Le « théâtre de la vie » du photographe Alex Majoli
Un homme ramasse du riz dans le village de Tulas, district de Sindhuburg, Inde, 2015, Scene #2233. © Alex Majoli / Magnum Photos

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Le « théâtre de la vie » du photographe Alex Majoli

Dans sa série baptisée SCENE, le photographe italien donne à voir ses sujets devenus acteurs de leur propre vie sous son objectif.
Pierre Longeray
Paris, FR

Vous êtes en train de boire un café en terrasse. Tranquille. Tout se passe bien pour le moment. Puis vous voyez au loin un grand type à la carrure imposante et aux cheveux blonds s’approcher de vous, un appareil photo à la main, et flanqué d’un assistant portant deux grandes perches surmontées de puissants flashs. Vous continuez de siroter votre expresso, puis le grand type se met à vous photographier, sans dire un mot, alors que les deux flashs disposés par l’assistant vous éblouissent. Deux solutions s’offrent à vous. Soit vous vous barrez en courant, soit vous restez planté là en tâchant de boire votre café convenablement.

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Voilà comment a procédé Alex Majoli, jeune légende italienne de la photo, pour sa série baptisée SCENE. Avec cette méthode, l’idée de Majoli est de donner à voir le « théâtre de la vie » en installant le théâtre autour des sujets qu’il veut photographier. Ainsi, ceux qui se retrouvent malgré eux sous l'objectif de Majoli deviennent des « acteurs de leur propre vie ». Au fil de ses expérimentations, le photographe originaire de Ravenne s’est aperçu que la plupart des personnes photographiées jouent le jeu – leur partition en somme – que ce soit dans un bar de la City ou au milieu de la place Tahrir en Égypte. Alors que plusieurs photos de Majoli sont montrées à partir de ce vendredi, et jusqu’au 28 avril, au BAL à Paris, on en a profité pour qu’il nous cause de sa carrière et de cette puissante série photos.

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Des manifestants place Tahrir écoutent le discours du président Hosni Moubarak, dans lequel il annonce qu’il ne renoncera pas au pouvoir. Égypte, Caire, 2011, Scene #4746 © Alex Majoli / Magnum Photos

VICE : Votre travail se situe à la frontière entre le photojournalisme et la photo d’art, cela vient-il de votre formation ?
Alex Majoli : J’ai commencé la photo très tôt, mais je me suis vraiment dit que j’allais en faire ma vie, le 7 février 1986, j’avais 15 ans. Ce jour-là, j’ai frappé à la porte d’un studio de photo de Ravenne, où travaillait celui qui est devenu mon master, Daniele Casadio. J’étais son garzone, son assistant. Je préparais le thé, je nettoyais, puis je filais des coups de main quand on prenait en photo des œuvres d’art – puisque beaucoup d’artistes connus venaient faire leur catalogue chez nous. Daniele partageait le studio avec un autre photographe, Ettore Malanca, qui s’est mis au photojournalisme sur le tard pour SIPA Press à Paris. Quand Ettore revenait au studio, il jetait un œil à mes photos, qu’il avait l’air de bien aimer. Du coup, ne pouvant pas copier ce que faisait mon master, je me suis dit que le photojournalisme serait une bonne excuse pour me casser de Ravenne et gagner un peu de sous.

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Vous penchez plus du côté du photojournalisme du coup ?
Non, je ne me suis jamais senti photojournaliste. Mais la photo est un marché et vendre des photos de reportage aux magazines marchait plutôt bien à l’époque. Je ne viens pas d’une famille aisée, du coup il fallait gagner sa croûte. C’était soit ça, soit devenir chef ou travailler dans une discothèque. J’ai donc commencé à aller voir ce qui se passait dans l’ex-bloc communiste après la chute du Mur. Venant d’une région d’Italie très à gauche, c’était un peu instinctif d’aller voir ces endroits. En rentrant de reportages, je conduisais jusqu’à Milan, je dormais dans ma voiture et je débarquais à 6 heures du matin dans les rédactions pour vendre mes photos avant les autres.

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Sao Paulo, Brésil, 2014, Scene #8040 © Alex Majoli / Magnum Photos

Au début vous preniez plus de photos en couleur, puis vous êtes passés au noir et blanc. Pourquoi ?
J’ai toujours fait du noir et blanc, mais les rédactions me prenaient uniquement des photos couleur – ils ne regardaient même pas mes clichés en noir et blanc. Pour expliquer ma préférence pour le noir et blanc, je pourrais vous faire la réponse classique : « Cela représente l’origine de la photo, blablabla… ». Mais en réalité, j’ai simplement été influencé par ce que j’ai vu et mes masters travaillaient en noir et blanc. Mes assistants aujourd’hui font eux partie d’une génération qui va photographier en couleur : ils sont plus influencés par William Eggleston que par Henri Cartier-Bresson.

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Outre vos masters, vous dîtes souvent être beaucoup plus influencé par la littérature que par les images…
Absolument. Pour moi, les photos sont des mensonges, comme peuvent l’être les mots. Par exemple, Dostoïevski ou Tolstoï me font croire que ce qu’ils ont écrit est vrai. La photo a la même responsabilité à mon avis. Bien sûr qu’avec une photo, on peut dire « Regardez, on a une preuve cela s’est passé. » Effectivement, cela s’est passé, mais cette photo a été éditée, et hors du cadre il se passe autre chose. La photographie sera toujours subjective. C’est un autre mensonge en somme. Ainsi, la littérature me permet de réfléchir au contenu de la photo, afin que cela ne soit pas seulement un objet esthétique.

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Un membre du parti Aube dorée chante l’hymne national grec, Grèce, Athènes, 2016, Scene #0462 © Alex Majoli / Magnum Photos

Dans votre série SCENE, vous explorez justement cette dimension de réalité de la scène photographiée.
Dans cette série, rien n’est mis en scène, mais je veux que vous pensiez que je l’ai mis en scène. C’était une vieille intuition que j’ai eue en 2003, je m’étais dit que j’allais amener mes flashs et perches dans la réalité.

Comment vous vous y êtes pris la première fois ?
On a fait des tests à Milan avec mon assistant. On s’est pointé devant un type qui était au téléphone. Mon assistant tenait le flash devant lui et j’ai commencé à le prendre en photo sans rien lui dire. Il n’a pas bougé. Il s’est laissé prendre. Je me disais que si ça avait marché ce coup-ci, c’était peut-être parce qu’on était en Italie, et que les Italiens sont comme ça. Mais après, j’ai testé le procédé au Brésil, sur le continent africain, en Chine, en Russie. Cela a marché de partout – même en France. C’est vrai quand lorsqu’il y a un événement organisé, c’est plus facile. Mais la technique est toujours la même, je débarque avec un ou deux assistants, on installe les perches, et je prends des photos. Une fois la photo prise, j’enlève mes flashs et je pars – parfois, sans leur avoir adressé un mot.

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C’est bizarre…
Non ce n’est pas bizarre. Nous sommes des acteurs de nous-mêmes. Quand je sors l’appareil, je pense que les gens sortent leur véritable masque. Quand vous êtes photographiés, vous donnez le meilleur de vous. Parfois j’enchaîne, trois flashs rapides comme pour signifier à la personne : « T’es bon ». Puis ils oublient que je suis là. Les personnes photographiées continuent de vivre leur vie, de faire ce qu’ils faisaient avant mon arrivée, mais à un niveau élevé. Ils jouent leur rôle du mieux qu’ils peuvent. Ils deviennent tous des Marlon Brando. Mais vous savez, l'idée derrière cette série n'est pas nouvelle. Prenez par exemple le dramaturge allemand Bertolt Brecht. Il disait qu’il y avait un quatrième mur entre la scène et les spectateurs et qu'ilil voulait le briser. Cette idée était bonne, mais il n’est pas allé au bout, parce que les spectateurs payaient leur place pour aller au théâtre et avaient conscience de faire partie de l'audience. Pour SCENE, les gens vivent leur existence, puis je débarque et j’installe le théâtre autour d’eux.

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Premier jour du Brexit au pub Jamaica Wine House, situé au cœur de la City. Londres, Angleterre 2017, Scene #8667 ©Alex Majoli / Magnum Photos

Vous faites alors partie de la photo en quelque sorte.
Je fais partie de la scène. Quand les gens vont lire cet article, ils auront l’impression qu’il n’y a que moi qui parle. Mais un type, toi, me pose des questions. C’est une interaction entre deux personnes, comme pour la photo. Et ça les gens ont tendance à l’oublier.

Alex Majoli, SCENE, au BAL (6, impasse de la Défense 75018 Paris) jusqu'au 28 avril 2019.

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