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Image du documentaire « Dont Look Back » de D.A Pennebecker (1967), Criterion Collection. 
Music

Pourquoi Bob Dylan est-il toujours autant considéré comme un mythe ?

Comment comprendre une oeuvre aussi riche et complexe que celle d'un des plus grands songwriters américains du 20e siècle ? En commençant déjà par se jeter la tête la première dans toutes les affabulations et mystifications qui auront jalonné son œuvre.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Parfois, on se prend à vouloir engloutir des œuvres entières d’artistes estimables dont on n’avait jamais vraiment saisi la portée ni la singularité jusqu’ici, un peu comme ça, sur un coup de tête. Il suffit par exemple que Bob Dylan, soit l’un des songwriters les plus vénérés de l’histoire de la musique populaire américaine du 20e siècle, sorte son 39e album il y a quelques semaines, le très dense Rough And Rowdy Ways, pour qu'on embraye directement sur le tome 1 de ses Chroniques.

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Premier volume de son autobiographie parue en 2004, qu'il n'a toujours pas complétée jusqu'ici (et qu'on laisse prendre la poussière sur un coin de l'étagère depuis un bout de temps déjà), le livre est probablement le compagnon de route idéal pour nous permettre d'enchaîner très vite sur le reste, des kilomètres d’interviews, de films, de poèmes, de notes, de paroles, et bien sûr, de musique, lesquels dessinent une œuvre d’art totale, tourbillonnante certes, mais paradoxalement cohérente dans son foisonnement.

On comprend rapidement qu'il faudra envisager cette œuvre comme un tout si l'on veut tenter d'en saisir a minima un bout de complexité. Mais surtout, qu’il faudra la considérer sous le prisme du mythe, tant Bob Dylan aura passé la majeure partie de sa carrière à se jouer de son public, de son histoire personnelle, de son aura de rockstar du passé, mais également de sa manière d’affabuler en permanence. Menteur génial, c’est dans les interstices de la fiction et de la vérité, disséminées à travers les différents supports suscités attrapés en vol, que l’on pourra commencer à comprendre pourquoi il est aujourd'hui toujours autant vénéré par les ados attardés qui vont faire des pèlerinages sur la tombe de Jim Morrison que par les plus augustes exégètes littéraires de type Nouvelle Revue Française.

Premier mythe : Bob Dylan est un hobo

Ça ne fait aujourd’hui de pli pour personne : Bob Dylan a toujours été un mythomane de première. Mais contrairement à d’autres affabulateurs-performeurs illustres de l’art comme Salvador Dali ou Joseph Beuys, lui ne s’en est jamais caché. Dès les premières pages de ses Chroniques, il raconte comment, au tout début de sa carrière, on lui assigne un attaché de presse qui ne connait que dalle à sa musique, ni à sa vie.

Dylan lui raconte qu’il n’a pas de famille, qu’il vient de l’Illinois, et qu’il a débarqué sans un sou à New York dans le fourgon d’un train de marchandises - alors qu'en réalité, on l'apprendra bien plus tard, son vrai nom de naissance est Robert Allen Zimmerman, c'est un petit juif middle class né de parents tout ce qu'il y a de plus respectables et qui n’a rien du clochard céleste qu’il aime incarner à la ville. Cette dégaine fantasmée de hobo des années 20, Dylan va la trainer pendant des années, de plateaux télé jusqu’aux paroles de ses chansons, avant d’être plus ou démasqué peu à peu, de biographies en interviews disséminées au compte-goutte.

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Quelques années après son arrivée à New York, en 1967 plus précisément, Bob Dylan est au sommet de sa gloire. Il a laissé tombé la guitare acoustique, et a opéré un virage au tout-électrique qui laisse une grande partie de ses fans folkeux politisés sur le carreau. Dans le documentaire Dont Look Back réalisé par D.A Pennebecker la même année, on le découvre en tête de lard paranoïaque portée sur les amphétamines, comme on peut le voir sous l'interview vidéo ci-dessus. À ce moment-là, il vient de sortir le morceau Subterranean Homesick Blues, d'inspiration Chuck Berry pour la musique et de Jack Kerouac pour le tourbillon du verbe, qui fait dire au journaliste Andy Gill qu'on tient sans doute là « le zeitgeist d'une génération ».

Peu importe alors que son auteur soit un troubadour des champs ou un escroc des villes un peu plus doué que la moyenne : ce qui compte, c'est l'art de savoir capter son époque (les références à la codéine et aux mouvements des droits sociaux affluent), d'enfiler les référents culturels qui parleront « aux jeunes », le tout en dopant sa musique d'une puissance d'incarnation qui le fait flotter au-dessus de la mêlée. Mais également de faire perdurer un peu tout ça dans le temps.

S'il traverse encore aujourd'hui autant les époques, c'est qu'il a su entretenir cette dualité et ce sens du mystère autour de sa propre identité. Aujourd'hui, on ne sait toujours pas qui il est vraiment, de quoi il est fait. Le mythe ne peut qu'être renforcé, et perdurer, tant on en sait aussi peu sur l'identité de son auteur, tout particulièrement à l'heure de la transparence généralisée (ou en tout cas affichée comme telle) de la célébrité. Preuve parmi d'autres que le mythe hobo de Bob Dylan a la vie dure : en 2009, vêtu d’un sweat à capuche et déambulant dans les rues du New Jersey, Bob Dylan se fera arrêter par un flic qui le prend pour un vieux… vagabond.

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Deuxième mythe : Bob Dylan est un fantôme

Dans l'inégal mais intrigant biopic I'm Not There réalisé par Todd Haynes en 2008, Bob Dylan est interprété par toute une ribambelle d'acteurs, chacun représentant un personnage d'une étape marquante de sa vie - le dénominateur commun étant que l'artiste a toujours été comme absent à lui-même et au monde. Il est tour à tour une réincarnation de Billy The Kid, une version noire et adolescente de son idole de jeunesse Woody Guthrie, une rockstar androgyne des années 60 (interprétée par Cate Blanchett), ou encore une version d'Arthur Rimbaud, que Dylan vénérait.

Pendant toute sa carrière, Dylan a tenté de son propre aveu de faire sien ce vers du poète français : « Je est un autre », qui lui permet d'échapper à une identité figée en jouant de ses multiples personas et en prenant soin en permanence de brouiller les pistes entre lui-même, son ombre et ses multiples fictions. L'identité coule à travers les âges, car elle est multiple. Impossible aujourd'hui de ne fixer qu'une incarnation des nombreuses vies de Bob Dylan, car elles échappent chacune, l'une après l'autre, à une seule et même image.

Dire qu'il est un fantôme n’est pas totalement faux, puisqu'il semble éternellement une figure surgie du passé qui serait presque devenue démissionnaire avec le temps - pas tout à fait désengagé artistiquement, mais en tout cas invisible, comme irréel et spectral, en ce qui concerne ses apparitions publiques. Mais c’est aussi pour ça qu’il est malin. Sur son dernier album, il reprend le titre d’une vieille chanson des années 20 d’un certain Jimmie Rodgers, laquelle parle de jeunesse passée à errer le long des voies ferrées, et avec ces lignes d’ouverture, « For years and years I've rambled drank my wines and gambled / But one day I thought I'd settle down », [Pendant des années je me suis saoulé au pinard et j'ai parié / Mais un jour j'ai décidé que je devais peut-être me poser], comme un pied de nez à ses roublardises du passé.

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Troisième mythe : Bob Dylan est un grand-écrivain-américain

En 2016, Bob Dylan reçoit le Prix Nobel de littérature à la surprise générale (et évidemment, il fait le mort pendant un certain temps jusqu'à ne pas se pointer à la cérémonie de remise du prix). Certains observateurs lui tombent dessus en rétorquant qu'il n'a fait que copier ses écrivains préférés, Walt Whitman ou Emerson en tête. Alors quoi, la production littéraire de Bob Dylan ne serait qu'un Reader's Digest des oeuvres d'Allen Ginsberg, d'Arthur Miller, de Paul Verlaine, de T.S Eliot, de Balzac, de F Scott Fitzgerald ou encore de Junichi Saga, pour citer celles et ceux qui apparaissent plus ou moins explicitement dans ses chansons ?

Le doute, s'il est permis d'être soulevé, nous oblige tout de même à signaler que, bien que Bob Dylan nomma un jour sa guitare « Rimbaud » comme le premier bébé rockeur venu, vaudra toujours mieux que tous les copistes rock qui se seront pris un jour pour Baudelaire dans le caniveau en train de nous montrer les étoiles, alors qu'on aurait mieux fait, pour une fois, de regarder leur doigt. Car si Dylan, au contraire de l'auteur des Fleurs du Mal, n'aura jamais eu la crânerie de vouloir changer « la boue en or », a au moins le mérite d'être un des plus fins limiers-faussaires que le rock (et au-delà) ait connu. C'est déjà ça de pris.

Il suffit de voir par exemple la manière dont tout un tas d'intellectuels et de professeurs en littérature comparée émérites se sont penché sur ses textes - même si des écrivains français comme Annie Ernaux, comme elle le disait au Monde en 2016, ont plutôt tendance à penser qu'accorder le prix Nobel de littérature à Bob Dylan relève d'avantage du caprice jeuniste de la part de la vénérable institution suédoise que d'une véritable envie de dépoussiérer la poésie. En tout cas, cette controverse permettra sans doute d'alimenter encore un peu plus les discussions enflammées sur le thème de « Qu'est-ce que la littérature ? » le mercredi après-midi aux Deux Magots. Et pour Bob Dylan d'entretenir, encore et toujours, sa légende.

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Quatrième mythe : Bob Dylan est aujourd'hui plus pertinent que jamais

Le folklore qui entoure Bob Dylan aujourd’hui, c’est lorsqu'on essaie de nous faire croire qu'il est encore aussi actuel que l’est n'importe quel rappeur tiré des limbes de Soundcloud. Sauf que c'est un peu plus compliqué que ça. Ce serait déjà oublier que la musique de Bob Dylan n'a jamais été tout à fait à sa place, qu'elle a toujours convoqué un passé fantasmé qui n'existerait que dans les rêves hallucinés de ceux qui rêvent d'americana et du Mayflower lancé sur le fleuve du Mississippi. Ce qui, effectivement dit comme ça, pourrait correspondre à une certaine tendance contemporaine de la pop qui regarde exclusivement son histoire à travers des cartes postales immémoriales.

Mais réduire la musique de Bob Dylan à un délire passéiste, c'est également un peu se tromper sur ses intentions, contrairement à une pop star contemporaine comme Lana Del Rey par exemple, également férue de glamour anachronique en musique, mais qui semble quant à elle bien plus volontaire dans ses effacements et dans sa manière de vouloir se retirer du monde moderne. Bob Dylan, quant à lui, a toujours semblé beaucoup plus passivement fuyant, qu'il élude des questions embarrassantes en interview car il est d'une timidité maladive ou qu’il semble parfaitement conscient que tout ce qui est en voie de disparition prend de la valeur aujourd'hui.

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Dans tous les cas, il faut comprendre l’aura dont il bénéficie dans la presse aujourd’hui peut-être autrement : si sa musique n’est plus pourvue de la puissance d'incarnation qui l’a irriguée par le passé, celle de son passé l’est toujours au moins autant. Écouter, au hasard, même des scies commerciales comme Hurricane ou des raretés enfouies dans ses bootlegs est une expérience toujours aussi galvanisante, qui explique sans doute que l’on ait envie de l’imiter et qu’il ne soit pas près de sentir le tabac froid ou d’être muséifié – ce qui est toujours bon signe lorsque l’on parle « d'art vivant ».

Cinquième mythe : Bob Dylan ne serait qu’un habile raconteur d’histoires

L'autre grand mythe est que Bob Dylan se serait fait passer pour le grand poète qu’il n’a jamais été car il n’a jamais su chanter. Et c’est vrai que quand on écoute certains de ses classiques comme « 115th Dream » par exemple, morceau de bravoure tiré de l’album Bringing It All Back Home, on est frappé avant tout par le rythme du verbe, plus que par sa voix nasillarde et fausse. Porté par les mythes de la grande littérature américaine, comme Moby Dick de Melville, le capitaine Achab y est rebaptisé « Arab » (ça pourrait plus du tout passer ça aujourd’hui, ma bonne dame), son passage de l’acoustique à l’électrique n'étant prétendument là que pour faire office de cache-misère à une musicalité titubante. Et évidemment, quand on voit le genre de performance live d’un morceau comme « Like A Rolling Stone » la même année, c’est compliqué de prouver le contraire de prime abord :

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Sauf que ça fait quand même un paquet d’années que l’on a compris que l’art, ce n’était pas juste la simple beauté ou la maitrise technique, et que l’on ferait bien de se pencher sur les interstices du bon goût pour y trouver autre chose. Le grand chanteur soul Sam Cooke ne s'y est pas trompé au moment de l'explosion de Bob Dylan, l'inspirant à écrire le tube insubmersible « A Change Is Gonna Come » après avoir entendu « Blowin In The Wind » à la radio.

De plus, la musique de Bob Dylan a tellement su traverser les styles et les époques, s'est entichée de bribes de scat des années 40, de folk des origines, de rock'n'roll grand teint, d'envolées orchestrales et de minimalisme synthétique qu'il est compliqué de ne pas déceler le grand musicien qui aura survolé une grande partie de la seconde moitié du XXe siècle -et même un peu après. Quant à sa voix, qui ressemble parfois effectivement à celle d'un chaton écrasé par la vie, vous pouvez toujours vous débrouiller avec elle.

Sixième mythe : Bob Dylan, premier créateur de son propre mythe

Le mythe Dylan ultime aujourd’hui, c’est justement peut-être de ne le considérer uniquement que sous le prisme du mythe. Quelque chose de l’ordre du serpent qui se mord la queue, de la légende qui s'auto-alimente, comme pour nous laisser éternellement sur notre faim si on voudrait en percer les secrets. Au début du documentaire Rolling Thunder Review, réalisé par Martin Scorsese en 2019 et mêlé d'images réelles et fictives, Dylan le dit lui-même d’ailleurs : « Life isn’t about finding yourself, it’s about creating yourself. » La raison pour laquelle Bob Dylan est autant un mythe aujourd'hui, c'est qu'il n'existe quasiment plus de créatures mythologiques dans la pop. En tout cas de créatures mythologiques à l'ancienne, ce qu'étaient les rockstars des années 60, avant que le punk ne balaie tout ça et que ne survienne la dictature de l'authenticité - quoi que ça veuille dire.

Depuis le début, Bob Dylan résiste à ce diktat-là, comme pour parfaire encore et toujours son aura. Il se joue des passages obligés de la vie d'une rockstar, comme lorsqu'aujourd'hui il nous nous sort Rough And Rowdy Ways, l'album crépusculaire obligé, comme l'ont fait Leonard Cohen ou David Bowie avant lui. Dessus, il nous raconte la mort qui rôde, nous dit qu'attention, il ne sera bientôt plus là très longtemps. Mais à peine croit-on avoir su enfin le saisir qu’il est déjà parti. On se surprend à se perdre dans les méandres d'un album bien plus énigmatique qu'il n'y parait de prime abord. En atteste son dernier single, « Murder Most Foul », ballade de 17 minutes sur la mort de Kennedy, d'une audace sans équivalent chez tous les vieux croulants du rock aujourd'hui, qui réussit l'exploit d'être à la fois en tête des charts américains et de ne jamais tout à fait livrer ses secrets, même au bout de la dixième écoute nécessaire à la compréhension d'un morceau d'une telle richesse et complexité. On comprend alors qu'un mythe n'est jamais plus durable que lorsqu'il est laissé en suspens, comme éternellement irrésolu.

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