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Culture

La radio commerciale ou le loisir de choisir

Un article paru dans La Presse récemment revenait sur la carrière de Guy Brouillard, le directeur musical à CKOI depuis 40 ans. C’est lui qui « donne l’ADN » à la radio et qui ultimement décide avec son équipe de ce qui va jouer dans ton char…

C'est quasiment épeurant de penser que la même personne ait ce mandat depuis 40 ans alors que les choses ont tellement changé. Bien qu'il soit une véritable bible musicale, il demeure que c'est un mandat lourd de conséquences. Une simple décision peut avoir un impact majeur sur la carrière musicale des artistes, mais aussi sur les goûts musicaux de bien des Québécois. Évidemment, il y a toute une stratégie en arrière. Pour un artiste, ce n'est pas juste de soumettre une chanson et de se demander si Brouillard va la prendre. Car chaque radio a son style, sa couleur, son public cible et son format de chansons.

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Qui décide ce qui joue à la radio?

Si 32 chansons ont été soumises à la radio XYZ la semaine passée, il est probable que seulement dix d'entre elles passeront au comité d'écoute. Et peut-être qu'au final, le comité n'en choisira que deux. C'est une question de timing et ça peut être très ingrat parfois, selon Nicolas Lemieux, président de Sphère Musique et gérant d'artistes.

Les comités d'écoute sont formés de gens qui ont gravi les échelons de la radio avec le temps, dit-il. Ces postes sont très convoités. Il faut avoir de l'expérience derrière la cravate pour pouvoir juger des chansons qui passeront sur les ondes ou non. Quand vient le temps de sélectionner les chansons, il y a tellement de critères qui entrent en ligne de compte que la marge de manœuvre est plutôt mince. Malgré les restrictions et les quotas du CRTC à respecter, les gens ne se doutent pas à quel point ils sont influencés au quotidien par les décisions d'un si petit nombre de personnes.« Le choix des chansons dépend de bien des choses, autant du temps de l'année que de l'émotion générale qui émane d'une chanson, que de son rythme calculé en BPM (battement par minute) », explique Nicolas.

L'auditoire des radios privées a des attentes. La job des programmeurs n'est pas de faire la promotion de nouveaux talents, mais plutôt de trouver des chansons qui sauront répondre aux attentes, respecter le mandat de la radio et plaire à son public cible. Ils recherchent une constance et une homogénéité dans le ton des chansons pour qu'elles puissent s'enchaîner et former de belles séquences. La radio ne veut pas déranger les gens, juste les accompagner.

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Quand on demande à Alex Nevsky à quoi il attribue son succès radiophonique, il ne sait pas quoi répondre parce qu'en réalité il n'y pas de bonne réponse et il n'existe aucune formule magique.

« Mon premier album n'avait pas pogné du tout avec les radios. Quand j'ai composé Himalaya mon amour, je n'avais aucune attente. Je m'étais fait à l'idée que je n'avais sûrement pas le bon format de chansons. Mais visiblement, j'ai eu tort. »

Ironiquement, il a récemment soumis un nouveau single aux radios croyant cette fois qu'il avait ce qu'il faut. Mais non. Comme quoi, ça peut être très subjectif.

Prenez Générations de Mes Aïeux par exemple, raconte Nicolas. Pendant des années, les radios se sont entêtées à ne pas la faire jouer et, pourtant, tout le monde la connaît aujourd'hui.

Une fois que tu as fait un hit, c'est plus facile, dit Alex Nevsky. Ton nom est fait. Les gens te connaissent et sont curieux d'entendre ta prochaine chanson. Il faut y aller un hit à la fois.

Quand les gens tripent, ils tripent fort par contre. Les radios font jouer les chansons en boucle tant que les gens ne se tannent pas.

« Je me rappelle de ma chanson On leur a fait croire. Elle a tourné plus de 900 fois en un an, sur les ondes d'une certaine radio. C'est plus de deux fois par jour tous les jours! C'est sûr que je suis très reconnaissant, mais je ne peux pas m'empêcher de penser que pendant ce temps-là, il y a d'autres bonnes chansons qui ne passent pas. »

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Les radios comme Énergie ou CKOI sont d'abord et avant tout des entreprises privées. Au bout de la ligne, il s'agit juste de faire fonctionner la business… de la façon la plus lucrative possible.

Et malheureusement, c'est clairement plus lucratif pour elles de faire jouer David Guetta et Pitbull que Milk & Bone ou Avec pas d'casque. Les radios s'appuient sur les cotes d'écoute (BBM) qui dictent les revenus publicitaires.

Le loisir de choisir

Aujourd'hui, le système s'est démocratisé et on a le loisir de choisir. Et on ne parle pas ici d'Éric de Repent qui appelle à la radio pour entendre Uptown Funk. Rien contre toi mon Éric, mais on parle plutôt de la montée des podcasts, du streaming, des radios en ligne, d'Apple Music, etc.

Les radios commerciales semblent avoir perdu de leur attrait aux yeux des milléniaux. Le temps où on enregistrait le 6 à 6 sur des cassettes est loin derrière. On a accès à de plus en plus de dispositifs qui nous permettent de streamer d'à peu près n'importe où, incluant les voitures, endroit où une grande partie de l'écoute radio a toujours eu lieu. Il est donc évident que les nouvelles générations n'entretiennent pas le même lien avec la radio que leurs parents. Ayant la possibilité de choisir le sujet dont ils veulent entendre parler ou le genre de musique qu'ils veulent écouter, pourquoi les amateurs de musique voudraient-ils se limiter aux goûts musicaux de trois, quatre baby-boomers qui ont pour mission d'augmenter les cotes d'écoute. Pourquoi auraient-ils envie de se taper les annonces de Brault et Martineau qui essaient, toutes les trois minutes, de leur vendre un sectionnel beige en 72 versements égaux? Ça rappelle l'émergence des radios pirates en Europe du Nord dans les années 60 qui s'opposaient au monopole d'État en matière de radiodiffusion. On cherchait à atteindre la jeunesse et à faire jouer autre chose que ce qui jouait à la radio d'État. Radio Caroline, par exemple, a été lancée en 1964 et émettait clandestinement à partir d'un bateau ancré dans les eaux internationales de la mer du Nord. Ces radios, qui revendiquaient la liberté d'expression, ont finalement acquis le statut de radios « libres » dans les années 70. Elles ont entre autres contribué à l'essor du rock'n'roll en cherchant à atteindre un nouveau public avec de la musique plus underground.

Ce qui a changé, c'est qu'aujourd'hui, bien des radios, aussi libres soient-elles, sont avant tout des radios commerciales où l'animateur ne décide pratiquement de rien et où tout est préfabriqué et calculé. Le temps d'antenne est sectionné entre l'espace alloué à la musique, aux animateurs, à la promotion et à la publicité. Les enfants du rock'n'roll sont rendus vieux, faut croire. On est tombé dans les méandres du showbiz et du capitalisme aux dépens de la musique.

Et la petite jeunesse, elle, se tourne vers autre chose et est même prête à payer pour avoir le loisir de choisir et pour s'éviter un peu de pub.

* * *

*Une version antérieure de cet article identifiait Céline Dion comme la compositrice de la pièce « Pour que tu m'aimes encore ». La chanson est plutôt l'oeuvre de Jean-Jacques Goldman.