jeunes et retraite
ILLUSTRATION: AGATHE DANANAÏ
Société

Vous pensez déjà à votre retraite ?

J’ai fait un petit sondage auprès de mon entourage pour savoir si leur retraite les préoccupait, et entre pessimisme et désillusion, mon cœur balance.
Nadia Kara
Antwerp, BE

Alors que la France s’enflamme depuis des semaines à propos de l’augmentation à 64 ans de l’âge de la retraite, en Belgique on semble avoir accepté la défaite sans trop de remous : actuellement, l’âge de la pension est de 65 ans, en 2025 il passera à 66 ans et en 2030 à 67 ans (oui, c’est déjà décidé, si t’es pas content·e t’as qu’à mourir avant).

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Est-ce que les Belges aiment tellement travailler ? Est-ce qu’on a peur de se tourner les pouces ? On y pense déjà, à notre pension, quand il nous reste encore 30 ans à tirer ? Et est-ce que ça a du sens d’y réfléchir maintenant, alors que si ça se trouve, tout ce qui nous attendra, c’est des croisières sous 50°C sur un océan de plastique ? J’ai fait un petit sondage auprès de mon entourage pour savoir si leur retraite les préoccupait, et entre pessimisme et désillusion, mon cœur balance.

Jessica Creten (35 ans), étudiante et vendeuse

VICE : Est-ce que tu penses parfois à ta retraite ?
Jessica :
Pas trop, non. Pour être honnête, j’ai un peu du mal à me projeter – je sais pas si c’est parce que je pense mourir avant ou parce qu’on continue sans cesse de repousser l’âge légal. Du coup, je suis pas vraiment préparée : j’ai 35 ans, ça fait presque 15 ans que je travaille et j’ai zéro épargne-pension.

Ça te préoccupe ?
Oui et non. J’avoue que je suis assez pessimiste quand je pense au futur, du coup j’essaye de ne pas me poser trop de questions. Je verrai bien ce qui arrivera. Le plus important pour moi, c’est surtout de ne pas avoir de regrets. J’ai passé la deuxième moitié de ma vingtaine à regretter de pas avoir étudié plus, ce qui m’aurait permis d’avoir un job qui me correspond mieux. Ça a mis beaucoup de temps, mais aujourd'hui, je suis heureuse et fière d’avoir repris des études pour enfin avoir un Bachelor et sortir de ce cercle vicieux de jobs alimentaires et de dépressions.

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Félicitations ! Du coup, tu as une espèce de plan de carrière en tête ?
Pas vraiment. J’ai quelques projets à moyen et long terme, mais je vis un peu au jour le jour. De toute façon, entre les crises sanitaires, les guerres et le changement climatique, beaucoup de choses sur lesquelles on a finalement très peu de contrôle risquent de perturber notre futur. Pour l’instant, je me concentre sur mon prochain but : obtenir mon diplôme, dans l’espoir d’avoir enfin un job qui ne me plombera pas.… enfin, c’est l’idée, en tout cas. Ça m’angoisse de savoir que j’aurai près de 40 ans quand je finirai mes études, mais en même temps j’en ai tiré une leçon précieuse : désormais, j’essaie de faire ce que je veux faire sans trop attendre – j’ai perdu assez de temps comme ça. En vieillissant, je me suis rendu compte que si je voulais que quelque chose arrive dans ma vie, je devais arrêter d’attendre le bon moment et me jeter à l’eau. Ça m’empêchera pas de me planter, mais au moins je ne mourrai pas avec le regret de ne jamais avoir essayé.

Quel est ton regard sur la place du travail dans notre société ?
Je suis contente pour celles et ceux qui ont une belle carrière, si ça les rend heureux·ses, mais je pense que la plupart des gens souffrent à cause du système dans lequel on est enfermé. C’est malsain, cette idée qu’on doit travailler toute sa vie pour ne pouvoir profiter vraiment qu’à partir de la retraite. Je me pose énormément de questions sur le système capitaliste et cette nécessité de travailler pour survivre, de choisir dès le plus jeune âge ce qu’on voudra faire de notre vie… tout ça pour enrichir quelqu’un d’autre. Le travail est une chose à laquelle on ne peut échapper, et les personnes qui ne travaillent pas sont marginalisées, vues comme des fainéant·es et des profiteur·ses. Les personnes qui travaillent sont coincées dans des jobs où il est normal d’être tout le temps disponible, où le management maintient une situation où on est en sous-effectif parce qu’ils veulent employer le moins de travailleur·ses possible pour maximiser le profit. C’est tout le système qui est à changer, et je ne prétends pas avoir de solution idéale, mais je pense qu’il est important d’être critique.

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Augustin Renier (35 ans), chargé de communication

VICE : Si je te dis « retraite », ça t’inspire quoi?
Augustin :
Pendant mes études de communication, je me suis retrouvé soudainement à court d’argent ; du coup, j’ai été travailler dans la grande distribution. À la base, ça devait être une solution temporaire, mais j’y suis resté 3 ans. On oublie souvent le job de caissier ou de magasinier quand on cite les métiers pénibles , mais être debout derrière une caisse toute la journée, en ayant comme seul contact client des « Vous voulez un sac ? » ou « Vous avez la carte fidélité ? », ça use. Porter des cartons de pots de confiture ou des packs de bières aussi. Dans un des magasins, on était tou·tes noté·es sur notre rapidité sur un tableau avec des couleurs  : vert pour les premier·es, rouge pour les dernier·es. Il y avait un esprit de compétition instauré par la hiérarchie, et ça usait les corps et les esprits des employé·es, même les plus jeunes. Alors tenir là-dedans jusqu’à 67 ans, c’est dur. C’est pour ça que je comprends parfaitement les gens qui manifestent en France, à l’époque je suis aussi descendu dans les rues contre la retraite à 67 ans du gouvernement de Charles Michel. 

Qu’est-ce qui te révolte le plus ?
On voudrait repousser l'âge de la retraite de plus en plus tard au motif que les gens vivent plus longtemps ; si les gens vivent plus longtemps, c’est justement parce qu’on travaille moins longtemps. Le sens de la modernité, ça a toujours été de libérer du temps de travail pour avoir du temps libre sur le côté. Et « temps libre », ça veut pas nécessairement dire qu’on le passe à glander : au contraire, nombre de retraité·es font du bénévolat, s'occupent de leurs petits-enfants, en profitent pour lire et écrire, etc. Mais comme c’est du temps qui ne rapporte pas de profit, on déclare ce temps « inutile » et on veut à tout prix en repousser l’accès. Or, si l’espérance de vie augmente – et c‘est un fait que je nie pas –, l’espérance de vie en bonne santé, quant à elle, stagne voire régresse chez certaines parties de la population les plus pauvres et les plus vulnérables.

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« On nous a promis un “monde d’après” – eh ben en fait, c’est le même que celui d’avant, mais en pire. »

Finalement, sans ton passage en grande distribution, ta vision du travail serait peut-être différente…
Oui, c’est clair. J’ai eu la chance de pouvoir arrêter et reprendre des études pour obtenir un travail plus intellectuel, mais je n’oublie pas ce temps passé dans les grandes surfaces. Ça laisse des traces, et je pense que chaque économiste ou politicien·ne qui nous pond des réformes comme celles sur les retraites devrait aussi passer quelques années dans ce genre de boulot pour comprendre vraiment ce que c’est, la pénibilité au travail. On veut faire du travail une valeur, mais pour beaucoup de gens, aujourd'hui, c’est juste un moyen de subsistance. Or, vu le temps qu’on passe au travail dans sa vie, ça devrait être un moyen de se réaliser, de donner un sens à sa vie. 

C’est une frustration qu’on entend souvent, ce manque de sens. À ton avis, c’est dû à quoi ?
C’est une accumulation de plusieurs choses : l’affaiblissement des syndicats, les méthodes managériales inspirées du néolibéralisme qui se sont incrustées jusqu’au sein des structures publiques, des DRH qui se rangent systématiquement du côté des patrons... Aujourd’hui, on a toute une partie de la population qui vit le travail comme une souffrance : y’a qu’à regarder les chiffres des burn-outs et des suicides liés au travail. Le travail ne devrait jamais être une souffrance : il devrait être une manière de pouvoir apporter quelque chose de bénéfique à la société, et de recevoir en retour les moyens de vivre dignement. On en est loin aujourd’hui. On a vu pendant la pandémie quels étaient vraiment les métiers essentiels, et ce sont ceux qui sont les plus mal rémunérés. On nous a promis un « monde d’après » – eh ben en fait, c’est le même que celui d’avant, mais en pire. 

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On peut te ranger du côté des pessimistes, si je comprends bien ?
Je préfère citer la phrase du grand intellectuel marxiste italien Antonio Gramsci : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de la volonté ». Car c’est par le collectif et la lutte sociale qu’on pourra améliorer les conditions de travail et les droits à la retraite.

Quentin Glodé (26 ans), chef de département en agence de pub

VICE : 26 ans, c’est jeune pour être à un poste comme le tien ! T’as gravi les échelons à une vitesse de ouf, ou t’as un gros ragot sur le grand patron ?
Quentin :
J’ai commencé à travailler quand j’avais 21 ans – tous mes potes étaient encore à l’école. Je me suis démené et j’ai fait quelques bons choix stratégiques, du coup oui, j’ai évolué plus rapidement que la moyenne.

Tu te considères comme quelqu’un d’ambitieux ?
Carrément. C’est quelque chose dont j’ai hérité de mon père : quand j’étais enfant, je le voyais toujours travailler très dur, parfois je l’accompagnais à son travail et je l’observais, plein d’admiration. Ça m’a vraiment donné envie d’avoir la même passion pour mon travail. Il faut dire que j’adore ce que je fais, je fais toujours de mon mieux pour perfectionner tout dans les moindres détails et surtout, j’ai cette volonté d’aller toujours plus loin. Du coup, je ne vis pas mon job comme une tâche, plutôt comme un challenge : je veux évoluer, continuer d’apprendre, me découvrir, et ne jamais perdre cette passion.

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Et t’arrives à équilibrer un peu avec le privé ?
Oui, t’inquiète ! Je suis un peu le cliché « work hard, play hard » : pendant le week-end ou quand je suis en vacances, je déconnecte complètement, mon travail ne me préoccupe plus du tout. C’est ma façon de maintenir un équilibre qui me convient.

T’es encore jeune ; tu penses tenir le coup dans tes vieilles années ?
C’est vrai que je vis un peu à 1 000km/h là, après je pense que je suis dans une période de ma vie où je peux me le permettre, alors j’en profite. Avec les années, j’imagine que je finirai par ralentir mais pour l’instant, je fonce tant que j'ai de l'énergie. L’idée, c’est un peu de me mettre la pression maintenant pour ne plus devoir le faire plus tard.

Et la pension, c’est un truc qui te trotte dans la tête ?
Franchement, vraiment pas. En tout cas, c’est une pensée qui est très loin de mon quotidien. C’est tellement loin dans le temps que ça me paraît inutile de m’en préoccuper pour l’instant. Et honnêtement, j’ai l’impression que l’âge de la pension ne va faire que reculer, du coup j’ai le temps de voir venir. Le seul truc que je fais, c'est de cotiser pour mon épargne-pension, mais c’est surtout parce que ça me demande peu d’effort et que ça a un effet positif à court terme sur mes impôts.

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Et quand – ou plutôt si – le jour de ta pension arrive, tu imagines ça comment ?
Je touche du bois pour que ma santé et mes finances me permettent de faire ce que je n’ai pas pu faire pendant le reste de ma vie : voyager, découvrir le monde à mon aise.

Qu’est-ce qui te retient de le faire maintenant ?
Le temps. J’essaye de voyager pas mal, mais clairement, j’aurai plus de temps quand je serai retraité. Des fois, je me dis aussi que je prendrais bien une pause-carrière d’ici quelques années, pour me permettre de planifier un grand voyage. En 5 ans de taf, j’ai changé 3 fois de boîte et 4 fois de job ; je pense que ça me fera du bien de pouvoir me poser un peu.

Steven M. (40 ans), chef d’entreprise

VICE : Ça t’arrive de penser à ta pension ?
Steven :
Chaque jour ! J’ai une image très claire et détaillée de ce à quoi ma vie ressemblera, et je sais déjà que je passerai au moins un tiers de l’année quelque part autour de la mer Égée, pour pouvoir me faire une petite session de nage chaque matin.

Waouw, tout un programme. Plus que 27 ans…
Ah non, certainement pas. Je vois ma pension comme une nouvelle phase dans ma vie dans laquelle je ne m’arrêterai pas nécessairement de travailler, mais où ma qualité de vie sera la priorité, et je ne compte pas attendre mes vieux jours pour la prendre. Mon père a travaillé dur toute sa vie, il a toujours été bricoleur et il rêvait de construire une maison au Portugal. Mais le temps de pouvoir en faire une réalité, ses mains ne sont plus ce qu’elles étaient… Si j’en tire une leçon, c’est de ne pas attendre qu’on me donne la permission pour prendre ma retraite.

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« J’ai hâte, t’as même pas idée. »

Et c’est quoi, du coup, ton plan pour mettre tout ça en place ?
J’ai créé mon agence de développement web il y a quelques années, je voulais avoir un travail qui me plaise, dans un domaine qui m’intéresse, sans avoir un patron qui me contraignait à faire des choses que je ne sentais pas ou en lesquelles je ne croyais pas. J’ai travaillé comme un fou et ça commence enfin à porter ses fruits : l’idée, maintenant, c’est d’arriver progressivement à me rendre de moins en moins indispensable, que la boîte puisse tourner sans moi ou en tout cas, que ma fonction soit plus en retrait. On a une équipe jeune et talentueuse qui ne demande qu’à endosser plus de responsabilités, donc tout se goupille. À moi de les motiver et de leur donner l’espace pour devenir autonomes.

C’est marrant, ça fait presque bizarre de parler à quelqu’un d’aussi optimiste vers l’avenir…
J’ai hâte, t’as même pas idée.

Raïssa Peeters (35 ans), employée dans le secteur associatif et musicienne

VICE : À quoi ressemble ton rythme de vie pour l’instant ?
Raïssa :
Je travaille à temps plein pour une asbl, je suis maman de deux enfants en bas âge, musicienne et curatrice et je viens de me lancer comme consultante en diversité en indépendante complémentaire. Comme tu peux l’imaginer, c’est pas toujours évident de combiner tous ces rôles et ces ambitions, même si j’adore chacune de mes casquettes. J’aime mon job, je l’exerce avec passion et il me permet de m’épanouir tout en ayant les pieds sur terre ; mais pour moi, ce travail, c’est surtout un moyen de subvenir aux besoins de ma famille. J’espère arriver vite à une situation où je serai plus stable financièrement, pour pouvoir me laisser un peu plus porter par mes envies.

Tu t’imagines à la retraite ?
Franchement, oui. Ça m’a l’air super chill : quand je vois ma mère et mes beaux-parents, j’ai l’impression qu’iels profitent d’une deuxième jeunesse. Iels s’éclatent et entreprennent des choses qu’iels n’ont pas eu le temps de faire avant. Quand ce sera mon tour, j’espère être dans une situation assez privilégiée pour pouvoir avoir le même style de vie : prendre le temps de vivre pour moi-même, profiter des plaisirs simples. Et la cerise sur le gâteau, ce serait d’être grand-mère : tout le plaisir d’avoir des enfants, sans les obligations.

Et tu t’y prépares déjà, à cette période de ta vie ?
J’ai une épargne-pension via ma banque, parce que j’ai le pressentiment que le temps que j’arrive à l’âge légal, l’état aura raboté au maximum sur les montants des pensions ; même si je cotise tous les mois depuis des années, je me fais pas d’illusions. Et j’ai pas vraiment envie de vivre mes vieux jours dans la pauvreté. C’est un peu pour ça aussi que je travaille comme indépendante complémentaire, pour pouvoir mettre un peu d’argent de côté.

Quand tu penses à ton avenir, tu te sens optimiste ?
Ça dépend des jours. Quand je vois tout ce qui se passe dans le monde – la guerre, l’inflation, la pandémie, le climat – ça m’angoisse. D’un autre côté, j’essaye d’être reconnaissante pour ce que j’ai et d’en profiter au maximum : je suis en bonne santé, j’ai ma famille, mes ami·es… et quand j’y pense, je me dis que la vie en vaut le coup, et j’espère pouvoir vivre vieille et heureuse.

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