usurpation raciale
Illustrations : Linda Nwachukwu 

Life

Une brève histoire du black-fishing

Le black-fishing, qui consiste à se faire passer pour une personne noire, est un phénomène inquiétant, qui porte atteinte aux personnes de couleur et les privent d'opportunités.
LN
illustrations Linda Nwachukwu
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Environ un an avant la fin de son amitié avec Jessica Krug, l'auteur Hari Ziyad l'a invitée à une fête dans son appartement de Crown Heights, à New York. Les choses étaient souvent tendues entre Krug, alors professeure d'histoire africaine à l'université George Washington, et les amis de Ziyad, dont beaucoup ne croyaient pas qu'elle était noire (des doutes qui se sont avérés fondés). Selon Ziyad, Krug, qui se positionnait comme une abolitionniste de la police et disait être originaire du Bronx, se plaignait souvent que ses amis noirs étaient des embourgeoisés et que leurs convictions politiques n'étaient pas aussi absolues que les siennes.

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Alors qu'une chanson d'Ariana Grande passait lors de la fête, un invité a plaisanté : « C’est ma blanche de couleur préférée », un clin d'œil à la chanteuse qui laisse planer le doute sur ses origines à grands renforts d’autobronzant. Krug n'a pas aimé la remarque. « Elle a dit : “Tu ne peux pas dire ça. Elle vole les Noirs et tu ne devrais pas encourager ça” », se souvient Ziyad.

Le 3 septembre 2020, Krug a appelé Ziyad dans la panique pour lui révéler la vérité : elle n'est pas une Afro-Américaine du Bronx. Ses parents ne sont pas de Porto Rico, mais du Kansas. « Je crois qu'à aucun moment elle n'a dit “Je suis blanche” », poursuit Ziyad.

Dans un article publié le même jour sur Medium, Krug a dévoilé sa supercherie, qui, selon ses dires, a duré pendant la majeure partie de sa vie d’adulte. Bien qu’elle n'ait pas expliqué pourquoi elle avait choisi de faire son coming-out à ce moment précis, Yomaira C. Figueroa, professeure d'études sur la diaspora mondiale à l'université d'État du Michigan, a tweeté que Krug était sur le point d'être démasquée par des universitaires noirs.

« J’ai fui mon passé de juive blanche de la banlieue de Kansas City en adoptant diverses identités que je n'avais pas le droit de revendiquer, a-t-elle écrit. Je suis une sangsue culturelle. »

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« Je me suis senti très offensé, dit Ziyad. Mais d'un autre côté, ça a confirmé ce dont je me doutais déjà. » 

L'histoire de Krug, comme celle de l'ancienne présidente de chapitre de la NAACP Rachel Dolezal avant elle, est devenue virale. D’anciens collègues et étudiants ont alors dénoncé l'impact de ses mensonges sur eux et le fait qu’elle ait saisi des opportunités qui auraient pu revenir à des universitaires noirs, notamment des subventions, des bourses et un poste de titulaire. Alors que l'attention générale portée à Dolezal était due, du moins en partie, au fait qu'elle semblait être un cas particulier, Krug rejoint une ligue croissante d'imposteurs démasqués ; en général, des personnes blanches qui prétendent être noires ou indigènes.

« Bien que cela puisse paraître paradoxal, porter les expériences des personnes racisées comme un costume, à la recherche d'opportunités, d'attention ou de valeur culturelle, est en fait le summum du privilège blanc »

Rien que l'année dernière, l'influenceuse bien-être Hilaria Baldwin, la journaliste Claudia Lawrence et la cinéaste Michelle Latimer ont été accusées d’avoir menti sur leurs racines. S'il est tentant de pathologiser ces « poseuses » en les considérant comme des cas isolés souffrant d'une maladie mentale, les experts pensent que cela reviendrait à désigner un bouc émissaire. Bien que cela puisse paraître paradoxal, porter les expériences des personnes racisées comme un costume, à la recherche d'opportunités, d'attention ou de valeur culturelle, est en fait le summum du privilège blanc.

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En 1978, les Australian TV and Film Awards ont invité la légende hollywoodienne Merle Oberon, originaire de Tasmanie, à participer à leur cérémonie. Un extrait de l’émission présenté en 2002 dans le documentaire The Trouble With Merle montre Oberon qui entre sur scène dans une robe blanche fluide, suivie par deux hommes en smoking. « Je sais que vous étiez terriblement jeune lorsque vous avez quitté la Tasmanie, avez-vous des souvenirs ? » lui demande l’un d’eux. « Je suis désolée, je n'en ai aucun », répond-elle en secouant la tête et en souriant.

Oberon est mort l'année suivante. Ce n'est qu'en 1983, avec la biographie Merle : A Biography of Merle Oberon qu'il a été révélé qu'elle avait passé sa vie à faire croire qu'elle avait quitté la Tasmanie pour l’Inde afin d’y être élevée par ses parrains aristocratiques après la mort de son père, un officier de l'armée britannique. Le public a appris qu'elle était en fait en partie sri-lankaise et maorie, et qu'elle avait grandi dans la pauvreté à Bombay. Son père biologique n'était pas dans l'armée ; sa véritable identité reste incertaine. Il est facile de comprendre pourquoi Oberon a décidé de se faire passer pour une Blanche : c'était probablement le seul moyen pour elle de réussir en tant qu'actrice à Hollywood, sans parler des autres formes de racisme auxquelles elle a dû faire face à l'époque.

« C’était une question de survie. Et ce faisant, il y avait beaucoup de risques. Vous ne pouviez pas parler aux membres de votre famille, vous deviez créer une nouvelle histoire de vie », explique Whitney Pirtle, professeure de sociologie à l'université de Californie à Merced.

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C'est une histoire familière, qui a également été racontée sous forme de fiction. Le roman très apprécié de Brit Bennett, The Vanishing Half, publié au printemps dernier, raconte l'histoire de deux sœurs jumelles qui sont confrontées à une douloureuse séparation lorsque l'une d'elles décide de vivre en tant que femme blanche.

Le passing, c’est-à-dire la capacité d'une personne à être considérée comme membre d'un groupe social autre que le sien, a offert aux personnes de couleur « un ensemble de privilèges, de ressources et d'opportunités de voyager, de s'instruire, de choisir leur partenaire conjugal », selon Pirtle. « Mais c'était extrêmement dangereux. Si vous étiez pris, on vous enlevait votre gagne-pain et potentiellement votre vie. »

Bien que l'on ne sache pas exactement depuis quand le black-fishing existe, on en trouve des exemples aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, qui remontent au début du XXe siècle. Les réseaux sociaux ont joué un rôle en attirant l'attention sur ces imposteurs, Dolezal en étant l'exemple le plus célèbre.

Selon Pirtle, les recherches montrent que le nombre d'étudiants blancs qui ne cochent pas la case « race » lors de leur demande d'inscription à l'université est en augmentation, peut-être parce que certains d'entre eux pensent que le fait de s'identifier comme blanc pourrait être un désavantage.

Parallèlement, les provinces de l'est du Canada et certains États américains ont connu une explosion du nombre de personnes s'identifiant comme Métis et Cherokee dans les registres de recensement. Selon l'auteur et professeur  canadien Darryl Leroux, qui a écrit le livre Distorted Descent : White Claims to Indigenous Identity, la tendance au « changement racial » est le résultat de descendants blancs français qui « s’auto-indigénisent », c'est-à-dire qui revendiquent une ascendance autochtone, en se fondant sur le fait qu'ils ont eu un ancêtre autochtone il y a des centaines d'années.

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À cet égard, certains des exemples les plus spectaculaires de cette escroquerie concernent des Blancs qui se font passer pour des autochtones, notamment Grey Owl, l'un des premiers défenseurs de l'environnement au Canada, qui a menti sur ses origines après être arrivé au Canada en 1906, ainsi que le célèbre auteur Joseph Boyden. Pendant sa campagne présidentielle, Elizabeth Warren s'est excusée de s'être identifiée comme amérindienne pendant des décennies et d'avoir ensuite utilisé un test ADN plutôt que la citoyenneté tribale pour justifier ces affirmations. À l'époque, Kim TallBear, professeure d'études amérindiennes à l'université d'Alberta, avait expliqué que les gouvernements tribaux « n’utilisent pas de tests d'ascendance génétique, mais d'autres formes de relations biologiques et politiques pour définir nos citoyennetés ».

« Malheureusement, le Canada ferme souvent les yeux sur le vol et l'exploitation de l'identité des Indigènes, qui est devenu un problème généralisé »

Dans le cas de Latimer, après que la réalisatrice a été accusée d'avoir prétendu à tort être « d’origine algonquine, métisse et française, originaire de Kitigan Zibi Anishinabeg (Maniwaki) », elle s'est retirée de Trickster, la série acclamée qu'elle réalisait avec la Canadian Broadcasting Corporation et qui mettait en scène une équipe autochtone. La CBC a décidé d’annuler la deuxième saison, qui était basée sur une trilogie de romans de l'auteure Eden Robinson. (Révélation : en 2017, Latimer était la showrunner de la série RISE de VICELAND sur l'activisme dans les communautés indigènes).

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Quand le scandale a éclaté en décembre, la réalisatrice Tamara Bell, de la nation Haïda, a proposé que le Canada adopte une loi prévoyant une amende ou une peine de prison pour les personnes qui changent d’identité ethnique si elles sont prises en flagrant délit d'obtention de prix et de subventions en se faisant faussement passer pour des autochtones.

« Malheureusement, le Canada ferme souvent les yeux sur le vol et l'exploitation de l'identité des Indigènes, qui est devenu un problème généralisé », a expliqué Bell lors d'une conférence de presse en janvier.

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Pour Jonathan Rosa, professeur d'éducation et d'études comparatives sur la race et l'ethnicité à l'université de Stanford, l'un des problèmes plus généraux en jeu avec le black-fishing est la marchandisation de l’ethnie et de la diversité. Lorsque les institutions sont confrontées à une prévalence d’employés blancs, l'instinct les pousse à embaucher davantage de personnes issues des communautés de couleur. Mais selon Rosa, c'est « la façon la plus cosmétique et superficielle » de s'attaquer au problème, sans s'attaquer aux raisons structurelles de leur exclusion. « Cela crée également une toute autre série de problèmes comme ces formes de fraude », ajoute-t-il.

Selon Maryann Erigha, professeure de sociologie et d'études afro-américaines à l'université de Géorgie, si certaines personnes peuvent trouver déroutant qu'une personne blanche choisisse de s'identifier comme faisant partie d'un groupe marginalisé, il existe un « avantage culturel » à cela. « Les gens disent souvent qu'il est à la mode d'être noir, qu'il est à la mode d'être autochtone, dit-elle. Et je pense que ce n'est pas de l'appropriation si vous êtes un imposteur, si les gens ne savent pas que vous n'êtes pas de ce groupe. »

Mais le colorisme, la capacité à naviguer dans les espaces blancs, ainsi que l'absence de traitement du traumatisme du racisme sont, en partie, ce qui permet à certains de ces imposteurs de réussir dans leurs entreprises, dit-elle. « Ils peuvent se retrouver au sommet du groupe. »

Ziyad n'a pas parlé à Krug depuis qu'elle lui a révélé qu'elle était blanche. Il pense qu'elle « voulait faire du mal aux Noirs », inconsciemment ou non. Il affirme qu'elle a insulté les éditrices noires de son livre Black Boy Out of Time : A Memoir, qu'elle l'a encouragé à s’éloigner de ses amis, qu'elle s'est battue avec des Blancs en public en s'attendant à ce que ses amis noirs la défendent et qu'elle a critiqué le fait que Ziyad suive une thérapie, la traitant d’« individualiste ». Désormais, il ne veut plus entendre parler d’elle.

« Je pense que toute cette expérience concernait les Noirs et les limites que nous sommes autorisés à avoir au sein de nos communautés, et je pense avoir appris ce que j'avais besoin d'apprendre à ce sujet, dit-il. Je me sens tellement plus à l'aise avec mon intuition maintenant. Mais cela n'enlève pas l’atteinte qui nous a été portée. »

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