Deux décennies dans l’intimité d’une famille rom
Johny. Toutes les photos sont de Mathieu Pernot

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Deux décennies dans l’intimité d’une famille rom

Naissances, joies et peines : depuis sa rencontre avec les Gorgan en 1995 à Arles, Mathieu Pernot documente le quotidien de cette famille somme toute presque ordinaire.

S'il y a bien une minorité en France qui cristallise toutes les angoisses et préjugés de nos chers compatriotes, ce sont sans doute les Roms. Souvent taxés de voleurs, de parasites profitant des aides de l'État, aux mœurs et à l'hygiène douteuses, ces populations laissées à la marge suscitent presque autant de méfiance que de fascination. Honnis de leurs riverains mais prisés des photographes, les Tsiganes – le terme générique qui englobe autant les Roms que les Gitans et les Manouches – ont, au cours de l'Histoire, été autant persécutés que documentés. Aucune initiative photographique n'a pourtant retranscrit avec autant de justesse et d'empathie leur quotidien que le travail au long cours de Mathieu Pernot. Le photographe français fréquente depuis vingt ans une famille rom, rencontrée en 1995 lors de ses études à Arles, et a constitué au fil des ans un riche album de famille. Construit en autant de chapitres qu'il y a de personnages (dix), son travail, publié aux Éditions Xavier Barral et objet d'une exposition aux Rencontres d'Arles, donne à voir la transformation de chacun des Gorgan, les événements qui rythment l'histoire de la famille et l'évolution de leur mode de vie au gré des générations qui se succèdent. Pour comprendre un peu mieux ce que sous-tend un tel projet, j'ai téléphoné à Mathieu Pernot.

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La famille Gorgan

VICE : Bonjour Mathieu. Je voudrais commencer par revenir sur votre rencontre avec les Gorgan, au milieu des années 1990, quand vous faites un travail sur les Tsiganes, lors de vos études de photo à Arles. Vous aviez alors photographié plusieurs familles tsiganes, dont les Gorgan. Comment vous en êtes-vous rapproché ?
Mathieu Pernot : À Arles, il y a deux groupes : des Roms – les Gorgan sont des Roms – et des Gitans catalans – les fameuses familles des Gipsy Kings. Sans savoir très bien qu'elle était la différence – ils ne vivent pas au même endroit et de la même façon –, j'ai d'abord rencontré les Roms : les familles que j'avais identifiées, c'étaient des Roms, qui vivaient dans des caravanes pas très loin de la gare. C'est un peu le hasard de l'endroit où ils habitaient qui m'a fait les rencontrer. Ces familles avec qui je travaillais étaient relativement sédentarisées à Arles. Ça m'a permis de travailler avec eux dans la durée. S'ils avaient continué à voyager comme le faisaient la plupart des membres de leur famille, ça aurait été plus compliqué.

Comment cela s'est-il mis en place ? Ils vous ont tout de suite accepté auprès d'eux ?
Je leur ai simplement dit que j'étais photographe, que j'avais envie de faire des photographies. Après, ce que je voulais faire précisément, je ne le savais pas moi-même, je ne voulais pas trop conceptualiser les choses non plus. J'y suis allé simplement, avec des idées, des images que je voulais faire. J'ai d'abord fait des photographies des enfants — que j'ai données le lendemain. Ils ont vu que je donnais les images que je faisais et c'est comme ça que la relation a commencé. Mais ce sont des gens très simples, c'est assez facile d'échanger avec eux. Et eux-mêmes peuvent rapidement être dans la situation de demandeur : c'est aussi intéressant pour eux d'avoir quelqu'un de l'extérieur, qui pourra peut-être rendre des services.

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À quel moment vous vous êtes dit : « C'est bon, mon projet est maintenant plus ou moins complet » ?
Pour moi, il n'est pas complet dans le sens où je le continue – et plus je vais le continuer longtemps et plus il sera fort, je pense. Mais effectivement, je me suis dit qu'il y avait un cycle qui se terminait, qui correspondait à plusieurs choses : déjà, une génération était passée – les enfants d'il y a vingt ans étaient devenus les adultes d'aujourd'hui et ont eux-mêmes des enfants qui ont leur âge quand je les avais photographiés – ; il y avait eu des naissances, un mort… Il y avait le fait que ça faisait vingt ans que j'avais fait ma toute première exposition avec eux aux Rencontres d'Arles, en 1997. Et à un moment, j'ai pu récupérer leurs photos d'archive, qui avaient été gardées par la veuve de Rocky – une Française – et quand j'ai récupéré toutes ces photos, je me suis dit que je pouvais peut-être construire un ensemble, entre l'album de famille et le monument dédié à cette famille. Sur vingt ans, il y a vraiment quelque chose qui se dit, à la fois sur eux et sur la façon de les montrer.

Ninaï

Justement, votre livre a exactement la forme d'un album de famille – il y a le nom et la période sur la couverture. J'ai lu qu'ils l'utilisent d'ailleurs en tant que tel.
Ce sont des gens qui ne gardent pas les photos : ils n'ont pas d'images anciennes d'eux, ou très peu. Ils ont le rapport qu'on a tous aux albums de famille – des objets du souvenir, de la mémoire familiale – et c'est assez beau parce que, du coup, ils se le réapproprient complètement. Parmi la nouvelle génération de parents – ceux qui étaient les enfants dans les années 1990 –, deux tiers d'entre eux se sont mariés avec des Français, la langue parlée avec les enfants, c'est le français, les enfants sont scolarisés… Je pense qu'il va y avoir un processus d'assimilation, et ce livre est donc aussi l'objet qui aura documenté leur histoire, d'où ils venaient, la façon dont vivaient leurs aïeuls, leurs grands-parents… Effectivement, c'est un album de famille – mais qui aura saisi cette famille à un moment particulier de son histoire, c'est-à-dire que les enfants ne vivront vraiment pas comme leurs grands-parents.

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Dans le livre, il y a votre regard à vous – « d'étranger » –, leur regard sur eux-mêmes avec les photos qu'ils font et que vous avez utilisées, et les photomatons – un regard plus « neutre », pourrait-on dire.
Quand ils se photographient, ils le font comme chacun d'entre nous : c'est-à-dire qu'ils photographient les anniversaires, la copine, de la sœur, de la cousine, les moments où il ne se passe pas grand-chose, ce sont des photos un peu souvenir, et d'une certaine façon, leur regard neutralise un peu le mien, celui de quelqu'un d'extérieur – là ça recrée de la normalité. Et ça permet de raconter de différents points de vue. Par exemple, l'incarcération du père, Johny, on la voit aussi avec la série des Hurleurs – ce sont les jeunes qui crient pour parler avec lui –, il y a aussi une série qu'ils ont faite au moment où il sort de prison – ils sont dans la caravane, tout le monde rigole, le prend dans les bras, on sent que c'est un moment très festif. Tout comme la mort de Rocky est montrée de différentes façons dans l'exposition.

C'est important de dire qu'un événement, une histoire est ressenti de façon très différente selon les personnes qui la vivent, et qu'il n'y a peut-être pas qu'une seule façon de le montrer. Donc, leur regard à eux est aussi important. Il est important et puis il était nécessaire pour une raison simple : je n'étais pas avec eux à ce moment-là, et si je voulais raconter – montrer, en tout cas – cette période, je ne pouvais le faire qu'à travers leur regard à eux.

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Selon vous, quels sont les clichés qui ont la vie dure sur les Roms ?
Celui, avant tout, de la délinquance, je crois. Quand les gens voient une caravane qui s'installe à côté de chez eux, leur premier réflexe, c'est d'appeler la police, plutôt que d'aller les voir et discuter avec eux, essayer de créer un lien. Il y a aussi tout ce qui relève des traditions, du folklore, des musiques, des pratiques singulières – qui sont bien existantes, comme les lignes de la main. Mais je n'ai pas fait une étude anthropologique. J'essaie d'éviter de faire des généralités, je parle toujours de mon expérience, de cette famille, en disant que ce n'est rien d'autre que mon expérience, et ça ne concerne personne d'autre que cette famille. Et ce qu'il faut éviter avec ces communautés, c'est de faire des généralités, de penser qu'ils vivraient tous de la même façon – c'est complètement faux : il y a autant de réalités qu'il y a de familles. Et même si des fois, on peut retrouver des traits communs… Je me méfie parce qu'ils ont toujours été victimes de ça finalement, d'une espèce de discours globalisant, les désignant tous de la même façon et pensant qu'il y aurait la même réponse à apporter à la question tsigane.

J'ai l'impression qu'il y a quelque chose de l'ordre de la fascination de la part des photographes pour ces populations.
C'est aussi un sujet un peu tarte à la crème : les Gitans, c'est cette espèce d'archétype, de gens qui sont à la marge. On a un rapport de fascination vis-à-vis d'eux, qui est autant fait de nos peurs, de nos inquiétudes, que d'un idéal de vie romantique. Pour moi, ce sont des gens qui ont une vraie présence, une vraie beauté. Et puis ce sont des « étrangers de l'intérieur », c'est-à-dire qu'ils sont en France depuis des siècles, et, pour autant, ils ne se sont jamais vraiment assimilés – en tout cas pour ceux que l'on considère comme Tsiganes. Ils ont toujours été un objet iconographique récurrent dans l'histoire.

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Michaël

On sent très bien dans vos photos la relation de proximité que vous avez noué : certaines images nous plongent vraiment dans l'intimité de la famille. Est-ce qu'il y a eu des moments où ils ont refusé que vous les photographiez ?
Je ne photographie pas trop « sur le vif » : très souvent, je fais poser des gens, je m'installe, je prends le temps. Je commence toujours par demander si la personne veut bien être photographiée, donc ça peut arriver que des fois, elle dise non. Mais je ne me suis jamais retrouvé dans une situation où, au moment où je faisais des photos, la famille m'a dit : « Non, ça, on ne veut pas que tu le photographies ». C'est même plutôt le contraire : des fois, j'avais envie de photographier des choses mais j'étais un peu gêné de le faire, parce que la situation était un peu délicate, et ce sont eux qui m'ont invité à le faire, en me disant que si je voulais faire des photos, je pouvais.

Et a posteriori, y a-t-il des photos qu'ils ont finalement refusé de voir publiées ?
Avant de faire le livre, je leur soumets évidemment les images, je leur demande s'ils sont d'accord, je vais tous les voir pour être sûr qu'il n'y ait pas de malentendu ou d'incompréhension. Il n'y a qu'une image qu'ils m'ont fait enlever, qui a été faite le jour de l'enterrement de Rocky. C'est une image très forte : on voit Jonathan – le fils – en train de pleurer au moment où le cercueil est mis en terre. Elle était sans doute trop douloureuse pour eux, les autres étaient d'accord pour la laisser mais Jonathan m'a demandé de l'enlever.

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Et vous, est-ce qu'il y a une image qui vous a particulièrement touché ?
Non. Il y a des moments, des échanges, mais il n'y a pas une image. Des fois, on me demande s'il y a un enfant, un personnage que je préfère : je serais incapable de le dire. C'est comme si on demandait à un parent quel était son enfant préféré. Ce que j'aime, c'est la relation qu'il y a entre les uns et les autres, et la façon d'orchestrer ce montage, et de construire l'iconographie de cette famille.

Les Gorgan étaient présents au vernissage de votre exposition. Ils sont fiers de votre travail ?
Oui, ils sont vraiment fiers. J'avais déjà fait une exposition au Jeu de Paume il y a trois ans, et le musée les avait invités à Paris. Là, ils n'étaient pas seuls, il y avait des choses assez différentes, mais ils ont déjà mesuré une première fois que les photographies que je faisais étaient vues par beaucoup de gens, qu'elles étaient appréciées. Au début, quand je les ai rencontrés, la situation était un peu compliquée – les enfants respiraient de l'essence, il y avait eu des placements d'enfants, enfin, il y avait un vrai problème sanitaire — et ça se voyait dans les photos, alors que dans les dernières que j'ai faites d'eux, d'une certaine façon, la situation est moins dure. Et ça, ils le voient dans les photos. Donc, quand ils ont vu l'expo d'Arles, où ils occupent l'intégralité des murs, là ils ont compris l'importance qu'ils pouvaient avoir, la présence qu'ils pouvaient incarner, et que c'était une forme d'hommage, à cette famille, et à tout ce qu'on a pu faire ensemble. Ils ont donc exprimé une vraie reconnaissance, et m'ont remercié pour cette exposition.

Merci Mathieu.

L'album des Gorgan est publié aux Éditions Xavier Barral et exposé aux Rencontres d'Arles.

Retrouvez le travail de Mathieu Pernot sur son site.

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