Le médecin qui inséminait ses patientes avec son propre sperme
Couverture du livre de Kamil Baluk

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Crime

Le médecin qui inséminait ses patientes avec son propre sperme

Le Dr Karbaat serait le père biologique d'au moins 19 enfants nés par fécondation in vitro dans sa clinique.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Dans les années 1980 et 1990, le Dr Jan Karbaat dirigeait l'un des plus gros centres de fertilité aux Pays-Bas. Au cours de ces dernières années, il est devenu de plus en plus évident que le chaos régnait dans cet établissement. À la clinique – le Bijdorp Medical Centre à Barendrecht, situé près de Rotterdam –, le sperme de différents donneurs avait été mélangé et les dossiers étaient dans un désordre innommable. La clinique a fermé ses portes en 2009, mais récemment, l'histoire a pris un tournant un peu plus sombre – il s'avère que le Dr Karbaat, décédé en avril dernier à l'âge de 89 ans, a secrètement inséminé des patientes avec son propre sperme.

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Peu de temps après sa mort, environ 20 personnes soupçonnaient Karbaat d'être le père biologique de leurs enfants et ont porté plainte. Elles ont également demandé à avoir un échantillon de son ADN. Le dossier se montait depuis un moment, mais Karbaat est mort avant qu'il ne puisse être déposé en justice. Le Dr Karbaat a toujours refusé de donner son ADN, mais après sa mort – et après que la plainte a été déposée – son fils légitime a fait don de son propre ADN à Fiom, une organisation néerlandaise spécialisée dans les liens de filiation. Fiom a trouvé des correspondances entre son ADN et celui de 19 autres enfants nés par fécondation in vitro dont ils avaient l'ADN dans leur base de données. Ceux-ci savent désormais que le Dr Karbaat est leur père biologique, mais beaucoup d'autres bébés-éprouvette demeurent dans l'incertitude.

Début juin, un tribunal a décidé que l'ADN de Karbaat – prélevé sur divers objets trouvés chez lui après sa mort – pouvait être utilisé pour de plus amples analyses. Comme le rapporte la BBC : « Si le profil de l'ADN correspond, les enfants, la plupart d'entre eux nés dans les années 1980, espèrent poursuivre le médecin en justice, au motif qu'ils ne devraient pas exister. »

L'écrivain polonais Kamil Baluk a passé trois ans à enquêter sur les mauvaises pratiques du médecin néerlandais et a publié un livre à son sujet plus tôt cette année. Il a parlé aux anciens patients du Dr Karbaat, aux enfants qui ont été conçus dans sa clinique et même au médecin lui-même, avant que les preuves ADN ne soient révélées au grand jour. J'ai appelé Kamil Baluk pour discuter avec lui de son enquête sur ce médecin douteux et des développements récents de l'affaire.

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Une femme enceinte qui n'a rien à voir avec cet article. Image via freestocks.org

VICE : Récemment, des preuves ont démontré que le Dr Karbaat était le père d'au moins 19 enfants nés dans sa clinique. Étiez-vous surpris en apprenant la nouvelle ?
Kamil Baluk : Non, pas du tout. Au moment d'écrire mon livre, je savais déjà qu'il avait utilisé son propre sperme au sein de sa clinique, mais je n'avais pas l'autorisation de mes sources pour divulguer cette information. J'y ai fait allusion dans mon livre, tout en restant vague. J'avais les noms de certaines personnes qui pensaient être ses enfants biologiques, mais qui ne voulaient pas accorder d'interviews tant qu'il était encore en vie.

Vous avez passé trois ans à enquêter sur la clinique. Qu'est-ce qui a suscité votre intérêt en premier lieu ?
J'ai lu un article dans un magazine belge au sujet d'une patiente du Dr Karbaat qui avait choisi un donneur de sperme blanc, mais qui avait donné naissance à deux enfants métisses. Lorsque j'ai commencé à enquêter, j'ai d'abord rencontré Henrik Becker, un homme dont la mère était également une patiente du Dr Karbaat. Son histoire était similaire – selon les documents fournis par la clinique, son père biologique était un homme blanc originaire du sud des Pays-Bas. Mais grâce aux tests ADN, Fiom a découvert que ce n'était pas le cas – son père était métis. C'est en fait le même homme qui a aidé à concevoir les enfants mentionnés dans l'article belge. Au fil du temps, le nombre d'enfants conçus à partir de son sperme n'a cessé de croître. Ils sont une quarantaine aujourd'hui.

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Quel genre d'homme est-il ?
Je l'appelle Louis. Ses nombreux enfants et lui sont un élément central de mon livre, qui s'intitule Wszystkie dzieci Louisa, ce qui veut dire « Tous les enfants de Louis ». Son sperme a été utilisé plus de 40 fois, mais Louis estime qu'il a dû concevoir au moins 200 enfants, étant donné qu'il a donné son sperme toutes les semaines pendant 17 ans. Il voulait vraiment rencontrer ses enfants – il en a parlé au Dr Karbaat, qui lui a dit que c'était impossible.

Vous avez rencontré le Dr Karbaat, n'est-ce pas ?
Oui, je suis allé toquer chez lui à trois reprises et, la troisième fois, sa femme m'a enfin ouvert. Je lui ai dit que j'étais un écrivain polonais et que j'écrivais un livre sur son mari, sa clinique et ses dons de sperme. Elle m'a laissé entrer, et c'est là que j'ai pu parler à Karbaat.

Était-il sympathique ?
Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il était sympathique, mais il était intéressant, ça ne fait aucun doute. Il était considéré comme un homme accompli à son époque – il a été un médecin de renom avant de lancer sa clinique, en plus d'avoir été directeur médical de l'Hôpital Zuider à Rotterdam. Mais ce n'était pas quelqu'un d'empathique, or c'est ce qu'on attend d'un médecin. Quand on a discuté, il ne semblait pas avoir l'impression d'avoir menti à ses clients. C'est très grave. De même pour les dossiers de la clinique, qui étaient dans un désordre sans nom. Il s'en fichait, il se disait même fier de ce qu'il avait fait. Quand je m'apprêtais à partir, sa femme n'a pas arrêté de répéter qu'il n'était pas quelqu'un de mauvais.

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Il était fier de ce qu'il avait fait dans sa clinique ?
Absolument. Il disait que sans lui et sa clinique, 6 000 personnes n'auraient jamais existé. Il avait aidé autant de femmes que possible à tomber enceintes et les résultats étaient satisfaisants. Le fait que des femmes aient pu tomber enceintes a été la plus grande satisfaction qu'il a tirée de son travail.

Pensez-vous vraiment qu'il ait fait tout ça pour le bonheur de ses clients ?
Quand je lui ai parlé à l'époque, je le pensais, oui. Je croyais qu'il avait mélangé différents spermes et utilisé le sperme de mêmes personnes aussi souvent parce qu'il n'aimait pas les règles et les procédures entourant le don de sperme. Bien sûr, je n'en suis pas revenu quand j'ai découvert qu'il avait utilisé son propre sperme pour inséminer des femmes. Ça lui a fait perdre toute crédibilité à mes yeux.

Mais quand même, il y a une énorme différence entre « ne pas aimer les règles et les procédures » et « mélanger délibérément différents spermes et mentir à ses patients ». Pourquoi pensez-vous qu'il a d'abord eu de bonnes intentions ?
Eh bien, si vous vous penchez le contexte historique, vous constaterez qu'il y a environ 50 ou 60 ans, beaucoup de gens croyaient que le fait de mélanger plusieurs spermes augmenterait les chances de la femme de tomber enceinte. Donc je doute qu'il soit le seul médecin à l'avoir fait. Pour le Dr Karbaat, le sperme était un produit et il voulait que ce produit soit de la meilleure qualité possible et qu'il ait le taux de réussite le plus élevé. À mon avis, il ne s'intéressait pas beaucoup aux donneurs, encore moins à leurs futurs enfants. Il avait l'air de penser que ses responsabilités prenaient fin quand une femme tombait enceinte.

Pensez-vous que l'énorme importance qu'il accordait au succès était typique de l'époque ?
Les choses étaient différentes à l'époque. Dans mon livre, je compare d'anciens rapports médiatiques néerlandais avec les informations que nous avons aujourd'hui et les témoignages des enfants nés par fécondation in vitro. Tout a tellement changé depuis. Dans les années 1970 et 1980, beaucoup de gens pensaient que la grossesse était un droit fondamental pour les femmes. On voyait souvent des affiches avec des slogans comme : « Faites une bonne action, donnez votre sperme ». C'est aussi pour ça que les donneurs restaient tous anonymes à l'époque, afin d'encourager autant que possible le don de sperme.

En quoi cela a-t-il changé ?
Lorsque les gens ont commencé à remarquer que certains enfants souffraient de ne pas pouvoir savoir qui était leur père, l'accent a été mis sur les besoins de l'enfant. Depuis 2004, les donneurs de sperme néerlandais ne peuvent plus faire de dons de façon anonyme. On ne peut pas dire que le Dr Karbaat ait adhéré à cette règle – après 2004, il a continué à donner aux femmes du sperme anonyme.

Il ne faisait pas vraiment attention aux règles et aux lois.
Non. Mais je pense que d'une manière générale, les gens se préoccupaient moins des règles et des lois dans les années 1970 et 1980. En revanche, en tant que Polonais, j'ai été très surpris de constater que le système de dons de sperme était un tel bordel dans un État occidental comme les Pays-Bas.