Face à la hausse des prix, on a fabriqué notre propre raki
Photos : Julie Honoré pour Vice FR 

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Face à la hausse des prix, on a fabriqué notre propre raki

Virée chez Mehmet dans la campagne turque pour mettre au point cette sorte de pastaga – tout en essayant de ne pas finir aveugle.

Difficile d'imaginer qu'un atelier clandestin se cache dans cette campagne verdoyante. Nous sommes à quelques centaines de kilomètres d'Ankara, la capitale de la Turquie, et le paysage se compose essentiellement de collines pierreuses et de vallées verdoyantes, où se côtoient poules, chats et moutons. Le jardin de Mehmet* ne fait pas exception à la règle : ici, il fait pousser, avec sa femme, des pêches, des framboises, des pommes, et en ce mois de juillet, les fleurs sont toutes écloses, donnant au tout des airs de jardin d’Eden.

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Après nous avoir accueillis avec le sourire, Mehmet nous entraîne au fond du jardin et pousse la porte en bois d'un petit atelier brinquebalant : sa fabrique de raki. Là, sont entreposés des dizaines de bidons où des raisins macèrent depuis plusieurs mois. « J’en prends de mon jardin, et j'en achète chez le grossiste, » explique Mehmet. « L'important, c'est qu'ils soient bien sucrés. La macération, au moins un mois, les rend alcoolisés. » Joignant le geste à la parole, il plonge la main dans un des bidons et en ressort une purée de raisins fermentés. « Ceux-là, ils sont pratiquement prêts ».

Professeur à la retraite, Mehmet fabrique son propre alcool depuis toujours. « Dans mon village, tout le monde fait son raki, c'est un peu comme une tradition, » explique-t-il. « Chez nous on a même un proverbe : ici, les nouveau-nés sont lavés au raki. » L’alcool anisé est considéré comme la boisson nationale. Le fondateur de la république turque, Mustafa Kemal Atatürk, ne rechignait jamais à poser avec un verre devant les photographes. Ici, il est d’ailleurs traditionnel de boire plusieurs verres accompagnés de mezze pendant les dîners. Mais le chef de l’État actuel, Reycep Tayyip Erdoğan, n’entend pas les choses de la même manière. Pour cet islamo-conservateur assumé, l’alcool est un danger. Et le raki, comme la bière, le vin ou la vodka, est devenu indésirable.

Depuis 2002 et son arrivée au pouvoir, les taxes augmentent ainsi régulièrement sur les produits dits « de plaisir ». Dernière augmentation en date : +10%, en juillet dernier. En 15 ans, le prix d’une bouteille de raki a augmenté de près de 700%, si bien que la boisson est devenue un luxe dans ce pays où le salaire minimum est de 1 600 livres turques (TL), soit 283 euros. « Bien sûr que le gouvernement essaie de faire de l'argent avec les taxes », soupire Mehmet, même si le gouvernement assure qu’il cherche avant tout à œuvrer pour la santé publique. Dans le commerce, un litre de raki lui coûte désormais 160 TL (28 euros), alors qu'il dépense à peine 30 TL (5 euros) pour ses ingrédients. Depuis quelques années, pour contrer la hausse des prix, faire son propre alcool est même devenu trendy en Turquie : des firmes se sont spécialisées et vendent même des kits tout prêts pour faire sa bière à domicile. On peut choisir entre blonde, brune ou même pale ale, et des centaines de Turcs ont installé un énorme bidon entre leurs ustensiles de cuisine.

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« Tu rajoutes du piment et ça fait de la tequila »

Mais faire son raki est une autre histoire. Plusieurs personnes sont mortes — ou sont devenues aveugles — après avoir bu de l’alcool de mauvaise qualité. Et si on finissait nous aussi à l'hôpital ? Mais la femme de Mehmet est là pour nous rassurer : « J'avais peur d'être aveugle au début, maintenant j'en bois deux verres par jour », sourit-elle en apportant des fruits et des cacahuètes.

Mehmet est un puriste. Il laisse les raisins macérer et ne rajoute aucun produit alcoolisé. « Je fais d'abord bouillir la fermentation de raisins, et fait passer la vapeur dans un tuyau. Je la fais refroidir et récupère le tout : c’est la distillation. Ça prend environ trois heures, » explique-t-il en désignant sa distillerie artisanale. « Puis j’ajoute de l'anis, c'est ce qui donne la couleur blanche au raki. Et je repasse le mélange dans les tuyaux. Mon secret ? Je rajoute un peu de lait, un oignon et une pomme. » Avec des airs de grand sage, celui que tout le monde appelle encore « professeur » affirme d’ailleurs pouvoir fabriquer toute sorte d'alcool. « Tu rajoutes du piment, et ça fait de la tequila. Si tu ne mets pas d'anis, ça fait de la vodka. Et puis je fais aussi du vin », indique-t-il en ouvrant une bouteille. En bons Français, nous avons sagement bu son jus de raisin amélioré avant de replonger nos lèvres dans notre verre de raki.

« Même pendant ma lune de miel, j’ai ramené ma bouteille »

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Pour parfaire sa technique, Mehmet a voyagé partout en Europe, « en Ukraine, en Géorgie, en France, en Écosse » et a visité des usines de production de raki en Turquie. Mais le gouvernement ne peut récupérer aucune taxe sur son activité, souligne Mehmet, qui, même quand il va au restaurant, ramène sa boisson. « Je donne ce que le restaurateur touche sur une bouteille et il me laisse tranquille. Même pendant ma lune de miel, j'avais rapporté mon raki. » Sur Facebook, des milliers de personnes ont intégré des groupes spécialisés, destinés à distiller leurs conseils aux internautes désireux de faire leur propre alcool. À toute heure du jour et de la nuit (surtout la nuit), des spécialistes se chargent de répondre aux questions techniques des curieux, d’autres vendent des distillateurs professionnels.

Mehmet produit en tout près de 300 litres par an, principalement pour sa consommation personnelle et pour des amis. « Avec la hausse des prix, nos voisins viennent se fournir chez nous. D'abord on leur donne du raki, puis on leur offre le thé », rigole sa femme. Elle ajoute très sérieusement que, pour éviter toute gueule de bois, l'important est de bien boire de l'eau. Mehmet compte d’ailleurs continuer son entreprise clandestine, même si le gouvernement interdit désormais toute fermentation à domicile. Il n'a pour le moment rencontré aucun problème. « Juste une fois, je buvais avec un ami soldat qui est rentré bourré chez lui. Sa femme est allée rapporter aux flics que son mari avait bu avec moi », sourit-il.

Dans le commerce, le raki fait une quarantaine de degrés. Celui de Mehmet dépasse les 50. Rien qu’avec un petit verre à thé, on est déjà pompette. Ça ne nous a pas empêchés de repartir avec un bidon de 5 litres. À 200 TL, ça nous a fait économiser plus de 80 euros. Reste à essayer de ne pas le terminer en une soirée.

* Le prénom a été changé

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