Des bunkers abandonnés surgit l'agriculture underground
Photo : Sophie Lauth.

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Des bunkers abandonnés surgit l'agriculture underground

On est allé à Strasbourg dans les tunnels du « Bunker Comestible », une expérience de ferme urbaine bio et souterraine.

La zone confinée entre la gare de Strasbourg et les bretelles autoroutières est un vrai paradis pour urbexeurs. La rue du Rempart donne l’impression d’évoluer dans un monde qui se serait arrêté aux balbutiements de la Révolution industrielle : d’un côté, une succession de bâtiments en briques rouges, des foyers d’hébergement, des ateliers ou encore des entrepôts SNCF et de l’autre, une enfilade de vieux bunkers, vestiges des rivalités franco-allemandes et de cette époque où l’Alsace appartenait à l’Empire allemand.

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Au numéro 8, une petite entrée discrète ne laisse pas deviner au promeneur ce qui est en train de germer derrière : une ferme urbaine et souterraine.

L'entrée discrète du Bunker Comestible. Toutes les photos sont de Sophie Lauth.

Construit en 1878, cet abri servait autrefois à fabriquer de la poudre à canon. Plus tard, il deviendra un squat avant que Jean-Noël et Théophile, fondateurs de Cycloponics, en prennent possession en juin 2016, après avoir mené d’âpres négociations avec la mairie.

À l’intérieur du Bunker Comestible (c’est son nom), l’ambiance est bien plus zadiste que kommandantur : musique reggae, panneaux écolos contre un projet de contournement routier, café qui coule lentement et lumière douce. La première salle qu’on visite fait office de bureau, d’atelier et de site de production.

Dans le coin cuisine, on fait la rencontre de Julie et Morgane, toutes les deux stagiaires, qui ont fait le choix de se reconvertir dans le maraîchage. Elles lavent et emballent les champignons en plaisantant : « le shiitaké séché, ça sent vraiment le pinard. » Anne-Laure, la responsable de cette ferme urbaine d’un nouveau genre, nous fait faire le tour de la serre souterraine.

Derrière une porte en bois, sur 200 m2 et au moins 6 mètres de hauteur, s’enfilent des rangées de pots, éclairés par des LED agricoles bleues, blanches ou roses. « Ces ampoules à basse consommation reproduisent le spectre du soleil. Là, on en a mis des plus claires, pour essayer de faire pousser des tomates ». Ça à l’air de fonctionner, les premières sont déjà en train de sortir de terre. Au milieu de la forteresse, une mezzanine supporte la production de pleurotes. En dessous, c’est le bastion des champignons shiitakés.

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Le seul fertilisant ici, c’est l’huile de coude.

Des appareils pour prendre la température, chauffer, humidifier et ventiler la plantation ont été installés tout au long de ces structures : « C’est artisanal, mais efficace. On a tout fait nous-même ! », nous confie Anne-Laure alors qu’un tue-mouches claque et que quelques insectes parviennent quand même à s’infiltrer dans la casemate.

« Jean-Noël m’a invité à un barbecue ici, pendant l’hiver 2016. J’ai adoré le projet de bunker agricole, alors j’ai filé un coup de main », poursuit notre guide. Lorsque la production a été lancée ici, en avril 2017, Anne-Laure vendait sur les marchés. En septembre dernier, elle est devenu co-responsable avec Raphaël. Pendant qu’il s’affaire à réparer le triporteur pour les livraisons, ce dernier parle des récoltes : « On produit beaucoup, à condition de ne pas avoir de soucis avec les paramètres. On fait deux grosses volées de 60 kg de champignons par mois, plus 4 à 12 kg tous les jours ». Leur prix ? 12 euros le kilo de pleurotes et 16 euros pour le même poids en shiitakés.

Les deux gardiens du blockhaus font aussi germer des salades, des endives, des micropousses. Ils évoquent les tests qui occupent leur quotidien : « On se lance dans la capucine et on aimerait bien faire des plantes aromatiques ». À presque 28 ans, ils commencent à se rémunérer et parlent « optimisation de surface » pour « augmenter le rendement » : « On a de super retours des clients et des restaurateurs qu’on livre. La demande bondit, on va devoir s’équiper d’une chambre froide. »

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« Vous faites pousser de l’herbe aussi ? Et les champignons, ils sont hallucinogènes ? »

Car malgré l’esprit bohème, personne ne chôme. Le seul fertilisant ici, c’est l’huile de coude. Le matin, c’est passage en revue des troupes et arrosage. « À ce moment, on voit s’il faut réaliser un amendement, c’est-à-dire rajouter du jus de lombric ou de compost ». Suivent des inspections plus approfondies pendant la cueillette. Ensuite, c’est conditionnement et livraison aux dix restaurateurs, AMAP et grossistes. « Ce qui est super important aussi, c’est la relève des paramètres physiques (concentration en CO2, humidité, etc.). On fait ça matin, midi et soir , précise Raphaël qui avoue avoir un peu la tête dans le guidon. On n’a pas eu trop de galères, mais c’est pas de tout repos. Parfois, on passe même le dimanche vérifier si tout va bien. Là, on attend surtout de voir comment les cultures vont résister au premier hiver; si on va réussir à maintenir les 19 degrés ». Ou devoir battre en retraite.

Les membres du Bunker Comestible ont envie de sortir l’artillerie lourde : organiser plus de rendez-vous évènementiels « pour que les gens viennent directement à eux ». Hervé prête par exemple main forte en développant des partenariats ou en aidant à l’organisation des journées portes ouvertes (les dernières ont eu lieu en septembre). En sortant du bunker ce jour-là, nos hôtes s’aperçoivent qu’on leur a « chouré un tréteau ». Un client passe la tête et demande : « Vous faites pousser de l’herbe aussi ? Et les champignons, ils sont hallucinogènes ? » Des questions que l’on entend souvent ici. Mais côté restaurateurs, le ton est plus sérieux. Benjamin et Julien, chefs du restaurant l’Hédoniste, à Strasbourg, s’approvisionnent toutes les semaines au fortin : « La production est propre, régulière et surtout de très bonne qualité. » Mêmes commentaires élogieux chez les responsables des Funambules qui ont découvert ces maraîchers atypiques au marché d’à côté et ont décidé d’intégrer ces aliments souterrains à la composition de leurs plats : « Quand on ajoute des micropousses de radis et de cresson, ça réveille nos desserts. C’est top avec notre crémeux de thé au jasmin. On achète aussi pas mal de champignons. »

Après avoir gagné son premier pari à Strasbourg, Cycloponics a voulu se lancer un nouveau défi et s’installer à Paris. C’est dans un parking souterrain du 18e arrondissement que La Caverne, leur deuxième ferme urbaine, s’est récemment installée. « Je n’avais aucune envie de croupir dans un bureau d’études, confesse Jean-Noël, ingénieur en génie climatique. Avec Théophile, on a lancé Cycloponics pour réhabiliter des lieux abandonnés et les convertir en exploitations agricoles. » Sans prétendre remplacer la culture en plein air, le Bunker Comestible est devenu leur « labo expérimental » pour coordonner un futur agricole « où se mêleront high-tech, recyclage et économie circulaire ». De quoi survivre en cas d’apocalypse nucléaire ?