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ESL | Bart Oerbekke
Gaming

Pour quelques millions de dollars de plus : l'esport veut ses ligues fermées

En trois ans, l’esport a vu se créer plusieurs ligues franchisées dans lesquelles les équipes doivent débourser des millions pour y participer. Un système qui récompense d'abord les plus riches.

Depuis plusieurs années, l’esport s'est structuré autour de ligues et de tournois. Organisées par les éditeurs des jeux ou par des entreprises tierces, ces compétitions fleurissent sur différents titres, de League of Legends à Rocket League en passant par Counter-Strike et FIFA et ont fait s'affronter en 2019 plus de 26 000 esportifs à travers le monde. Selon Forbes, le marché de l'esport pèse désormais plus d'un milliard de dollars et certains joueurs touchent des salaires à hauteur de centaines de milliers d’euros.

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Mais comme à l’accoutumée, rien ne semble échapper à l’influence des États-Unis en matière d’économie. Pas même l’esport, qui voit depuis trois ans certains de ses modèles d’organisation s’américaniser. Finies les ligues ouvertes avec un système de relégation et de promotion et place aux ligues fermées, réservées aux équipes en mesure de payer des droits d’entrée de plusieurs dizaines de millions de dollars.

Riot Games, l’éditeur de League of Legends, a initié dès 2018 un processus de franchisation de ses ligues majeures, d’abord en Amérique du Nord et en Chine, puis en Europe et prochainement au Brésil et en Corée du Sud. « Riot Games vend des places dans ses ligues aux équipes, qui bénéficient ensuite d’accords de longue durée », décrit John Needham, directeur général de l’esport chez l’éditeur. En 2019, dans le Washington Post, il explique que l’équipe Evil Geniuses a ainsi payé une franchise de 33 millions de dollars, désormais la seule porte d’entrée de la ligue américaine.

EPL-Odense CS GO

ESL |​ Bart Oerbekke​

Si de plus en plus de scènes esportives (Overwatch, Call of Duty, Rocket League…) se tournent aujourd’hui vers ces modèles fermés, l’esport n’a rien inventé et s’est largement inspiré de l’organisation des sports traditionnels aux États-Unis. C’est là-bas en effet qu’on retrouve dès la fin du XIXe siècle cette logique de franchises et de ligues fermées, avec la MLB (baseball), puis la NHL (hockey), la NFL (football américain), la NBA (basket-ball) et la MLS (football).

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Économiste du sport, Jean-François Bourg s’est penché sur les caractéristiques de ce système sportif fermé. « Dès le départ, il a été articulé sur une logique de maximisation des profits pour les propriétaires de clubs américains, décrit-il. Le seul ticket d’entrée dans une ligue majeure, c’est l’achat d’une franchise et le seul ticket de sortie, c’est la faillite. »

« Aux États-Unis, le principe de la fermeture des ligues est qu’il n’y a pas d’aléa sportif et donc une incertitude du résultat très limitée »

À l’inverse, le sport traditionnel européen repose sur un système ouvert pyramidal à l’image du football français par exemple, avec la Ligue 1 puis la Ligue 2, puis le National 1 et ainsi de suite. Surtout, c’est le résultat sportif qui décide du sort des équipes : les meilleures sont promues dans les divisions supérieures tandis que les moins bonnes sont reléguées.

Ces différences de modèles entre l’Amérique du Nord et l’Europe illustrent donc des visions du sport radicalement opposées. « Aux États-Unis, le principe de la fermeture des ligues est qu’il n’y a pas d’aléa sportif et donc une incertitude du résultat très limitée, expose Jean-François Bourg. Qu’on termine premier ou dernier, on reste dans la même division alors qu’en Europe, on peut être relégué, ce qui entraîne de lourdes conséquences. »

C’est précisément la recherche de stabilité financière qui séduit de plus en plus le monde de l’esport. « Avec League of Legends, nous développons un sport et la stabilité est quelque chose de très important lorsqu’on fait cela, argumente John Needham. Nous voulions débarrasser les équipes de la menace des promotions et relégations afin qu’elles puissent développer avec leurs joueurs, leurs sponsors et leurs investisseurs des contrats sur le long terme. »

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Car malgré une histoire de plus en plus longue, l’esport en est encore à ses premiers balbutiements en matière de développement économique et les investisseurs doivent souvent être rassurés, estime Romain Sombret, président de la structure esportive française MCES. « On est dans une phase où on dépense beaucoup d’argent et, pour convaincre les investisseurs, c’est quand même plus simple de leur présenter une ligue fermée. » De plus, les équipes franchisées peuvent bénéficier de systèmes de redistribution des revenus, comme c’est le cas dans les championnats majeurs de LoL et l’Overwatch League.

Pour Nicolas Besombes, sociologue du sport et spécialiste de la discipline esportive, ce modèle permet davantage « de prises de risques sur le plan sportif, avec le recrutement de rookies [joueurs n’ayant pas fait leurs preuves, N.D.L.R.] ». C’est notamment le plan de jeu de l’équipe française Vitality sur LoL qui a, ces dernières saisons, donné leurs chances à de jeunes recrues comme Duncan « Skeanz » Marquet et Markos « Comp » Stamkopoulos, explique le PDG de Vitality, Nicolas Maurer. « Les équipes ont souvent parié par le passé sur des joueurs établis plutôt que sur la promotion de rookies mais aujourd’hui, on voit bien la différence avec l’arrivée des franchises. »

Flashpoint cs go

Photo publiée avec l'autorisation de Flashpoint.

Adieu l’équité dans l’esport ?

S’il est des conséquences positives de la franchisation de ce secteur, d’autres points moins joyeux sont à relever. Nicolas Besombes souligne notamment « la création de barrières à l’entrée économiques », difficilement surmontables pour de petites équipes n’ayant pas les moyens de débourser plus de 30 millions de dollars pour acquérir une franchise. Or, dans un système sans promotion ni relégation, impossible de contourner l’impératif financier.

En 2018, alors que Riot Games vient de transformer son championnat européen sur League of Legends en une ligue fermée, le club français MCES participe à l’appel d’offres. « On renseigne dans le cahier des charges des tas d’informations sur l’état de nos fonds, nos investisseurs, la gestion de nos joueurs sur les plans sportif et mental, nos stratégies sur les réseaux sociaux », se souvient le président Romain Sombret. Riot Games demande alors 8 à 10 millions d’euros de droits d’entrée et la candidature de MCES n’est pas retenue. L’équipe évolue aujourd’hui en ligue nationale. « Pour ce genre de projets, il faut des investisseurs derrière mais on a toujours dans un coin de notre tête la volonté d’y entrer. »

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« Aujourd’hui, j’ai beaucoup moins d’attrait pour les divisions nationales car les équipes ne peuvent pas monter. Et en première division, l’intérêt en tant que spectateur autour des deux dernières places a disparu »

Outre l’aspect financier, dans les sports traditionnels comme dans l’esport, les ligues fermées doivent composer, d’une saison à l’autre, avec les mêmes équipes et peuvent faire face à une baisse de l’enjeu sportif qui peut endommager « la durabilité de la motivation chez les supporters », note l’économiste Jean-François Bourg.

Étudiant à Paris, Duncan regarde assidûment des compétitions sur LoL depuis quatre ans. Il a connu le championnat européen dans sa formule ouverte sans franchise et s’intéressait à l’époque aux Challenger Series, la seconde division européenne. « C’était là qu’on pouvait repérer les futures équipes promues, se rappelle-t-il. Aujourd’hui, j’ai beaucoup moins d’attrait pour les divisions nationales car les équipes ne peuvent pas monter. Et en première division, l’intérêt en tant que spectateur autour des deux dernières places a disparu. »

L'esport doit lui aussi faire face au dopage

Pour lui, ce bouleversement signifie donc l’adieu aux trajectoires extraordinaires de certaines formations telles que Griffin en Corée du Sud. L’équipe avait été promue en 2019 de la deuxième à la première division coréenne sur LoL, considérée comme la plus compétitive au monde. Elle l’avait alors remportée haut la main et avait pu participer aux Mondiaux jusqu’en quarts de finale.

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Toutefois, certaines scènes esportives, comme celle du jeu Rainbow Six, ont fait le choix de conserver leurs modèles ouverts et donc la possibilité d’ascension pour les équipes. Ysoline « Yziaa » Chanson, manageuse de l’équipe BeKind, a ainsi vu ses joueurs être promus deux fois de suite et se qualifier en deuxième division européenne pour la saison prochaine. « On est très fiers d’être partis de rien et d’être montés aussi haut, sourit-elle. Maintenant, on va pouvoir demander un salaire, les joueurs vont devenir pros et on peut encore rêver de monter en première division. » Un rêve qui n’aurait pas été possible dans un écosystème fermé.

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ESL |​ Helena Kristiansson

Très récemment, deux acteurs majeurs ont insufflé un vent de renouveau en proposant des modèles hybrides, à la fois fermés et ouverts. Cela se passe autour de l’écosystème Counter-Strike, un jeu vidéo édité par Valve mais dont l’esport est organisé par plusieurs entreprises tierces. Les organisateurs rivaux ESL et Faceit ont annoncé en début d’année deux projets distincts : l’ESL Pro League dans un nouveau format, et la ligue Flashpoint.

Le premier est une ligue de 24 équipes. Parmi elles, 13 (Astralis, G2, Vitality…) ont signé un partenariat sur plusieurs années avec l’ESL afin d’être appelées d’office à chaque édition. Les 11 équipes restantes se qualifient via leurs performances. Michal Blicharz, vice-président de l’esport chez ESL, explique que les équipes signataires n’ont pas eu de franchise à payer : « Nous les avons sélectionnées parce que ce sont des équipes de très haut niveau, que nous connaissons depuis longtemps sur CS. Elles ont exprimé leur intérêt à obtenir un partenariat qui solidifierait leurs positions et les rendrait plus ‘investissables’. »

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« Riot détient ses ligues, à 100 % »

Ces équipes bénéficieront d’un système de redistribution des revenus et des profits de l’ESL Pro League. ESL emprunte donc plusieurs traits aux modèles fermés traditionnels et préserve une part d’incertitude sportive en permettant à 11 équipes de se qualifier. Pour Nicolas Maurer, ce partenariat représente la possibilité pour Vitality et l’ESL « d’investir sereinement dans l’avenir tout en créant une ligue attrayante pour les fans avec les meilleures équipes, celles sélectionnées et celles qualifiées ».

Chez Flashpoint, le principe est le même, à une différence majeure près. 8 équipes sur 12 ont payé des franchises de 2 millions de dollars pour assurer leurs places et profiter d’une redistribution des revenus. Elles possèdent ainsi un pourcentage, tenu secret, de la ligue. « Nous sommes la seule entité dans l’esport à être possédée par les équipes, affirme Christopher « Montecristo » Mykles, commissionnaire de Flashpoint. La plupart des ligues professionnelles sont, soit possédées par les éditeurs, soit par les organisateurs de tournois, lesquels cherchent à maximiser leurs profits aux dépens des équipes. »

En effet, les équipes des championnats de LoL ou de l’Overwatch League n’ont pas les mêmes droits que les clubs en NBA, où acheter une franchise signifie posséder une partie de la ligue. Dans l’esport, les équipes ne possèdent rien. « Riot détient ses ligues, à 100 % », confirme John Needham pour Riot Games.

Par son système semi-fermé et son modèle de gouvernance, Flashpoint se différencie des autres compétitions esportives et pourrait bientôt conquérir d’autres territoires. Montecristo évoque déjà la création de ligues similaires sur Valorant, Hearthstone ou Street Fighter. En France, MCES et Romain Sombret sont séduits : « Ce serait normal que les équipes soient, à un moment donné, celles qui possèdent les choses. Aujourd’hui, elles sont le parent pauvre de l’esport, or ce sont elles qui font rêver les fans. »

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