a une forme de dessèchement de la vie quotidienne, d’épuisement des gens, de saturation. Mais il faut aussi être conscient qu’en se répétant souvent, l’émeute perd elle aussi de sa puissance.

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La dimension affective de l’émeute, puisque vous vous arrêtez beaucoup là-dessus, vient aussi de la solidarité qu’elle engendre. Vous parlez de « pulsions solidaires », de « caractère transindividualisant »…
L’émeute propose une intensité de l’affect, ce moment où on est avec d’autres corps inconnus. Cette pulsion de solidarité se voit dans le fait que quelqu’un va vous relever, vous soigner. Cette expérience « d’entrecorps » ne se vit pas dans la vie quotidienne. Même si c’est une solidarité de circonstance, ponctuelle, c’est une expérience corporelle inévitable, mon corps est à la fois bloqué par d’autres corps mais aussi protégé par l’autre. Ça contraste avec l’indifférence polie du quotidien. L’émeutier ne veut pas seulement son adrénaline, il veut aussi ce rapport de solidarité spontanée et intense. D’ailleurs, les Gilets Jaunes disent souvent « la famille ». Ces vécus ont permis de nouveaux rapports de sociabilité. L’émeute est un moment « d’être ensemble ».

Le Black Bloc lors d'une manifestation

Philippe LOPEZ / AFP

Vous ne parlez jamais de la technique du « black bloc », vous n’utilisez pas le terme « casseur », vous n’aimez pas le terme « infiltré »…
Bien sûr que ce n’est pas une infiltration, c’est un terme policier qui laisserait penser que j’avais un plan. Mon travail de recherche est le rapport entre souffrance et luttes sociales. En rentrant de Syrie [Romain Huët a passé plusieurs mois au sein de groupes rebelles syriens, ce qui a donné un documentaire, NDLR], je vois ces manifestations et je décide simplement d’y aller, en tant que chercheur, puis de travailler dessus. Pour reprendre le terme du sociologue Loïc Wacquant, c’est une « sociologie de la chair », une façon d’être au plus près du monde. C’est logique, pour moi, de regarder les mouvements du monde. Quant au terme « black bloc », il ne veut pas dire grand-chose en France, il ne me paraît pas nécessaire d’utiliser ce mot. J’ai plutôt observé des basculements, des émeutiers de circonstances, des « primo-émeutiers » en quelque sorte. Qu’est-ce qui fait qu’un individu va être présent à un affrontement et lancer un pavé ? On voit que ça peut se faire très vite, et ce n’est pas un geste anodin, mais un geste qui fait rupture avec ce qui est perçu comme « normal » habituellement.

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Vous dites cependant à plusieurs reprises qu’il y a « des techniques qui s’acquièrent ».
Oui, ce geste, qui n’est pas évident, ne peut se faire sans une socialisation. D’une certaine manière, heureusement, il y a une forme de résistance, la peur des conséquences. L’agir destructif n’est pas rien.

« L’émeutier est de ceux qui attendent de la densité existentielle »

D’où votre terme de « violence domestiquée » ? L’émeute est sous contrôle ?
Elle n’est pas un pur déferlement de violence, oui. Ce n’est pas une foule qui se déchaîne. Quelque part, heureusement qu’elle est domestiquée, il n’est pas souhaitable de voir apparaître une violence plus radicale. L’émeute est sous contrôle, oui, les pratiques de lynchage de la police sont quasi inexistantes, les émeutiers attendent que les forces de police soient équipées et casquées avant d’aller à l’affrontement. Ça ne veut pas dire que des policiers ne sont pas blessés, mais c’est rare. La destruction de matériel est elle aussi très ciblée…

Vous risquez même d’agacer des policiers et des militants car vous utilisez le terme de « simulacre » de violence…
C’est une forme de simulacre de l’effondrement, oui. L’émeute va produire une atmosphère particulière, une atmosphère qui lui est propre. Se saisir d’une poubelle, la déplacer, prendre des bouteilles de verre, faire du bruit. Il n’y a pas une volonté de destruction du monde, même si le geste de briser une vitrine, de la voir s’effondrer, est sans doute vertigineux. Oui, une rue peut être scarifiée, c’est vrai que les Champs-Élysées, c’était un paysage surréaliste, les gens étaient effarés… Mais c’est un paysage qui ne dure pas. Le lendemain, tout est remis en ordre, les stigmates disparaissent vite. L’émeutier est de ceux qui attendent de la densité existentielle. En témoigne le slogan « Le monde ou rien », c’est un désir d’emprise, d’appropriation du monde, pas de destruction de l’Homme. Alors oui, la façon d’exprimer cette attente est étonnante pour les gens. Et le rapport à la police est hostile, mais je ne pense pas qu’il soit haineux, les violences restent somme toute assez faibles, et l’asymétrie est évidente. On observe une rigidification des pratiques des forces de l’ordre, là où les pratiques émeutières évoluent peu. L’émeute, c’est plutôt ruser que faire du mal, c’est davantage une guerre de présences.

L’émeute est donc, aussi, une recherche de sensations. On en revient au fait de se sentir « vivant » dans un monde qui asphyxie…
On fait de moins en moins l’expérience de moment concret dans la vie quotidienne. Cette forme « d’absence à soi » du sujet moderne fait qu’il va chercher des compensations, et l’émeute, je pense, en fait partie. Pendant une émeute, la vie fait l’expérience d’elle-même. Cette rencontre heurtée avec le monde, ce divorce entre le sujet et le monde, se manifestent pendant l’émeute. Il y a, je le répète, cette attente de monde. Hannah Arendt utilise la jolie formule de « ressentir le monde dans son corps ». Cette envie de rapport intense avec le réel disqualifie facilement, selon moi, l’idée fausse d’un agir nihiliste.

L’émeute peut-elle devenir insurrection ?
Elle vient dire quelque chose de notre présent, de l’état critique dans lequel se trouve notre monde. Oui, l’émeute peut devenir insurrection. En France, elle jette du sel sur le cœur du pouvoir, elle le griffe, elle le trouble… Mais si ce devenir insurrectionnel est possible ailleurs, je ne pense pas qu’il le soit pour le moment chez nous.

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