La recherche sur les troubles mentaux a besoin de votre cerveau

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La recherche sur les troubles mentaux a besoin de votre cerveau

Les réponses aux question posées par les maladies mentales se trouvent peut-être dans la structure même du cerveau.

Cet article est initialement paru sur Tonic US.


À moins de 30 centimètres de moi, Jonathan Sirovatka tire un cerveau humain entier d’une glacière rouge.

Je suis au Human Brain Collection Core (HBCC) du National Institute of Mental Health (NIMH) de Bethesda, dans le Maryland. Sirovatka, l'actuel coordinateur des dons, est en train de s'occuper d'un don d’organe tout frais. Il file devant moi, un morceau de chair d’1,5 kilo entre les mains. Je reste plantée là, bouche bée.

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Je ne m'étais jamais dit que je verrais un jour un cerveau humain, même si le fonctionnement de cet organe fascinant est l'un de mes sujets de prédilection. Le cerveau peut être considéré comme un objet de mystère, une boîte noire qui contrôle notre corps depuis le crâne, sa petite salle de contrôle. Il est, d'une certaine façon, une version physique de notre âme. Il contient notre personnalité et notre conscience ; dans ses profondeurs, des émotions abstraites comme la gratitude, la familiarité ou la peur prennent une forme physique.

Voir un cerveau pour de vrai — seul, hors du crâne, détaché du tronc cérébral — est bouleversant de charnalité. Les mains de Sirovatka ne suffisent pas à contenir la masse enflée de l'organe, qui déborde au-dessus de ses doigts.

Image : Justin T. Gellerson

Évidemment, je sais que le cerveau est constitué de chair. Seulement, nous le décrivons si souvent comme un « ordinateur », en évoquant sa « connectivité », sa « plasticité », que je m’attendais presque à voir un objet mécanique complexe. Ou au moins quelque chose de moins… Spongieux.

Le jour précédent, Sirovatka avait reçu un coup de téléphone d’un cabinet de médecine légale en Virginie. Une femme était décédée. Sirovatka avait donc téléphoné à sa famille — le mari dans ce cas précis — et après avoir obtenu son accord pour le don du cerveau de sa femme, il est allé chercher l’organe dans une voiture payée par le gouvernement. Le cerveau a été transporté avec lui à l’arrière de cette Chevy Sedan, posé au sol. Le HBCC ne peut pas récupérer les cerveaux dont l'hôte est mort depuis plus de 48 heures. C’est la raison pour laquelle Sirovatka appelle les familles dans les 24 heures suivant un décès.

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À 11h30, Sirovatka était rentré au NIMH. Mon train est arrivé en gare une heure plus tard.

« C’est ce que nous appelons communément un contrôle individuel » m'explique Sirovatka. Il observe le cerveau de près et et tire quelques fibres de sa surface. « Elle n’a aucun antécédent médical. Elle n’avait aucun problème de santé mentale. Et elle est décédée brusquement, sans doute pour des raisons cardiaques. C'est un excellent spécimen pour l'étude du fonctionnement cérébral normal. »

Sirovatka avait 16 ans la première fois qu’il a vu un cerveau, un vrai. Il est entré dans une pièce similaire à celle dans laquelle nous nous trouvons au NIMH. Une scientifique effectuait le même examen qu’aujourd’hui.

« La première chose qu’elle m’a dit a été « Viens ici et regarde ce cerveau, il est magnifique, c’est un beau spécimen. » À l’époque, j’ai pensé que c'était une réflexion bizarre » se rappelle-t-il. « Mais avec le recul, je comprends complètement. Quand je vois un cerveau spécifique, je peux facilement me dire, « Quel beau spécimen ! » »

Image : Justin T. Gellerson

Quelles sont les caractéristiques d’un « beau » cerveau ? Tout d’abord, il doit être bien conservé, ce qui signifie que le corps doit avoir été gardé dans un endroit froid. La chair doit être ferme, pas trop souple. Il ne doit pas être saturé de sang, gonflé d’eau ou d’autres liquides. « J'aime invoquer l'image d'un charpentier travaillant avec du bois » m’explique-t-il. « Vous pouvez avoir un morceau de bois au grain complètement lisse ou un morceau de bois avec de gros nœuds. »

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Sous mes yeux, Sirovatka s’assure que tout est en ordre et qu’il n’a pas raté d’information essentielle sur ce cerveau. Il examine les vaisseaux sanguins, recherche d'éventuelles accumulations de graisse, des plaques laissées par une pression artérielle élevée. Il cherche des traces d'hémorragie, des ecchymoses ou des contusions, tout ce qui pourrait être trop petit ou trop gros. Le cerveau des femmes est un peu plus léger que celui des hommes, 1 200 à 1 300 grammes contre 1 300 à 1 400 grammes. Parfois, il lui arrive de trouver une tumeur ou un anévrisme qui lui permet de déterminer les causes d’un décès jusqu'alors inconnues. Il palpe ensuite légèrement le cerveau à la recherche d’éventuelles mollesses ou rigidités.

Si le cerveau a été correctement conservé au froid, explique-t-il, sa consistance doit être ferme. « Comme la gélatine que vous gardez dans le frigo, ou comme de la jelly. »

La mission du HBCC est d'enquêter sur les causes sous-jacentes des maladies mentales, un problème que Barbara Lipska, la directrice de l’organisation, ne connaît que trop bien. En janvier 2015, ses docteurs lui ont appris qu'un mélanome avait métastasé dans son cerveau. Plus de 20 tumeurs cérébrales s’étaient développées, altérant complètement son comportement et sa personnalité. Elle est désormais en rémission. Alors que nous nous entretenons à l’extérieur de la pièce où Sirovatka inspecte le nouveau cerveau, elle admet que cette expérience a renforcé l’importance qu'elle accorde au travail du HBCC.

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« Quand j’ai perdu la tête, j’ai compris ce que ça signifiait réellement » se souvient Lipska. « Et je sais que mon cerveau me maîtrise. Ou même des parties de mon cerveau, juste enflées ou enflammées. J’ai appris une leçon matérialiste : si vous perdez la raison, c’est à cause de ces anomalies. »

Nous ignorons encore quels changements dans le cerveau provoquent des maladies mentales comme la schizophrénie, que Lipska a par ailleurs étudié tout au long de sa carrière. Les techniques d’imagerie les plus perfectionnées ne détaillent pas encore les mécanismes moléculaires de l'organe : son ADN et son ARN, ou la séquence génétique et son expression, qui pourraient varier légèrement chez les sujets atteints de troubles psychiques.

Lipska m'explique que l'essentiel des travaux du HBCC concerne ces changements. Recueillir, prélever, analyser et comparer. Problème : les recherches génétiques demandent toujours beaucoup d’échantillons. L'équipe de l'organisme a déjà publié de nombreux articles consacrés aux différences subtiles des cerveaux malades. Mais que veulent-elles dire, exactement ? Nous l'ignorons : pour le moment, les chercheurs ne font que s'engager sur un chemin qui ne pourra être arpenté qu'avec l'aide de beaucoup d'autres cerveaux.

« Les problèmes de santé mentale se trouvent dans le cerveau, cela ne fait aucun doute » lance Lipska. « Des changements physiques s’opèrent dans le cerveau. Malheureusement, nous ne savons pas encore lesquels précisément. »

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Image : Justin T. Gellerson

Le HBCC existe depuis plus de 30 ans — dans une certaine mesure. Les banques de cerveaux dans son genre ne manquent pas aux États-Unis. Pourtant, la demande en organes d'étude reste haute. L’année dernière, le NIMH a fait passer une note de service consacrée au « besoin urgent » en dons de cerveaux. La population cède moins souvent son cerveau que ses autres organes. Il y a plusieurs raisons à cela : la procédure peut être compliquée, les familles craignent de récupérer une dépouille défigurée et il n'est pas facile de céder un organe si étroitement lié à notre identité.

En 2013, plusieurs institutions se sont alliées pour créer NeuroBioBank, une entité d'aide à l'organisation, au prélèvement et à la distribution des tissus cérébraux qui se donne pour but de faciliter le processus de don pour les familles. « C'est très différent qu'accepter de donner ses yeux ou ses reins, je le comprends bien » avoue Michelle Freund, la directrice de NeuroBioBank. « Je crois que c’est ce qui me définit. »

Six partenaires se chargent de recueillir les cerveau. Tous peuvent être contactés par des chercheurs en quête d'échantillons. Le HBCC est séparé de NeuroBioBank à cause d’un curieux cafouillage bureaucratique. Ce qui, d'après Freund, ne change rien sinon la manière dont les deux entités obtiennent leurs financements. Si un chercheur souhaite obtenir des échantillons de tissus cérébral, il peut s’adresser aux deux groupes sans problème.

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Image : Justin T. Gellerson

Chaque site de la NeuroBioBank récupère une centaine de cerveaux par an. Sirovatka estime que le HBCC reçoit un cerveau par semaine en moyenne, soit environ 70 à 80 par an. Il n’y a cependant aucune garantie et l'organisation est consciente de travailler avec des ressources limitées et non-renouvelables.

Lipska insiste : malgré les dons de cerveaux, la route qui mènera à la découverte des mécanismes des maladies mentales est encore longue. Reste que des découvertes cruciales sur les tissus cérébraux ont déjà eu lieu. En 2015, une laboratoire de Harvard a séquencé le génome de neurones individuels de cerveaux post-mortem et découvert qu’avec le temps, chaque neurone subissait de petits changements : on appelle cela des mutations somatiques. Le papier estime que cela pourrait être « une preuve durable et permanente de l’histoire de la vie neuronale. » Une enquête est en cours pour vérifier si ces mutations contribuent aux troubles mentaux.

Autre découverte récente, un facteur de risque génétique pour la schizophrénie appelé C4. Il est l'un des signaux de facteur de risque les plus forts jamais rencontrés. « Il n’a jamais été possible de reproduire le trouble dans des cellules ou sur des animaux » a déclaré Steven McCarroll, l’auteur principal de l’article, dans un communiqué de presse du NIH.

Freund admet qu’une grande partie des subventions du NIH est investie dans des expériences sur les souris — indispensables aux premières phases de la recherche. « Les souris schizophréniques n’existent pas » affirme-t-elle. Nous pouvons étudier les animaux qui présentent des comportements comparables à ceux de la schizophrénie ou d’autres maladies mentales, comme la bipolarité ou le trouble dépressif sévère. Cependant, à un moment donné, les chercheurs n'ont d'autre choix que se tourner vers le cerveau humain pour trouver des réponses. La découverte du C4 repose sur les génomes de 65 000 personnes et 700 cerveaux post-mortem.

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Avant d'aller observer Sirovatka tailler le cerveau, Lipska m'explique que pouvoir travailler avec le cerveau humain, où se cachent tous les mystères, est une opportunité incroyable. « Je suis une matérialiste » reconnaît-elle. « Je ne suis pas spirituelle, au sens où je ne crois pas à une force supérieure nous contrôlant. Je suis convaincue que chaque morceau de chair que vous avez vu contient toutes les réponses. Mais comment ? Comment le cerveau peut-il rêver, aimer, sentir ? À mon avis, s’est une question qui s'adresse plus aux futures générations de neuroscientifiques qu’aux philosophes. Ou peut-être aux deux. »

Sirovatka place l’organe sur une machine en plastique appelée matrice qui lui permet de couper des tranches de taille toujours égale : « parallèle, uniforme et symétrique » souffle-t-il. Alors qu’il enfonce la lame dans le cerveau, je lui demande ce qu’il ressent quand il appelle les familles. Ce cerveau appartenait à quelqu’un, était quelqu’un, et ce quelqu’un appartenait à d’autres personnes. Je suis impressionnée ; lui, celui qui dissèque le cerveau est aussi celui qui a passé le coup de fil à la famille. Cette responsabilité n’a pas été confiée à un centre d’appels ou à des réceptionnistes passant des dizaines d’appel par jour.

Image : Justin T. Gellerson

Sirovatka s'interrompt pour m'expliquer que téléphoner aux familles est l’aspect le plus difficile de son travail. « C’est un appel auquel elles ne s’attendent pas » admet-il. « Parfois, je dois contacter la famille d’une victime de meurtre, donc une mort tragique et dramatique. La plupart du temps, mon appel n’est pas le bienvenu. Je gère en faisant preuve d’autant de respect, de délicatesse et de compassion que possible. »

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En ce moment, l'une des causes les plus fréquentes de décès générant des cerveaux bons pour examen est l’overdose accidentelle de médicaments, qu'elle soit le fait d’opiacés ou d'un mélange de Xanax et d’alcool. Ces cerveaux proviennent souvent d'adultes d'une vingtaine d’années. La deuxième cause de décès des donneurs est le suicide : sur la totalité des cerveaux reçus, 34% proviennent de suicides, 23% de causes naturelles et 11% d’homicides.

Ces appels connectent Sirovatka au défunt, peut-être plus que manipuler leur cerveau.

« C’est gratifiant, et cela m’aide à me rappeler que ces gens ne sont pas juste des spécimens de laboratoire » me dit-il. « Quand j’appelle les familles, je me présente et je leur explique d’où provient mon appel. Je leur explique comment j’ai obtenu leur numéro et je leur offre mes condoléances. C’est une étape très importante. Je ne lis pas un texte type, je suis sincère. Avant de passer un appel, je fais une pause, je lis attentivement les informations et je me répète « Tu vas appeler une mère qui vient de perdre son fils de 20 ans. » Je me concentre, j’identifie la personne que je vais contacter et j’essaye d’imaginer ce qu’elle pourrait ressentir. »

Image : Justin T. Gellerson

Sirovatka dispose les morceaux de cerveau sur un tissu noir et éponge doucement le sang afin de pouvoir observer facilement les structures internes. Il organise les tranches du lobe frontal à l’arrière de la tête et m'explique que les parties les plus convoitées par les chercheurs sont le cortex préfrontal, l’hippocampe, les ganglions de la base et le cortex cingulaire antérieur.

À ce moment-là, le cerveau commence à prendre un aspect plus stérile. Débarrassé de son sang, il ressemble aux images de cerveaux disséqués qui illustrent les manuels scolaires. Ses rouages internes fleurissent comme des morceaux de corail. L’organe a perdu l’aspect rose, charnu et vivace des débuts pour virer au gris. Sirovatka peut commencer le processus de surgélation.

Il sépare d'abord les deux hémisphères. Certains morceaux sont mis de côté pour une évaluation microscopique et immergés dans une solution au formol qui les empêche de se dégrader. Sirovatka place le reste sur une plaque de verre pour que les morceaux soient maintenus à plat, puis les trempe dans une solution de neige carbonique et de méthylbutane à -78 degrés Celsius. Lorsque les morceaux pénètrent dans le liquide, la solution semble entrer en ébullition. Mais Sirovatka m’indique que c’est en fait le contraire qui se produit : le cerveau se fige si rapidement que sa chaleur s'échappe pour former ces bulles. Les morceaux congelés sont mis dans des sachets, étiquetés et stockés.

Image : Justin T. Gellerson

Vêtu de son tablier, de son masque et de ses gants, il est difficile de lire l’expression de Sirovatka et de deviner ce qu’il ressent alors qu’il découpe et dissèque un organe aux propriétés extraordinaires. Il est évident que ce n’est pas sa première fois. Il travaille ici depuis quatorze ans et manipule les morceaux de cerveau avec aisance.

Sirovatka me dit qu'il s'est désensibilisé au travail avec les cerveaux, au moins dans une certaine mesure. Comme dans tous les boulots, le passage du temps installe des automatismes. Mais s’il s’arrête un moment pour penser — avec, devant lui, l’organe qu’il est en train de disséquer — le prodige l’étonne toujours autant.

Image : Justin T. Gellerson

« J’ai entendu dire que le cerveau est le seul organe conscient de sa propre existence » dit-il. « Je n’y avais jamais vraiment pensé de cette façon et je trouve ça fascinant. Le cœur ne sait pas qu’il est un cœur, ou même simplement qu’il existe. Alors quand je sors le cerveau de son conteneur de transport et que je le tiens, je fais une pause, et je me dis wow. Un cerveau est entre mes mains. C’est incroyable. Vraiment incroyable. »