L'art délicat de l'arbitrage du judo

FYI.

This story is over 5 years old.

Sports

L'art délicat de l'arbitrage du judo

Tout le monde ne peut pas devenir arbitre de judo. Mais ceux qui y parviennent font cela dans les règles de l'art, en s'impliquant à 100%.

Dans les sports de combat, il y a une personne qui est trop souvent ignorée : la troisième personne sur le ring. Ou, dans le cas du judo, la troisième, la quatrième et la cinquième personne sur le tatami. Les arbitres ont en effet plus de responsabilités que ce que l'on peut croire. Premièrement, et c'est assez évident, ils ont la responsabilité d'assurer un combat juste et loyal, de faire respecter les règles aux deux combattants. Mais, en disséquant plus précisément comment les arbitres font appliquer ces règles, on commence à voir en quoi le judo est un art. C'est le niveau d'implication de l'arbitre qui détermine le déroulement général de l'affrontement : en tant que spectateur, s'il y a de l'action ou pas, c'est à cause de l'arbitre. Le judo opère comme n'importe quel organisme : tout a un rôle, aussi peu important qu'il puisse sembler. Tout autant que les judokas sur le tatami, on a besoin des arbitres pour rendre l'affrontement possible.

Publicité

Dans la culture du judo, les dojos obtiennent un certain niveau de réputation grâce à leurs judokas, mais ils gagnent aussi un certain niveau de prestige en produisant des arbitres de haut-niveau. Lors d'une compétition au Seattle Dojo, j'ai été surpris par une annonce un peu solennelle remerciant les arbitres. C'est à partir de là que je me suis intéressé au fonctionnement de l'arbitrage de judo. Pour savoir comment il influait sur cet art.

L'arbitre new-yorkaise Janet Johnson donne ses instructions avant la compétition.

J'ai choisi de commencer mes recherches au Continental Judo Crown, un des plus grands tournois de judos de la côte ouest des Etats-Unis. Quand je rentre dans la salle, il doit y avoir au moins une soixantaine d'arbitres réunis avant l'événement. Cela signifie également qu'il y a à peu près une soixantaine de ceintures noires présentes : la première condition pour pouvoir prétendre au poste d'arbitre de judo est en effet d'avoir une ceinture noire d'un dojo certifié. A partir de là, il faut grimper les échelons un à un. Cela peut prendre des décennies avant d'atteindre le haut-niveau.

« Cela m'a pris une vingtaine d'années pour arriver au niveau d'arbitre international », m'explique par exemple Hector Estevez, l'un des arbitres les mieux classés au monde. Il a notamment officié aux Jeux olympiques de Pékin en 2008. Vous ne pouvez pas vous faire votre place rapidement, car cela demande beaucoup de travail. Vous devez vous entraîner, vous devez apprendre, vous devez beaucoup étudier. Les règles changent tout le temps. Vous devez tout le temps être à jour, vous devez voyager, vous devez faire beaucoup de tournois locaux, après vous devez passer à l'échelon national, et après vous devez aller à l'étranger. Vous ne pouvez pas y arriver en restant aux Etats-Unis. C'est autre chose ce qui se passe à l'étranger, et c'est là que vous devez aller si vous voulez vous perfectionner. »

Publicité

Du temps où il était judoka, Estevez a remporté deux médailles d'or aux Jeux panaméricains de 1978 et 1979, et était l'un des favoris pour les Jeux olympiques de 1980 si les Etats-Unis n'avaient pas boycotté l'événement. En comptant ses années de compétition, son expérience dans le monde du judo s'étale sur quatre décennies.

Les scores et le temps restants sont visibles par les judokas, les arbitres et les spectateurs pendant les matches.

Estevez est un arbitre IJF-A, c'est-à-dire qu'il est dans la division la plus haute de l'arbitrage, le seul rang qui permet d'être arbitre lors des Jeux olympiques. En dessous, ce sont les arbitres B et C, qui ont droit d'officier hors des Etats-Unis, mais seulement pendant les Jeux panaméricains. La différence entre les deux compétitions, c'est évidemment son degré d'importance, mais aussi les nombreuses heures d'études et de tests pour pouvoir accéder au plus haut rang.

« Vous ne pouvez pas devenir un arbitre "A" en moins de douze ans, et même, vous ne feriez pas partie des meilleurs, explique Brian Toth, l'un des personnages-clés du Seattle Dojo et l'un des stars montantes parmi les arbitres de judo. Pour devenir un arbitre "A", le minimum requis est d'avoir été arbitre "B" pendant au moins quatre ans. Et pour être "B", il faut avoir été arbitre "C" pendant au moins 2 ans, et pour cela vous avez dû monter en grade au niveau national pendant 4 ou 5 ans, et pendant quelques années au niveau régional avant cela. Si vous êtes vraiment très bon, je dirais qu'il vous faut au moins dix ans, peut-être un peu plus, pour devenir arbitre international. »

Publicité

Sur les tatamis, trois arbitres dirigent la rencontre. Comme on peut le voir ci-dessus, deux sont assis sur un côté pour avoir des points de vue différents de l'arbitre central, et ainsi apporter leur contribution en cas de débat sur un jugement de l'arbitre central.

On peut aisément comparer la montée en niveaux des arbitres au système de ceintures dans les arts martiaux. Il faut un certain temps avant de passer d'un rang à l'autre, et cette durée équivaut à peu près au temps d'entraînement que vous mettez dans votre sport. En d'autres termes, plus vous avez de temps libre pour atteindre ces objectifs-là, et plus rapidement vous pourrez y arriver. Parfois, cela dépend donc de votre emploi du temps en dehors des tatamis.

Les arbitres de judo parlent souvent de leur boulot comme d'un « sport amateur », histoire de dire que, comme les judokas non professionnels, leur participation aux combats n'exige pas de rémunération. Les arbitres de judo sont donc là par amour de leur sport et pour protéger la tradition en assurant un arbitrage équitable. Cependant, l'une des différences clés entre judokas amateurs et arbitres de compétitions pros réside dans le fait que les sportifs amateurs participent gratuitement à des compétitions pour éventuellement atteindre une carrière professionnelle, là où les arbitres n'ont pas d'espoir de rémunération à un moment donné. Tout juste peuvent-ils espérer être remboursés pour leurs frais de déplacement, s'ils font partie du très haut niveau arbitral.

Publicité

« Au plus haut niveau, il y a un peu de remboursements. Ils couvrent l'hôtel et le voyage, mais cela reste vraiment un sport amateur vu que vous devez faire ça sur votre temps libre, raconte Calvin Terada, l'un des seuls arbitres IJF-A de l'Etat de Washington et actuellement le plus jeune arbitre américain au niveau A. Aux niveaux en dessous, quand vous arrivez, vous donnez sans vraiment rien recevoir. Vous ne voyez plus beaucoup votre famille, vous devez donc être vraiment très passionné pour dédier votre vie à l'étude du judo, mais les gens qui le font aiment vraiment ça. Ils croient vraiment en ce qu'ils font. »

L'arbitre de niveau C Brian Toth, l'un des personnages majeurs du judo dans le Nord-ouest des Etats-Unis.

Toth a deux raisons pour justifier sa décision de devenir arbitre. Premièrement, il veut apporter son soutien à une communauté qui l'a aidé à devenir qui il est aujourd'hui. Ensuite, il a des raisons qu'il qualifie d'« égoïstes » : celui d'avoir la « meilleure place pour voir des athlètes de rang international s'affronter. » Pour Terada, les raisons vont au-delà du sport. Terada a grandi dans un foyer avec un père prof de judo et une mère issue du dojo Kodokan qui a reçu les enseignements de la célèbre Keiko Fukada, la première femme à avoir reçu son 10e dan de la part de la Fédération américaine de judo. Ses parents se sont rencontrés au dojo Bukodan de Seattle, là où s'entraîne actuellement Terada. Pour lui, s'investir dans le monde de l'arbitrage du judo, c'était comme remonter son arbre généalogique.

Publicité

« Mon frère et moi avons grandi dans un environnement unique, avec une lignée de professeurs de judo. Tous les amis de mes parents sont dans le monde du judo. Fukuda Sensei était comme une grand-mère pour moi, raconte Terada. Pour moi et mon frère, ils étaient juste des oncles et des tantes, nous ne savions pas ce qu'ils représentaient dans le monde du judo. C'est quand je suis devenu arbitre et que j'ai commencé à voyager que j'ai découvert qu'ils sont en réalité des judokas très connus aux Etats-Unis et à l'étranger. L'arbitrage m'a donc aussi ouvert les yeux sur certaines personnes que je vois différemment désormais. »

Cela ne veut pas dire que l'arbitrage n'a pas de mauvais côtés. Dans un combat serré, ceux qui ne sont pas d'accord avec la décision finale vont souvent rejeter la responsabilité sur l'arbitre, le déclarant incompétent, ou dans certains cas extrêmes, vont dire qu'il est corrompu. C'est alors remettre en question toutes les heures de travail pour parvenir à ce niveau d'excellence dans l'arbitrage, voire insinuer qu'ils peuvent être corrompus par l'argent ou d'autres faveurs matérielles. De telles accusations ou critiques ne sont pas prises à la légère dans la communauté du judo, de ce que j'ai compris en interviewant différents judokas pour cet article. En réalité, la façon dont les arbitres réagissent à ces critiques reflète souvent leur capacité à être un bon arbitre.

Publicité

« Cela vous affecte forcément. Si cela ne vous touche pas, alors vous ne devriez pas être arbitre, explique Toth. Le plus dur c'est que quelquefois vous prenez une mauvaise décision et vous n'avez aucun moyen de réparer l'injustice. Vous ne pouvez rien y faire, et pourtant vous avez gâché la compétition d'un gamin. Ils viennent après des heures et des heures d'entraînement à une compétition nationale, ils ont sacrifié leur argent, leurs corps, leur temps, leurs familles et vous devez vraiment avoir ça en tête. Parce que retirer la victoire à un gamin à cause d'une petite erreur, c'est tragique pour le judoka. Ils travaillent vraiment dur pour en arriver là. »

Calvin Terada, le plus jeune arbitre IJF-A, avant le début du tournoi.

D'un autre côté, l'arbitre ne peut pas trop prendre en compte les opinions des autres. Il y a tellement de détails dans le judo (et peut-être plus encore dans son arbitrage), que les observateurs lambdas ne comprennent pas toujours la complexité de cet art.

« Il y a une expression, "sawayakana kinchokan", qui veut dire quelque chose comme "un sentiment sain de tension tranquille", explique Toth. Vous devez avoir ça quand vous êtes arbitre. Vous devez être vraiment investi, et si vous merdez, ça doit vraiment vous faire sentir mal. Si vous n'êtes pas ce genre de personne qui est affectée quand vous faites une erreur, alors vous ne devriez peut-être pas être arbitre. Mais d'un autre côté, des erreurs mineures, cela arrive tout le temps. Des erreurs énormes aussi, mais vous devez vous en remettre. Les gens attendent toujours de vous que le match se dispute dans de bonnes conditions. Alors vous ne pouvez pas laisser une erreur en entraîner une autre jusqu'à un effet boule de neige. Donc, si vous vous loupez, vous devez garder votre calme, être sûr que vous n'allez pas rater ce qui vient après, juste parce que vous vous maudissez pour l'erreur que vous avez faite avant. »

Publicité

Dans un sens, on peut voir en quoi la formation de judoka est utile. L'humilité qui semble primer dans le judo transparaît aussi dans le rôle de l'arbitre. Quand on leur pose des questions sur leur rôle, les arbitres de judo expliquent qu'ils sont les personnes les moins importantes sur le tatami. Ils disent que ce sont les joueurs, les coachs, les familles voire même les spectateurs qui ont plus d'importance. Mais quand on y réfléchit objectivement, les arbitres de judo sont une des composantes essentielles pour qu'un match se déroule sans encombres. Ils doivent comprendre l'état d'esprit dans lequel sont tous les partis, et considérer leur point de vue à chaque fois qu'ils prennent une décision. C'est là que les frontières entre l'arbitrage et la pratique du judo se troublent.

« On ne s'aperçoit pas au premier abord qu'il y a une mentalité du judo qui va des judokas jusqu'aux arbitres. En judo, dans chaque action, il faut y aller à 100%. Vous n'y allez pas comme ça sans réfléchir, vous le faites à 100%. C'est une des composantes, non ?, me dit Toth. Le "ju" de "judo" est souvent traduit par "douceur" ou "légèreté" mais il peut aussi dire "flexibilité". Vous devez tout le temps être dans une posture de contradiction avec vous-même. Vous devez être concentré à 100% sur ce qu'il se passe, vous engager à 100% dans ce que vous avez décidé de faire, mais en même temps, vous devez garder l'esprit ouvert et la flexibilité de changer cette action en quelque chose de différent quand vous obtenez d'autres informations. »

Les arbitres réunis avant la Continental Judo Crown, l'un des plus grands tournois de la côte ouest. Une soixantaine d'arbitres ont participé à l'événement.

Pour l'arbitre, cette "autre information" peut venir sous la forme d'un collaborateur qui vient expliquer son point de vue sur un mouvement que l'arbitre a mal jugé ou qui lui avait échappé. Comme mentionné plus tôt, tous les matches de judo sont jugés par trois arbitres. Par le passé, les trois arbitres se trouvaient sur le tatami. Mais cela a changé au fil des décennies, notamment pour que le sport devienne plus agréable à regarder à la télévision. Un changement qui est intervenu quand certains parlaient de retirer le judo des Jeux olympiques.

A lire aussi : A la rencontre des geeks qui se bastonnent avec des sabres laser

A la Crown cup, il y a, pour une fois, trop d'arbitres présents pour satisfaire tout le monde. Ils jugent donc simplement un ou deux matches avant d'aller s'asseoir sur des chaises en bord de tatami. Les arbitres qui ne sont pas en service discutent joyeusement, et on a plus l'impression qu'il s'agit d'une réunion de vieux potes. Mais il y a également une attention rigoureuse qui est portée aux matches en cours. Les moins expérimentés prennent des notes sur les décisions de ceux qui sont plus avancés dans leur volonté de devenir arbitre A. Vu leur investissement pour parvenir à ce poste-là, il semble que ces responsabilités peuvent rapidement devenir éprouvantes pour les nerfs. Peut-être que la chose cruciale dans l'arbitrage du judo est donc de contrôler ses nerfs et d'apprendre, sans ressasser, de ses erreurs du passé.

« C'est tout simplement comme la vie, me dit Terada quand je lui demande ce qu'il a appris de son expérience comme arbitre. Vous avez des moments difficiles, vous doutez d'une décision ou d'une situation. Mais le truc, c'est de sortir de cette période difficile et d'arriver à savoir où vous voulez aller. Parfois ces moments là sont trop difficiles et les arbitres abandonnent, mais ceux qui persévèrent parviennent généralement à devenir de meilleures personnes, de meilleurs judokas, et de meilleurs arbitres. »