Des gangs aux guitares

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Music

Des gangs aux guitares

Comment l'éducation musicale a fait chuter le taux de récidive dans les prisons californiennes.

Au moment où Christopher Bisbano a enfin pû se payer la guitare acoustique premier prix pour laquelle il économisait depuis des mois en prison, il a réalisé qu'il était bien trop usé et déprimé pour en jouer. Après 10 ans derrière les barreaux, Bisbano avait abandonné tout espoir de sortir de la drogue et de retrouver sa famille. Voûté et terriblement amaigri, il n'était désormais plus que l'ombre du géant d'1m98 qu'il était lorsqu'il a franchi la porte du California Rehabilitation Center où il a été condamné à 23 ans de réclusion criminelle pour meurtre.

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« Au bout d'un moment, tu te sens comme un animal », raconte Bisbano, aujourd'hui âgé de 49 ans. « Si je mets bout à bout tout le temps que j'ai passé au mitard, j'y suis resté 4 ans. Parfois, je faisais exprès de renverser mon plateau-repas pour qu'ils m'en apportent un autre - comme ça je pouvais en avoir deux, parce que je mangeais aussi celui qui était tombé. Comme un chien. Il y des jours où tu avais l'impression que tu ne valais pas mieux. »

Et puis un jour, Bisbano a rencontré Wayne Kramer, le guitariste du MC5. Ce dernier s'est rendu au CRC en 2009, pour présenter son association Jail Guitar Doors, dont le but est de mettre des instruments de musique à disposition des détenus. Kramer a proposé à Bisbano d'animer un cours. Quelques semaines plus tard, il était assis au centre d'une ancienne salle de réunion, entouré par 14 détenus gratouillant sur des instruments offerts par Jail Guitar Doors. « On aurait dit des hommes des cavernes en train d'essayer de comprendre comment fonctionne un smartphone », se souvient Bisbano, hilare. « Ils prenaient les guitares, les retournaient dans tous les sens en bredouillant : 'Putain, ce truc fait du bruit !' Voir des gangsters avec des guitares entre les mains, incapables de jouer, mais totalement hypnotisés par les sons qui en sortaient— c'était magique. C'est comme si tout à coup, tout allait mieux. » Bisbano sait de quoi il parle : c'est en suivant les cours de théâtre et de musique d'un programme similaire, The Actors Gang Prison Project, qu'il a réussi à décrocher de l'héroïne et à être libéré 5 ans avant la fin de sa peine, pour bonne conduite. « Ça m'a redonné l'envie de vivre, tout simplement », raconte-t-il. « Je pensais avoir tout perdu et ça a redonné un but à ma vie. J'ai retrouvé l'inspiration. L'envie d'avancer. »

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Photo via Wayne Kramer

Libéré le 11 juillet 2016, Bisbano est aujourd'hui de nouveau en prison, mais en tant qu'enseignant, désormais. Il fait partie des nombreux détenus à avoir bénéficié du programme Arts-in-Corrections (AIC), résultat d'un partenariat entre le California Department of Corrections and Rehabilitation (CDCR) et le California Arts Council. Jail Guitar Doors n'est que l'un des nombreux programmes musicaux proposés par l'AIC, qui vont de l'enseignement des percussions afro-cubaines à la production hip-hop en passant par la lutherie ou le sound design. L'éventail d'activités proposé par AIC va même au-delà de la musique, puisque le programme propose aussi des cours de théâtre, de peinture, de sculpture et des ateliers d'écriture. Le but de ces activités ? Réduire le taux de récidive chez les détenus, leur permettre de reprendre confiance en eux, les aider à se réinsérer, et sécuriser l'environnement carcéral — tout ça sans avoir recours à l'argent public.

-- Une étude a montré que les détenus qui suivaient le programme AIC avaient vu le nombre de leurs sanctions disciplinaires baisser de 75 % et leur taux de réinsertion augmenter de 27 %. D'autres programmes, comme The Actors' Gang font état d'un taux de récidive extrêmement faible chez ses ex-membres (10,6 % contre 50 % en moyenne en Californie).

Des études récentes ont montré que le programme AIC avait également permis aux détenus de mieux gérer leurs émotions et de mieux interagir avec les autres. Les chiffres montrent que le programme leur a aussi permis de développer leur esprit critique, de se discipliner et d'avoir une meilleure image d'eux-mêmes.

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Video utilisée avec l'aimable autorisation de la Marin Shakespeare Company

Des signes particulièrement encourageants dans un milieu où les tensions raciales et les carences culturelles sont à l'origine de nombreux problèmes. Une étude menée en 2016 auprès des détenus participant à Jail Guitar Doors a montré que 41 % d'entre eux avaient noté une nette améliorations dans leurs rapports avec le personnel carcéral et les autres détenus, et 69 % ont vu une chute très nette des actions disciplinaires à leur encontre.

« J'ai vu deux types en train de s'étriper dans la cour de la prison et, quelques semaines plus tard, ils étaient tous les deux assis côte à côte dans la même salle. L'un des deux jouait de la guitare pendant que l'autre rappait, raconte Bisbano. En prison, montrer ses émotions est perçu comme un signe de faiblesse. Mais si tu mets une guitare entre les mains d'un détenu, la première chose qu'il va faire, c'est sourire. La vie en prison tourne généralement autour de deux choses : la drogue et la violence. Grâce à ces programmes, elle repose désormais sur l'expression et la guérison. »

-- Créé en 1980, AIC était considéré comme un modèle en terme de programme artistique pour centre carcéraux, même dans les États bénéficiant déjà de nombreux programmes similaires, comme New York. Mais l'explosion de la population carcérale et les coupes budgétaires ont sévèrement affaibli l'AIC durant les années 2000 et il a fini par disparaitre en 2010. « Les gens ont très vite réalisé que lorsqu'on donnait quelque chose de positif à faire à un détenu, quand on lui apprenait une technique nouvelle, qu'on le faisait participer à des activités demandant une certaine réflexion, on obtenait une prison plus sûre, aussi bien pour les détenus que pour le personnel, explique Kristina Khokhobashvili, chargée de communication du CDCR. Et à ce niveau, le programme AIC s'est avéré plus que nécessaire. »

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AIC a été relancé en 2014, sous forme de programme-test pendant deux ans, avant d'être définitivement remis sur les rails en 2016, avec un budget de 6 millions de dollars versé par l'État. C'est ce qui a permis à des associations comme Jail Guitar Doors de salarier des employés pour la première fois en 10 ans d'existence.

« Les États se rendent compte qu'il n'est pas possible de garder tous ces gens en prison - ne serait-ce que pour des raisons purement financières, raconte Kramer. Tout ce qui peut permettre de faire baisser le nombre de détenus est désormais bon à prendre et les programmes comme AIC vont totalement dans leur sens. »

Photo - Peter Merts

Jail Guitar Doors existe depuis 2009 aux USA, grâce à l'appui du songwriter Billy Bragg, qui a créé l'association en Angleterre. Elle tire son nom d'un titre de The Clash paru en 1978 qui parle de l'arrestation de Kramer en 1975 après avoir vendu de la cocaïne à des agents fédéraux en civil. Aujourd'hui, Jail Guitar Doors intervient dans 75 établissements répartis sur 6 États, faisant appel pour ses cours à des musiciens confirmés ainsi qu'à des rock stars comme Tom Morello et Perry Farrell. L'été dernier, l'association a même collaboré avec les Prophets of Rage pour un concert dans une prison de Sacramento.

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Si des structures comme Jail Guitar Doors et des programmes comme AIC ont aujourd'hui le vent en poupe, il est important de rappeler que la plupart de ces initiatives sont financées par le National Endowment For The Arts (Fonds National pour les Arts), organisme indépendant financé par le gouvernement fédéral à laquelle l'administration Trump veut couper les vivres. Si un tel scénario venait à se produite, les États deviendraient les seuls soutien financiers de ces programmes.

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Photo - Peter Merts

« On ne peut pas obliger un détenu à participer à des cours. Mais dès qu'un programme musical est mis en place, boom ! C'est blindé et on a des listes d'attente », reprend Khokhobashvili. À ce jour, 48 États proposent des programmes artistiques dans leurs établissements, selon le dernier recensement effectué par la Prison Arts Coalition. Mais les prisons fédérales n'en comptent toujours aucun et les nombreuses tentatives de Wayne Kramer de changer cet état de fait avec Jail Guitar Doors ont échoué. Mais il reste optimiste.

« Mon but, c'est qu'un jour mon job ne serve plus à rien, dit-il. Que des programmes comme AIC soient présents dans tous les établissements pénitentiaires et qu'ils permettent aux détenus de comprendre pourquoi ils se sont retrouvés en prison, afin qu'ils n'y remettent plus jamais les pieds. » Bisbano est une des nombreuses personnes qui l'aident à accomplir cette tâche. Moins de deux mois après sa libération, Bisbano a rejoint Kramer sur scène au Ford Theater de Los Angeles pour un concert de soutien, auquel ont également participé Gilby Clarke des Guns N' Roses et Keith Morris de Black Flag. « Quand je suis sorti de scène, j'ai eu l'impression d'être en vie, réellement en vie, raconte Bisbano. Rien n'aurait pu me faire plus plaisir. J'étais enfin de retour. Et quel retour. »

Andrea Domanick est sur Twitter.