À la gloire de Jean-François Bizot
Jean-François Bizot (tout à droite), lors d'une interview. Toutes les photos sont publiées avec l’aimable autorisation d’Alain Bizos

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Culture

À la gloire de Jean-François Bizot

Cocaïne, hippies et dictateurs corrompus : les biographes de l’ancien directeur de publication du magazine « Actuel » reviennent sur sa carrière et le mythe qu'il a construit.

Le 8 septembre 2007, la mort de Jean-François Bizot donne lieu à un concert d'hommages et de témoignages d'amitié. Il faut dire que le patron d'Actuel et de Radio Nova a révélé quantité de personnalités du paysage médiatique ou introduit d'innombrables artistes de l'avant-garde auprès du public français. Dans une tribune publiée par Libération, ses anciens collaborateurs Léon Mercadet et Patrice Van Eersel vont jusqu'à le désigner comme le Citizen Kane de la presse underground.

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Personnage rabelaisien, dévoreur d'histoires, de musiques, de bouffe, de fêtes, d'art, de drogues, de femmes et de voyages, Jean-François Bizot laisse l'image d'un patron de presse aventurier. En 1970, Bizot reprend les rênes d' Actuel, titre de presse alors dédié aux musiques alternatives, pour en faire un magazine tourné vers les contre-cultures – celles qu'il a découvertes lors d'une année passée à prendre du LSD au milieu de hippies californiens.

Pendant cinq ans, Actuel première version imprime alors sur papier les mouvements libertaires post-mai 68 et popularise le journalisme gonzo. Bizot s'entoure d'une bande d'intellos chevelus, où l'on retrouve Bernard Kouchner et Patrick Rambaud, pour ne citer qu'eux. Au menu : BD underground, poésie psyché ou traductions d'articles de la presse américaine. Après s'être vendu jusqu'à 70 000 exemplaires, Actuel ferme boutique en 1975 : Bizot estime avoir dit tout ce qu'il avait à dire sur l'époque. La réussite financière de ses projets ne l'intéresse pas vraiment, lui qui est héritier d'une famille fortunée d'industriels lyonnais.

Le titre réapparaîtra au tournant des années 1980 et sera parfaitement dans l'air du temps, tout en devançant ses modes. Bizot achète une immense demeure à Saint-Maur-des-Fossés, y loge une partie de ses journalistes et lance Actuel deuxième version, un mensuel branché et provoc, autoproclamé « nouveau et intéressant ». Dans ses pages, on peut y lire des reportages au long cours rapportés de tous les continents : pour le premier numéro, Patrice Van Eersel part couvrir le coup d'État en Guinée équatoriale et en tire un récit épique, pour lequel il se met en quête du palais présidentiel caché du dictateur en fuite. Au fil des numéros, Actuel construira sa légende à coups de titres accrocheurs et d'articles provocateurs.

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Dix ans après la mort de Jean-François Bizot et 23 ans après la disparition d' Actuel, on parle toujours de son magazine comme d'un mythe. Dans l'histoire de la presse française, il s'est octroyé la place du titre audacieux qui n'aurait jamais été remplacé, et Bizot en est le patron de presse rêvé : curieux, téméraire et généreux. La biographie L'Inclassable, récemment publiée aux éditions Fayard, perpétue cette légende. Bizot y est décrit comme un dandy revanchard, un peu complexé par ses origines sociales et qui voit dans la presse un moyen d'utiliser sa fortune à bon escient, tout en racontant le monde par la culture.

Pour en savoir plus sur le mythe Actuel et la légende Bizot, on a posé quelques questions aux auteurs de L'Inclassable, Baptiste Etchegaray, journaliste cinéma sur Canal +, et Marina Bellot, journaliste indépendante.

VICE : Bonjour Marina, bonjour Baptiste. Comment en vient-on à vouloir parler de Jean-François Bizot quand on n'a pas connu la période Actuel ?
Marina Bellot : En 2009, avec une petite bande de journalistes, j'ai co-fondé un magazine qui s'appelait Megalopolis. Un trimestriel d'enquêtes et de reportages sur le Grand Paris qui avait parmi ses sources d'inspiration Actuel, car quelques membres de l'équipe étaient fans du magazine.
Baptiste Etchegaray : À l'école de journalisme de Sciences Po Paris, plusieurs profs nous en avaient parlé. Ils avaient écrit dans Actuel et étaient très fiers. Et surtout, Jean-François Bizot est mort en 2007, au moment où on est arrivé à l'école. On ne l'a jamais connu donc, mais à cette époque-là, il y a eu beaucoup de témoignages, et c'est là qu'on a commencé à s'intéresser au personnage.
MB : Peu de temps après, j'ai lu Les Années Actuel d'Anaïs Kien et Perrine Kervran, qui m'avait passionné. Après ça, je me suis donc intéressée à celui qui avait rendu possible ce magazine, et je me suis rendu compte qu'il y avait un grand vide autour de Jean-François Bizot, sur ce personnage, cette légende qu'il représentait. C'est donc aussi né d'une frustration de ne pas avoir connu ces années-là, où tout semblait possible dans le milieu du journalisme.

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Vous avez mené beaucoup d'entretiens pour le livre – quelle vision d' Actuel avez-vous désormais ?
MB : Il faut déjà séparer deux versions d' Actuel : la première, entre 1970 et 1975, est une sorte de délire psyché avec des couleurs flashy, des articles parfois illisibles, mais qui a révolutionné le paysage de la presse française avec un côté artisanal et un esprit de bande. La deuxième version d' Actuel, dans les années 1980, est beaucoup plus professionnelle. Mais cela reste le lieu de tous les possibles, même s'il y a un côté plus marketing et publicitaire, une dérive un peu frime qui s'installe.
BE : Ce qui était un problème pour Bizot, qui ne voulait pas que le magazine ait trop de succès. Ça le plongeait dans des vertiges d'angoisse de se dire que ce qu'il faisait était trop mainstream. Ça le poussait à toujours aller chercher le nouveau truc underground, le prochain mouvement que personne ne connaissait encore. Il ne voulait jamais se reposer sur le fait que ça cartonne.
MB : À un moment, il se met par exemple à aligner des unes sur l'Afrique qui ne se vendent absolument pas. Tout le monde lui dit d'arrêter, mais lui persiste.
BE : Oui, il avait des fixettes. En musique, son grand trip c'était par exemple la rumba zaïroise. Il voulait en mettre partout sur Nova, il a fait des couvs là-dessus pour Actuel mais il était le seul à trouver ça bien. Son souci principal n'était pas de vendre – le profit ne l'intéressait pas parce qu'il avait déjà beaucoup d'argent.
MB : Il ne voulait pas créer un groupe, il voulait rester indépendant. Il voulait surtout s'amuser en fait.
BE : Actuel aurait pu continuer d'exister aujourd'hui s'il avait construit une sorte d'empire et s'il avait pensé à une succession. Mais en réalité, non : le journal ne lui a pas survécu. Ça ne pouvait être qu'avec lui. C'est la partie triste du personnage : il est un peu seul au final, il n'a pas d'héritier.

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Jean-François Bizot en reportage au Vietnam, en 1993

Oui, parce qu'au tournant des années 1990, malgré sa forte image de marque, Actuel cesse de paraître.
MB : La loi Évin fait beaucoup de mal à Actuel au niveau de leurs finances : beaucoup de leurs revenus publicitaires provenaient des pages de pub pour les cigarettes et l'alcool.
BE : Les ventes baissaient aussi : la nouvelle formule lancée en 1991 ne fonctionnait pas. On était loin des 400 000 exemplaires vendus que pouvaient provoquer certains numéros au début des années 1980. Et Bizot fatiguait, aussi.
MB : La qualité d' Actuel dépendait beaucoup de lui, de ses traits de génie, de sa dynamique propre. Et au sein de la rédaction, il y avait des divergences de point de vue sur la ligne éditoriale : certains voulaient faire une sorte de Monde Diplomatique sauce Actuel, d'autres n'étaient pas d'accord. Il n'y avait pas de vision claire et commune.
BE : Certains journalistes trouvaient aussi qu'il y avait une dérive au niveau des papiers : la rédaction en chef est accusée d'y aller un peu trop fort sur la réécriture en ajoutant du décorum, des détails imaginaires à leurs reportages. Au sein de la profession, une petite méfiance s'installe au niveau de la crédibilité d' Actuel.
Enfin, l'arrivée de la télévision leur fait aussi beaucoup de mal. Canal + leur pique des idées, et toutes les chaînes font du grand reportage. La guerre du Golfe est la première guerre qui se déroule en direct à la télé. On ne va plus chercher les informations dans un magazine. Bizot n'est pas intéressé par la télévision, et ne prend pas ce virage. Parce qu'on peut imaginer qu'il aurait pu lancer une chaîne, mais il ne le fait pas. Actuel se ringardise alors un peu par rapport aux innovations de la télévision. Radio Nova prend plutôt le relais dans ces années-là : en 1993, Ariel Wizman et Édouard Baer démarrent par exemple leur matinale La Grosse Boule, Jamel arrive en 1995… C'est un peu là que se passent des choses, et Nova prend le relais d' Actuel dont l'identité restait plutôt attachée aux années 1980.

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Est-ce que cette utopie journalistique qu'était Actuel n'a-t-elle pas uniquement été rendue possible par la fortune personnelle de Bizot ?
BE : Oui, c'est ce qui rend cette histoire unique : certes, il a une immense curiosité, une immense liberté, il a des idées, il est subversif, mais il a surtout des moyens. D'habitude, les gens n'investissent pas leur fortune dans un magazine ou une radio. C'est rare qu'un fils de grande famille d'industriels se lance dans le monde de la culture et des médias, et ne se tourne pas vers un secteur qui pourrait lui rapporter financièrement.

Qu'est-ce qui a déclenché cette sortie de la voie toute tracée par son histoire familiale d'après vous ?
MB : Après ses études de chimie, il annonce à ses parents vouloir faire du journalisme et rejoint L'Express. Il adore déjà Joseph Kessel, Albert Londres, Hunter S. Thompson…
BE : Et puis il a lu Marx et Engels, et sent qu'il se passe des choses socialement à cette époque-là. Mais c'est vraiment quand il part aux États-Unis, un an après le Summer of Love, qu'il découvre la contre-culture et la free press.
MB : Ces journaux-là le fascinent. Il aurait eu l'une des plus grandes collections au monde de free press. Il revient en France avec une valise pleine de journaux comme ça, et se dit qu'il veut lui aussi en faire un.
BE : Il trouve la presse française hyper chiante, et veut faire du grand reportage et surtout analyser la société par la culture. Expliquer comment les gens vivent par ce qu'ils lisent, par la musique qu'ils écoutent.

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Pendant la campagne de pub pour Actuel « les publicités vivantes », Paris, 1983.

Quels articles d'Actuel vous ont marqué ?
MB : Les fameux articles d'immersion, un peu comme ceux que fait Florence Aubenas aujourd'hui. Patrick Rambaud se fait par exemple embaucher avec sa compagne et travaille pendant un mois comme majordome dans une grande maison bourgeoise du 16e.
BE : Il y a aussi des interviews géniales, comme les 24 heures que Bizot passe avec Gainsbourg ou le parcours qu'il fait avec Tom Verlaine dans Montmartre. Verlaine est hyper nostalgique, il raconte qu'il ne se passe plus rien à New York, et Bizot l'emmène dans des rades et raconte leur dérive dans Montmartre. Bizot raconte des trucs très personnels, et on sent le grand spleen de Tom Verlaine dans le même temps. Ça parle donc à la fois de Paris et de deux grands esprits qui commencent à nouer une amitié.

Une de ses grandes qualités semblait être son intuition, sa capacité à repérer des talents.
BE : Oui, c'est assez dingue. Il est très curieux, déjà. Typiquement, le grand exemple, c'est Chéri Samba, ce peintre congolais qu'il rencontre sur un marché à Kinshasa, qui brosse des toiles satiriques sur les gens de pouvoir au Congo. Bizot tombe amoureux de ses peintures et fait venir Chéri Samba à Paris. Il est aujourd'hui considéré comme un des grands peintres africains. Et sur les sujets, il s'intéresse par exemple à Lula, le futur président du Brésil, au début des années 1980 alors qu'il n'est encore qu'une figure du syndicalisme qui se lance en politique.
C'est un peu un mystère cette capacité à dénicher le talent. Il a surtout une fascination pour les gens qui sont dans une contestation de l'ordre établi en fait, et que ce soit pour Chéri Samba ou pour Lula, il sent qu'il y a quelque chose à dire. Lui aussi de son côté a contesté l'autorité de sa famille et de son milieu, donc il reconnaît tout de suite ce genre de personne.

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« Si Bizot devait investir sa fortune aujourd'hui, on pense qu'il ferait quelque chose d'intéressant, mais n'aurait pas du tout la même influence. Il s'est vraiment passé quelque chose d'unique : c'était la rencontre entre un esprit très curieux, une grande fortune et une époque. »

Est-ce que vous trouvez qu'il a tenu cette ligne contestataire tout au long d' Actuel, même quand dans les années 1980, il ouvre le magazine au marketing et à la pub ?
BE : Sa relation avec Mitterrand constitue un bon exemple. En 1981, quand il arrive au pouvoir, Mitterrand et la gauche tentent de récupérer Bizot en lui proposant de devenir rédacteur en chef du Matin de Paris, le quotidien pro-PS. S'il avait eu une soif de pouvoir et d'establishment, il aurait sauté sur l'occasion, mais il n'y pense même pas : il refuse tout de suite et ne veut pas du tout être lié aux gens de pouvoir.
MB : Même aux annonceurs, il impose ses conditions. Il reste toujours maître à bord.
BE : Certains, parmi les plus frondeurs d' Actuel, n'étaient pas favorables à l'arrivée d'un ancien publicitaire comme maquettiste par exemple. Et dans un édito, il dit assumer totalement ça : à un moment, il fallait faire rentrer de l'argent, car cet argent leur permettait d'avoir plus de liberté pour faire un journal où on s'éclate. Mais il était assez malin pour ne pas se retrouver pieds et poings liés.

Et aucune des personnes que vous avez interviewées n'avait de rancœur par rapport à cette période ?
MB : Beaucoup ont quand même dit que c'était un mec qui avait dévoré leur vie. Bizot vivait Actuel 24 heures sur 24 et ne s'imaginait pas que ses collaborateurs puissent avoir une vie privée. Lui n'en avait pas. Les journalistes ne pouvaient pas partir en vacances : Bizot les envoyait à l'autre bout de la planète mais il fallait qu'ils ramènent un papier. Il ne supportait pas que quelqu'un de la bande quitte le journal pour travailler ailleurs. Il y avait beaucoup d'affect.
BE : Patrick Rambaud l'a semble-t-il très mal vécu aussi. Il faisait partie des piliers avec Michel-Antoine Burnier et il a dû se sentir écrasé par Jean-François Bizot. Dès qu'il reçoit le prix Goncourt en 1997, il coupe tout contact avec la bande d' Actuel. Il fait table rase. On imagine donc que ça a dû être douloureux pour lui.

Qu'est-ce qui empêcherait qu'une expérience comme celle que fut Actuel puisse être reproduite aujourd'hui ?
BE : Quand Bizot crée Actuel, l'offre médiatique n'est pas du tout la même qu'aujourd'hui. Il n'y a vraiment rien : l'ORTF, très peu de chaînes de télé et une presse magazine très installée. Alors qu'aujourd'hui, on est presque saturés.
On se posait la question d'ailleurs : si Bizot devait investir sa fortune aujourd'hui, on pense qu'il ferait quelque chose d'intéressant, mais n'aurait pas du tout la même influence. Il s'est vraiment passé quelque chose d'unique : c'était la rencontre entre un esprit très curieux, une grande fortune et une époque.

Merci beaucoup à tous les deux !

Adrien est sur Twitter.