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Le jour où mon ami a eu un épisode psychotique

Comment mon pote Martin a subi une bouffée délirante et été interné avant de reprendre sa vie normale.

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Ce qu'on oublie trop souvent à propos de la maladie mentale, c'est qu'elle peut toucher n'importe qui, n'importe quand. C'est un peu le genre de truc auquel on ne pense pas jusqu'au jour où il nous touche, nous ou quelqu'un dans notre cercle privé. Demandez à mon pote Martin (son nom a été changé), qui a eu une bouffée délirante aiguë à l'âge de 21 ans. J'aurais sûrement dû le voir venir, moi qui ai étudié la psychopathologie pendant trois ans. Mais quand c'est arrivé, j'ai été pris au dépourvu et je n'ai rien pu faire. Je me suis contenté de flipper.

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Une bouffée délirante aiguë (ou trouble psychotique bref) est un trouble mental temporaire, appartenant à la famille des psychoses. Il est possible d'associer sa survenue avec un élément déclencheur. Cependant, il se déclenche très souvent subitement chez une personne « saine ». Les symptômes sont semblables à ceux de la schizophrénie ( dissociation, troubles du langage, délire, hallucinations) à ceci près qu'ils ne sont que temporaires. En général, une bouffée délirante aiguë dure moins de six mois et se manifeste majoritairement chez les jeunes adultes (entre 18 et 30 ans). Malheureusement pour les patients, dans deux cas sur trois, une bouffée délirante évolue vers une schizophrénie ou un trouble bipolaire.

Au moment où Martin a été affecté, il ne s'était plus montré depuis un an ou deux. Je savais qu'il avait passé du temps à l'étranger – en Afrique, puis en Angleterre – où il avait cherché du travail, sans succès. J'ai appris plus tard qu'il avait eu une période de recherche de lui-même à cette époque : il s'était mis à la drogue dure, s'essayait à de nouvelles expériences sexuelles et lisait pas mal de trucs philosophiques et ésotériques. En gros, il vivait dans son monde, sans donner la moindre nouvelle.

Je revenais d'un semestre passé à l'étranger quand je l'ai revu. J'étais plus content à l'idée de revoir mes potes que de me creuser la tête à les analyser et leur diagnostiquer des troubles mentaux – j'avais déjà mes études de cas pour ça. Même si j'avais toujours vu Martin comme quelqu'un d'excentrique, je me disais que c'était juste sa personnalité.

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Un jour, il s'est pointé et il n'était plus du tout lui-même. Il disait vouloir faire des « trucs marrants » comme aller en boîte, danser devant la maison ou pisser sur mon chat.

Mes potes et moi étions contents de nous retrouver – et de le retrouver par la même occasion. Son retour dans notre groupe coïncidait avec le mien. On avait pris l'habitude de passer nos soirées chez moi à ne pas faire grand-chose : jouer aux jeux vidéo en buvant des bières. Pendant qu'il fumait tout seul à la fenêtre, il regardait au loin et disait des trucs qui n'avaient pas trop de sens quand on lui posait des questions. Je me disais que son isolement l'avait quand même amoché, surtout dans la façon dont il communiquait avec les gens. Il n'avait pas trop l'air dans son assiette.

Aujourd'hui, je me rends compte que si Martin commençait à chercher ses mots, à ne jamais sembler trop sûr de lui, ni à avoir les idées très claires quand il parlait, c'était l'un des signes avant-coureurs de ce qui se préparait dans sa psyché et qui s'apprêtait à prendre un contrôle total sur lui.

Petit à petit, on s'est rendu compte qu'il partait complètement en sucette. Des histoires pas nettes circulaient sur lui : ses comportements devenaient de plus en plus excentriques et osés ; drogues, sexe, alcool, tout était un bon prétexte pour se lancer dans de nouvelles expériences. C'était comme s'il voulait constamment repousser ses limites, en plongeant toujours plus dans l'excès.

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Un jour, il s'est pointé et il n'était plus du tout lui-même. Il parlait sans arrêt et disait vouloir faire des « trucs marrants » comme aller en boîte, danser devant la maison ou pisser sur mon chat. On lui a dit de s'asseoir sur le divan et d'arrêter ses conneries. Il est resté là, mutique, à regarder la télévision pendant une dizaine de minutes. Il s'est ensuite exclamé, comme fasciné et à moitié gêné à la fois : « Trop ouf le vortex qui m'aspire dans l'écran. »

C'est vraiment à ce moment qu'on a compris qu'il se passait un truc et que Martin n'était plus lui-même. Il fallait faire quelque chose. Pas besoin de replonger dans mes souvenirs de licence pour me rendre compte qu'il y avait un truc qui déconnait sérieusement dans son cerveau ; que Martin perdait contact avec la réalité. Et pourtant, je ne savais pas quoi faire. J'assistais, impuissant, à quelque chose qui me dépassait. À ce moment, je me suis dit que tout ce que j'avais appris pendant trois ans n'avait plus trop de sens et semblait s'être dissipé dans un brouillard de fumée.

J'avais été formé à associer des maladies classées dans le DSM IV (le livre de référence sur les maladies mentales) à des patients dans des études de cas : schizophrénie, dépression, névrose obsessionnelle… Là, c'était différent. Il ne s'agissait plus du récit d'un moment sombre de la vie d'inconnus désincarnés sur des morceaux de papier. Il s'agissait d'un pote à moi qui s'était transformé sous mes yeux.

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Ma première réaction a été de flipper. J'ai un peu honte de l'avouer aujourd'hui, mais j'étais terrifié par Martin. C'est toujours plus facile de se dire « j'aurais fait ci où ça » dans une situation qu'on n'a pas vécue. Mais quand elle nous affecte directement, c'est difficile de garder son calme et de raisonner habilement, surtout si l'on est impliqué sur le plan émotionnel. En soi, ce n'était pas le comportement de Martin qui m'effrayait ; on croise d'ailleurs souvent des mecs tenant le même genre de propos bizarre dans le métro sans qu'ils nous inquiètent pour autant. Ce qui me paralysait, c'était de me dire que Martin n'était plus le même. Il était devenu l'un de ces témoignages sur papier qu'on donne aux étudiants en psychologie. Autant dire que celui-ci était illisible.

On a gentiment dit à Martin de rentrer chez lui pour aller se reposer. Il avait du mal à comprendre notre animosité à son égard, alors il est parti. Il a continué à nous appeler pour qu'on sorte. Il insistait. Au début, j'ai tenté d'entretenir la discussion en essayant de lui faire comprendre qu'il avait besoin d'aide : « Tu sais Martin, si on agit comme ça avec toi, c'est peut-être parce que tu te comportes bizarrement depuis quelque temps, tu ne penses pas ? » Puis ses tentatives d'explication sans queue ni tête ont eu raison de ma patience. Je me suis dit que ses parents auraient sûrement plus de temps et sauraient trouver les mots pour l'aider. D'ailleurs, ils avaient déjà dû se rendre compte qu'il y avait un problème, où ça ne devrait pas tarder.

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Parfois, je me demande ce que j'aurais pu faire. J'ai choisi la passivité. Comment faire comprendre à quelqu'un qui n'a jamais eu l'impression d'être aussi bien, qu'il a besoin d'aide ? Comment communiquer avec quelqu'un dont la seule personne qui veuille bien l'écouter, c'est lui-même ?

Après cette soirée, Martin a disparu. Son mur Facebook était le seul moyen de garder un œil sur lui. Puisqu'il n'avait plus personne pour l'écouter divaguer sur tel ou tel sujet, il faisait des monologues sur des thèmes du genre « battle de rap », « Mickey et Minnie » et autres, tout en agrémentant ses publications de commentaires et d'auto-likes. C'était comme si on avait accès à ce qui se passait à l'intérieur de sa matière grise : une avalanche d'idées s'enchaînant toutes plus vites les unes que les autres.

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Un matin, les flics l'ont trouvé près de la plage avec un sac plastique vide dans la main, pas très sûr de ce qu'il était venu y faire. Il a été envoyé dans un institut psychiatrique où on l'a enfermé dans une pièce pendant une semaine en lui faisant avaler de l'halopéridol jusqu'à ce qu'il « reprenne conscience » et qu'il redevienne « normal ». Ensuite il est resté là-bas quelques semaines, mais avec les autres patients.

C'est juste après, à sa sortie de l'hosto, qu'il m'a rendu visite. Il était clairement redescendu de son petit nuage. Mais c'était difficile de le voir comme ça, shooté aux médocs, à la limite de l'état catatonique. Quand je lui ai raconté toutes les choses qu'il avait faites ou dites, j'ai pu lire une gêne sur son visage – pas sûr que c'était plus un sentiment de honte qu'une réponse physiologique au lithium qu'on le forçait à prendre.

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***

Ça fait deux ans aujourd'hui que Martin a eu son épisode psychotique. Je suis retourné le voir récemment. On a parlé de pas mal de trucs et surtout, de ce qu'il considère aujourd'hui comme la période la plus intense, la plus folle et la plus noire de sa vie. En discutant avec lui, je me suis rendu compte que les conséquences de cet épisode sont encore grandes pour lui. Entre tous les gens qu'il a saoulés – qui ne se sont rendu compte de rien – et ceux qu'il a envoyés se faire foutre, Martin a encore beaucoup de ponts à reconstruire. À l'époque, il avait l'impression de se libérer de quelque chose, aujourd'hui, il a bien conscience qu'il s'isolait, se rapprochait du fond.

Même si Martin ne se souvient plus de toute la période qui a suivi son hospitalisation, certains détails lui reviennent vivement : le hublot et la pendule de sa chambre d'isolement, le tatouage d'un des infirmiers, un sentiment que « tout avait un sens ».

Lui a vécu ça comme une « révélation mystique », comme il me le dit, comme s'il avait découvert « La » vérité, quelque chose d'universel et de personnel à la fois ; quelque chose qui lui appartenait. Mais cette vérité, Martin me dit y avoir eu accès après l'avoir cultivé pendant longtemps, que ce soit à travers son isolement, la drogue, les voyages, la sexualité et la musique. Quand je lui ai demandé s'il pouvait trouver une image pour exprimer comment il a vécu le truc, il m'a répondu sans hésiter qu'il avait l'impression d'avoir été réveillé après une très longue période de sommeil : « C'était un peu comme être dans Ghost Song des Doors. »

Même si Martin ne se souvient plus de toute la période qui a suivi son hospitalisation, certains détails anecdotiques lui reviennent vivement : le hublot et la pendule de sa chambre d'isolement, le tatouage d'un des infirmiers, un sentiment que « tout avait un sens ». Après ça, ça a été l'hôpital ouvert, où il a pu côtoyer les autres patients : « le moment le plus difficile », ou « plus rien n'avait de sens » et il devait réprimer tous les comportements inhérents à sa condition – comme les nuits blanches passées à dialoguer avec lui-même sur Facebook.

Aujourd'hui, Martin prend toujours ses médicaments et voit un psychologue régulièrement. Pour lui, le plus important est de pouvoir revoir des potes et reprendre une vie normale, même s'il m'avoue que « ça n'ira jamais mieux », « mais bon, on s'adapte » ajoute-t-il comme pour apaiser la tension. À propos de l'évolution, il ne préfère pas trop y penser, même s'il semble vouloir en apprendre plus sur la maladie mentale et sur lui-même – la dernière fois que je l'ai vu, il lisait un bouquin sur la psychanalyse. Il s'intéresse à l'introspection et veut parler aux gens de ce qu'il a vécu. Ça l'aide à garder espoir et à croire qu'un jour il pourra se dire « guéri » et enfin tourner la page. Car pour Martin, la parole est cathartique.

Elle l'est doublement. Pour celui qui écoute et celui qui parle. Tous deux peuvent en tirer quelque chose : lui y gagne l'espoir d'oublier, et moi le sentiment de ne pas avoir laissé tomber mon pote.

Robin est sur Twitter.