Dans la province du Yunnan sur les traces du tofu puant

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Dans la province du Yunnan sur les traces du tofu puant

Je suis allé à Kunming, dans le sud-ouest de la Chine, là où fermente ce lait de soja caillé, spécialité de la ville produite de la même manière depuis 350 ans.

Kunming, capitale ensoleillée de la province du Yunnan dans le sud-ouest de la Chine, est une ville de 4 millions d'habitants réputée pour son climat accueillant. Elle possède un autre atout : une impressionnante variété de tofu puant. Ce tofu poilu, récent candidat au Patrimoine Culturel Immatériel de l'UNESCO, est produit de la même manière depuis plus de 350 ans, juste aux abords de la charmante bourgade. Et malgré son odeur fétide, il est super bon.

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tofu stinker preparing the racks

Un maître du tofu puant prépare les égouttoirs.

Coincé entre une voie rapide bruyante et une ville-fantôme blindée de barres d'immeubles vides, le village de Qibuchang est au tofu puant ce que la ville de Lockhart au Texas est au barbecue. Plusieurs ateliers se tirent la bourre. L'un des plus respectés appartient à la famille Chang, producteur de ce lait de soja caillé depuis cinq générations. Tandis que certains ont commencé à moderniser leur système en remplaçant par exemple la traditionnelle méthode de cuisson au wok par un « steamer » industriel, les Chang accouchent d'un tofu puant façon « old school », sans artifices.

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Mamie Chang, aimable matriarche du clan et fierté locale, nous montre, à Zhao Jie, le photographe et à moi-même, comment produire cette pâte blanche si particulière.

G.C. and the mill

Mamie Chang sa meule.

La première étape consiste à écraser les graines de soja. Pas besoin d'outils technologiques avancés : une meule de pierre de plus de 200 ans suffit. Elle est tournée à la main en extérieur. Comme sa méthode de préparation du tofu, l'habit de Mamie Chang est traditionnel – elle s'habille comme si la Révolution Communiste n'avait pas eu lieu. Pour ça, je l'apprécie encore plus.

Spreading the Curds

Grandma Chang étale le lait caillé.

Une fois les graines de soja réduites en minuscules morceaux, il faut les cuire à la vapeur dans un wok pour les attendrir. Elles seront ensuite bouillies à l'eau dans une pièce sombre et humide. Le mélange se divise alors entre le lait de soja et une matière plus solide – le lait caillé – qui sera filtrée et placée dans un grand pot en céramique. Avec une louche qui a l'air d'avoir traversé les époques, Grand-mère Chang chope le tofu dans le récipient et le dispose sur une table incurvée. Elle étale et aplatit la matière à main nue avant de placer un drap poreux par-dessus le tofu puis des lattes en bois par-dessus. Elle ajoute enfin des pierres qui vont peser sur le bois et presser la matière humide. Le lait de soja restant va s'écouler et être récupéré dans un seau au bout de la table. D'ici deux heures, la matière sera devenue ferme et prête à être découpée en morceaux.

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firming tofu

Des poids font pression pour raffermir le tofu.

Les morceaux seront ensuite alignés sur des égouttoirs de bambou. Ces égouttoirs sont tenus sur des tiroirs fabriqués dans un bois spécial qui pousse au sud du Yunnan (mais Mamie Chang n'a pas voulu nous préciser de quelle espèce il s'agissait, secret de famille oblige). Ils sont séparés par des pièces de mah-jong vertes. C'est là que va reposer le tofu pendant six jours. En fermentant, de la moisissure va même apparaître à sa surface.

laying bamboo in racks

Là où fermente le tofu.feng shui

Dans le village, on surnomme amicalement le produit de Mamie Chang le « tofu bossu » à cause du dos déformé de son mari. Elle nous explique qu'à l'époque de la dynastie Qing, le tofu était réservé pour les bouches sérénissimes de la famille impériale résidant à Pékin. Selon elle, le climat, l'eau et le sol de Kunming font de sa maison un endroit aux propriétés très favorables pour le tofu. Nous attendons avec impatience de pouvoir goûter cette très honorable moisissure. Elle part comme des petits pains sur le marché du village, mais Mamie Chang nous a mis un bloc tout juste sorti de l'égouttoir de côté.

majong tile separating racks

Une pièce de mah-jong sépare les égouttoirs. Mamie Chang inspecte le tofu.

Nous entrons dans une réserve où les égouttoirs s'empilent devant le mur. L'odeur de moisi remplit la pièce et ne fera qu'augmenter au fil des jours. Mamie Chang sort le tiroir du dessus et attrape quelques blocs de tofu qu'elle met dans un sac en plastique. Elle nous le donne sans demander quelque chose en échange, avec un grand sourire. Nous partons alors trouver un restaurant qui pourra nous cuisiner ça.

Au bout de la rue, nous trouvons un restaurant sichuanais assez miteux. Nous nous asseyons sur de petits tabourets à l'arrière de la salle un peu poisseuse. À notre grand soulagement, le chef prépare à la perfection ce tofu de six jours.

the goods

Poilu, frit et délicieux.

Le tofu est frit dans de l'huile de colza et légèrement assaisonné avec des flocons de piment séché et de la ciboule ciselée, ce qui préserve le goût authentique du tofu. Les poils du tofu sont devenus croustillants et ils fondent dans la bouche. Je n'aurais jamais pu penser qu'un truc pourri puisse être aussi bon. Le centre du carré frit est resté tendre et pas du tout sec. Le goût est légèrement acide mais pas aussi âcre qu'on pourrait l'imaginer. Il s'en dégage un léger arôme terreux.

Avec le tofu puant, tout est affaire de subtilités. Alors que nous sommes dans un petit boui-boui au milieu d'un village sur le déclin dans les faubourgs de Kunming, Zhao Jie et moi avons l'impression d'être deux petits souverains en train de déguster une royale moisissure qui leur est réservée