Jurassic Park et Jurassic World, deux regards sur la technologie

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Jurassic Park et Jurassic World, deux regards sur la technologie

Du génial Jurassic Park au médiocre Jurassic World, la technologie a gagné et le public a perdu. Explications.

Vingt-deux ans et un jour séparent les sorties américaines de Jurassic Park et de Jurassic World… c'est-à-dire à peu près une génération. Pour Hollywood, c'est un écart largement suffisant pour relancer une licence avec un quasi-remake. En effet, si Jurassic World se veut une suite de Jurassic Park, il en reprend largement la structure narrative : un milliardaire tente de créer un parc d'attractions avec des dinosaures, il croit pouvoir contrôler ses créatures mais des conflits financiers et industriels provoquent un problème dans le parc et celui-ci sombre dans le chaos. À son aîné, Jurassic World emprunte même une dimension méta-textuelle. Dans Jurassic Park, le magnat des parcs d'attractions John Hammond était une sorte de reflet de l'entertainer Steven Spielberg et les miracles de la génétique présentés dans le film se lisaient assez facilement comme une métaphore des nouvelles possibilités offertes par des CGI photo-réalistes. Ce parallèle était presque explicite dans la vidéo de présentation du parc qui rendait hommage à Gertie The Dinosaur, premier court-métrage d'animation représentant un dinosaure. De la même façon, Jurassic World assume son statut de remake, notamment au travers du discours du technicien Lowery Cruthers qui associe avec nostalgie le nouveau parc à celui de John Hammond.

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Mais le but de cet article n'est pas de comparer les qualités respectives du chef d'œuvre de Steven Spielberg et du machin de Colin Trevorrow. Ce qui nous intéresse ici, ce sont moins les points communs de Jurassic Park et de Jurassic World que leurs différences – c'est-à-dire les endroits où la déférence ultra-référentielle du second envers le premier a trouvé ses limites – et, en particulier, leurs différences en ce qui concerne la technologie.

Dans Jurassic Park, la technologie, électronique comme génétique, est problématique. Si elle peut être d'une aide précieuse lorsqu'elle permet à Alan Grant d'observer des fossiles de dinosaures encore enfouis, lorsqu'il touche son moniteur, l'image se brouille. Il déteste les ordinateurs et, comme le souligne Ellie Sattler, "c'est réciproque." La technologie apparaît aussi comme un outil de contrôle aussi frustrant dans son principe que dérisoire dans son application : lorsque les protagonistes suivent la visite guidée de présentation du parc, ils sont assis sur un plateau tournant et une barre métallique les empêche de se lever, restreignant leurs mouvements. En pratique, il leur suffit de forcer un peu pour repousser la barre et vaquer où bon leur semble. Le dispositif de sécurité est extrêmement superficiel.

Il y a aussi la gestion entièrement informatisée du parc et le personnage de Dennis Nedry. Nerd obèse et acariâtre, il est le concepteur et le développeur de tout le système informatique du parc. Non seulement son système est loin d'être infaillible (d'après le personnage de Samuel Jackson, 151 bugs ont été repérés en une seule journée) mais le fait qu'il puisse bloquer complètement le parc avec un simple mot de passe pose problème. La technologie souffre de sa faiblesse, et de son utilisation exclusive par quelqu'un d'aussi méprisable que Nedry. La technologie déployée dans le parc se veut un outil de contrôle, mais le film nous montre que ce contrôle n'est pas à la portée de tous. Pour reprendre le contrôle du parc, les protagonistes devront prendre d'énormes risques et finalement compter sur les compétences de Lex, la petite-fille de Hammond.

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Cette problématique est d'ailleurs ouvertement abordée lors du dialogue central du film. John Hammond explique qu'il a commencé sa carrière avec un cirque de puces, c'est-à-dire un cirque miniature où chaque attraction bougeait grâce à des petits mécanismes. Hammond affirmait alors aux spectateurs que le cirque était mis en mouvement par des puces apprivoisées et les enfants de l'assistance s'extasiaient en prétendant voir les puces. Pour Hammond, Jurassic Park était l'occasion de proposer une attraction qui ne soit plus une illusion, où les créatures ne soient plus des automates mais des animaux de chair et de sang. Ce que lui rétorque Ellie Sattler, c'est que Jurassic Park n'est pas plus "réel" que le cirque de puces, qu'il est tout autant basé sur l'illusion… une illusion de contrôle qu'aucun budget et aucune technologie ne parviendra à réaliser.

Comme dans Jurassic Park, la technologie est partout dans Jurassic World… mais elle y est bien plus spectaculaire. La salle de contrôle du parc contient un écran géant à l'interface extrêmement sophistiquée ; rien à voir avec les écrans d'ordinateurs rudimentaires de Nedry. L'enclos de l'Indominus rex possède un terminal tactile dont on imagine qu'il permet de contrôler tous les paramètres du lieu. Le hall d'accueil du parc affiche des hologrammes de dilophosaure. Les jeeps roulant sur rails de Jurassic Park, ont été remplacées par des boules de plastique contrôlées à l'aide d'un joystick. Les équipes chargées de traquer et de contrôler les dinosaures sont équipées de caméras connectées. Même les raptors profitent de cette débauche de technologie !

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Concept arts rejetés pour Jurassic Park 4

Dans Jurassic World, la technologie apparaît donc comme un dispositif neutre. Les personnes qui l'utilisent peuvent commettre des erreurs, être dupées ou l'utiliser à mauvais escient. Mais la technologie en soi n'est jamais vraiment remise en cause. Dès lors, le progrès scientifique ne se discute pas. À l'inverse, dans Jurassic Park, Ian Malcolm remettait sans cesse les expérimentations de John Hammond en question. Non pas au nom de conséquences prévisibles, mais parce qu'en tant que mathématicien rompu à la théorie du chaos, il comprenait instinctivement qu'en tant que fruit de l'activité humaine, la technologie porte en elle des imperfections imperceptibles aux conséquences colossales sur le long terme.

De par leur succès respectif (les deux films ont battu des records au box-office), Jurassic Park et Jurassic World nous éclairent sur les questions qui trouvent ou non un écho chez le public. C'est en cela que les différences entre ces deux films semblent significatives. Depuis 1993, notre rapport à la technologie a évolué. Si certaines voix se font toujours entendre concernant les conséquences des évolutions techniques, elles sont essentiellement le fait d'intellectuels ou de philosophes. L'adoption massive de l'informatique au cours des vingt dernières années semble avoir largement balayé toute inquiétude. Si le cinéma du début des années 90 exprimait encore une forme de peur vis-à-vis de l'informatique émergente (c'est le cas dans Jurassic Park mais aussi évidemment dans Terminator 2 sorti deux ans plus tôt), la familiarité de cette technologie semble rendre ces peurs caduques. Raison pour laquelle Terminator Genisys tentait de renouveler la menace des films précédents en faisant de Skynet non plus un programme militaire mais une intelligence artificielle issue du cloud. Sans en faire l'unique raison de l'échec du film, on peut supposer que le public ait eu du mal à s'impliquer dans une œuvre où le grand méchant est un smartphone.

Une autre raison à l'échec de Terminator Genisys…

Il semblerait donc que les différences entre Jurassic Park et Jurassic World révèlent l'évolution de notre propre rapport à la technologie. Dans les années 90, la technologie était encore marquée par une forme de péché originel, hérité de son origine humaine. Désormais, elle apparaît immaculée. Cette évolution explique en partie la popularité croissante de théories comme celle de la Singularité, c'est-à-dire l'émergence d'une intelligence artificielle largement supérieure à l'intelligence humaine. Fondamentalement, l'idée d'une conscience quasi-divine issue de la machine n'est pas nouvelle. On la retrouve dès 1956 dans la nouvelle d'Isaac Asimov, The Last Question. Néanmoins, celui-ci imaginait l'apparition d'une telle intelligence dans un futur extrêmement lointain, après la mort entropique de l'univers, après que l'humanité et la machine aient évolué vers des états encore inimaginables. Certains théoriciens de la Singularité, comme Ray Kurzweil, pensent au contraire qu'une intelligence artificielle supérieure à celle de l'humanité apparaîtra d'ici quelques décennies. Quelle que soit la légitimité de ces théories, leur popularité révèle une vision de la technologie qui serait débarrassée de la plupart de ses imperfections, ou serait sur le point de l'être.

Est-ce à dire que le discours de Jurassic Park, déjà perçu à l'époque comme rétrograde (c'est le terme que John Hammond emploie face au discours d'Ian Malcolm) est définitivement obsolète ? Il est évident que non. C'est au contraire lorsqu'une idéologie est omniprésente qu'il est plus que jamais nécessaire de la questionner… et à l'instar de Jurassic Park, les grands classiques sont là pour ça !