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Food

Le jour où le jambon est devenu rose

Comment les additifs ont changé la charcuterie à jamais.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
Anne Vallayer-Coster, Nature morte au jambon (1767) via Wikimedia Commons

Comment est-on passé des « magnifiques pièces de porc salé gaulois exportées jusqu'à Rome » que vantait Strabon, géographe grec de son état, au rapport alarmant du Centre international de recherches sur le cancer (Circ) classant les charcuteries comme « cancérogènes pour l'homme » ?

Car l'étude en question, publiée en octobre 2015, a eu l'effet d'un coup de tonnerre dans le monde de l'agro-alimentaire. On y apprenait, selon les conclusions des chercheurs, que les cochonnailles étaient au moins aussi dangereuses pour l'homme que le tabac ou l'amiante.

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En réalité, comme le souligne Guillaume Coudray dans son livre Cochonneries, comment la charcuterie est devenue un poison (éditions La Découverte), pas besoin de renoncer à la charcuterie dans son ensemble pour diminuer les risques de cancer. Il suffit juste d'éviter celle qui est cancérogène.

Deux additifs sont désignés comme responsables : le nitrite de sodium et le nitrate de potassium. La raison de leur présence dans nos hors-d'œuvre et nos apéros ? Tout le monde n'a pas la même version.

Aujourd'hui, les industriels soutiennent avoir recours à ce traitement chimique afin de prévenir le risque de botulisme – une infection alimentaire provoquée par une toxine présente dans les aliments et notamment la viande crue – et justifient cet emploi en revendiquant l'héritage d'une pratique millénaire.

« Les premières traces écrites de salpêtrage qu'on connait remontent au Moyen-Âge. Il y a un parchemin du XIVe siècle où on le mentionne de manière très anecdotique »

Des arguments réfutés par Guillaume Coudray qui a effectué des recherches pour tenter de retrouver les premières traces observées de salpêtre (un synonyme de nitrate de potassium) dans la viande.

« C'est un peu comme si on cherchait l'inventeur du bateau. Personne ne peut dire qu'à aucun moment, il n'y a pas eu une peuplade, on ne sait où, qui a eu l'idée, ou fortuitement, de frotter de la viande avec un matériau nitré », explique-t-il.

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« Mais ce qui est importe, c'est de comprendre à quel moment cette pratique s'est généralisée », précise Guillaume Coudray. « Les historiens des techniques alimentaires ont prouvé que traditionnellement, on conservait la viande avec du sel de mer, du poivre, des épices. C'est bien plus tard, à l'époque moderne, qu'on a commencé à ajouter des additifs chimiques, et encore plus tard (avec l'industrialisation), que c'est devenu systématique. Mais les fabricants de knacks au nitrite ne cessent de répéter que l'utilisation de nitrite de sodium remonte à l'aube de l'humanité ! »

Cette ligne de défense, plutôt audacieuse, est pourtant scandée par certains industriels de la viande nitrée : « C'est le même topo complètement grotesque qui va à l'encontre de toutes les vérités historiques, soupire Guillaume Coudray. Seule la date varie : 5 000 ans, depuis Homère, Jésus Christ ou les Romains. »

Illustration d'une boucherie du XIVe siècle tirée du manuel de santé médiéval Tacuinum sanitatis via Wikimedia Commons

Au sujet de l'origine du nitrite dans la viande, Guillaume Coudray, qui a notamment mené l'enquête en 2016 dans un épisode de l'émission Cash Investigation ( « Industrie agroalimentaire : business contre santé » , France 2), dégaine une autre hypothèse formulée par les historiens : le premier coup de foudre entre le salpêtre et la viande s'est probablement fait pendant une banale partie de chasse.

On s'explique. « Avant l'invention des armes à feu, le salpêtre n'avait quasiment aucun emploi. On l'utilisait d'un point de vue médical – pour soigner des plaies notamment – parce qu'il était ultra réactif et semblait faire tout un tas de trucs merveilleux », retrace Guillaume Coudray. La propagation du salpêtre/nitrate est liée à la production de poudre à canon.

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Son apparition dans la nourriture se fait en parallèle à l'invention des premières arquebuses. On peut donc imaginer un chasseur de l'époque abattre un gros cochon sauvage et, une fois la carcasse dépecée, se rendre compte que la viande touchée par la poudre des cartouches à une couleur beaucoup plus rouge.

En 1792, Charles Robert, un moine défroqué devenu pharmacien à Nîmes, se met pour la première fois à vendre des poudres rougissantes pour la charcuterie.

« Les premières traces écrites de salpêtrage qu'on connait remontent au Moyen-Âge. Il y a un parchemin du XIVe siècle où on le mentionne de manière très anecdotique », ajoute Guillaume Coudray. Par la suite, on commence à vanter les effets du salpêtre sur la viande comme une sorte d'astuce, un « tour de main » qu'on transmet et qui permet d'améliorer l'aspect visuel d'une viande.

« Avant, il y avait toute sorte de technique pour donner à la viande une belle couleur. On utilisait du safran, du carmin, des piments, du vin rouge ou même de la betterave, raconte Guillaume Coudray. En 1792, en France, un commerçant se met pour la première fois à vendre des poudres rougissantes de sa propre fabrication pour la charcuterie. Il s'agit de Charles Robert, un moine défroqué devenu pharmacien à Nîmes. « C'est lui, le père fondateur du commerce des additifs nitrés dans l'Hexagone », assure Guillaume Coudray.

« Sans nitrate ou nitrite, la viande prend naturellement sa couleur rouge. Mais il lui faut du temps », rappelle l'auteur. Le salpêtre permet d'accélérer ce processus. Et forcément, un tel procédé « miracle » se diffuse vite.

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Pieter Aertsen, L'Étal de boucher (1551) via Wikimedia Commons

Guillaume Coudray cite les travaux de Klaus Lauer, un épidémiologiste allemand qui a reconstruit à partir des collections de l'académie culinaire de Francfort la progression lente des techniques de coloration au nitrate qui remplace petit à petit les technologies naturelles. À la fin du XIXe siècle, c'est cette « technologie » que les États-Unis retiennent au moment de poser les bases de leur industrie de la viande. Ce qui n'est pas sans conséquence aujourd'hui.

« À partir du moment o ù les cancérologues comprennent qu' il y a un problème, c'est l'industrie américaine – qui ne savait pas comment faire pour conserver la charcuterie autrement qu'avec du nitrite ou du nitrate – qui a cherché toutes les astuces imaginables pour se justifier », soupire Guillaume Coudray. Parmi les excuses invoquées pour justifier cet emploi, la peur des germes. Leur argument ? « Si on arrête d'en mettre [du nitrate], tout le monde va mourir du botulisme. »

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Pourra-t-on un jour sortir du « tout nitrate » ? L'auteur en est convaincu : « À Parme il y a 150 entreprises réunies en un consortium qui ont dé cid é de ne plus mettre de nitrite ou de nitrate. Ils produisent 9 millions de jambons par an. C'est énorme. Et il n'y a pas eu un seul cas de botulisme », conclut-il.


Cochonneries, Comment la charcuterie est devenue un poison , de Guillaume Coudray, aux éditions La Découverte.