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LE NUMÉRO DU CONFLIT MORAL

Le professeur mystère

L'Église du dernier testament de Vissarion nous a filé une bonne raison d'aller en Sibérie.

Photos par Jason Mojica

Vissarion (alias Sergeï Anatolievitch Torop, alias le Professeur), fondateur de l’Église du Dernier Testament Dix heures après avoir posé le pied en Russie pour la première fois, j’attrape un train express pour retourner à l’aéroport de Moscou. C’est le mois d’août, je sue à grosses gouttes et je suis en retard. Si je rate l’avion, je n’arriverai pas à temps à Petropavlovka pour le Jour Saint des Bons Fruits et pour parler avec un Sibérien qui ressemble vaguement à Jésus et dont les paroles sont les Mots de Dieu. J’achète un ticket et atteins le quai avec quelques minutes d’avance, assez pour trouver le wagon le moins bondé et m’affaler sur un des sièges du fond. Trois minutes plus tard, le train démarre. Je me sens un tout petit peu mieux, mais je flippe quand même de louper mon avion. Il n’y a qu’un vol par jour pour ma destination, et la perspective de devoir dealer au téléphone avec un employé de Vladivostok Air, le plus gros transporteur aérien de Sibérie, est assez décourageante. Si je rate mon vol, il va aussi falloir que je réorganise le ­trajet en voiture. Ça impliquera de supplier une fille du nom de Tamriko, avec laquelle je n’ai correspondu que par email, de convaincre un des braves membres de ce que beaucoup considèrent comme une secte de se réveiller à 4 heures du matin le lendemain et de se taper trois heures de route jusqu’à l’aéroport international d’Abakan pour ramasser un Américain fouineur afin de le conduire dans une communauté isolée et profondément religieuse de 4 000 membres au fin fond de la taïga. Un autre jour, ç’aurait déjà été une requête limite – une requête que j’avais d’ailleurs déjà faite quand j’avais dû tout replanifier à cause d’un problème de visa. Mais là, si je ne suis pas devant le comptoir du check-in dans 30 minutes, je serai là-bas au plus tôt le 18 août, soit le jour le plus saint de tous les jours saints de l’Église du Dernier Testament, un jour où, il y a plus de deux décennies, un patrouilleur et peintre talentueux de 29 ans, Sergeï Anatolievitch Torop, a clamé ­publiquement sa renaissance sous le nom de Vissarion. Depuis, il promeut activement une « religion unifiée » ; un vaste amalgame de christianisme, boud­dhisme, hindouïsme, paganisme et autres croyances spirituelles. Presque tout ce qu’a dit ou fait Vissarion est consigné dans un livre apparemment infini intitulé le Dernier Testament et qui compte actuellement dix volumes, soit un millier de pages. Plus de 5 000 fidèles autour du monde considèrent qu’il est une sorte de messie ; ils l’appellent le « Professeur ». Ils croient aussi que l’univers a deux origines (celle qui a engendré la nature, et celle qui a engendré l’âme humaine) et en un truc appelé « l’esprit cosmique » (des extraterrestres, pour le poser plus simplement), et que la fin du monde est proche. Enfin, c’est ce que j’ai retenu de la poignée d’Écritures qui avaient été (mal) traduites en anglais. Au cours de mon trajet en train, je repense à mon passage éclair à Moscou : la ville m’a semblé très grise, un peu marron, et par-dessus tout étrangement fonctionnelle. Comme prévu, j’arrive à Vnukovo pile à l’heure, ce qui m’oblige à sprinter jusqu’à la porte d’embarquement. Je me mets au bout d’une courte queue et jette un coup d’œil par-dessus mon épaule au bar éclairé de néons qui me nargue. J’espérais avoir le temps de me prendre une bière, d’autant plus que là où je vais, c’est interdit. Je me dis que j’aurais été putain de baisé si j’avais été à JFK et que je dois d’ailleurs faire attention à ne pas prononcer des mots comme « putain » et « baisé », dans le sens où la vulgarité n’est pas admise non plus par cette Église. Ainsi que le tabac, la viande, et tout un tas d’autres choses, je présume, mais celles que j’ai citées m’ont été précisément énumérées par Tamriko. Quatre heures, un morceau de poulet fade et deux bonbons au citron bizarres plus tard, j’atterris à Abakan. À sept heures et demie du matin, soit avec une demi-heure de retard. J’arpente le hall. Ça sent bizarre. Tout a l’air d’avoir été assemblé par une machine soviétique géante qui produit des aéroports identiques pour ensuite les abandonner à la rouille. Pire, je ne vois aucune pancarte avec marqué « ROCCO » dessus. Tamriko m’a pourtant assuré qu’un type nommé Ruslin viendrait me chercher avec un panneau portant mon prénom. Trop crevé pour me mettre à paniquer, je m’assieds et attends quinze minutes avant qu’un grand homme maigre d’une vingtaine d’années avec un bout de carton coincé sous le bras passe le portique. Même avant de remarquer la pancarte, je sais que c’est lui – c’est le genre de type que tu vois venir de loin. Je me lève et je marche dans sa direction. Il me regarde d’un œil torve. « Rocco », dis-je en me montrant du doigt. Il me fixe pendant quelques secondes avant de me montrer sa pancarte. J’opine du chef. « Oui », dit-il avant de poser sur sa tête une coiffe vaguement islamique. On sort, on traverse le parking en silence. Ça me fout les jetons. À côté de sa voiture – un break 4x4 avec le volant à droite – se tient celle que je suppose être sa femme ou sa petite amie. Elle est jeune, d’une beauté particulière, et souriante. Elle se présente, mais pas moyen que je parvienne un jour à prononcer – ou même à me rappeler – son nom. Je n’essaye même pas de le noter sur mon carnet. Ils discutent calmement puis l’homme désigne du doigt un thermos. « Café ? » J’acquiesce. Il me sert une tasse pendant que la femme farfouille sur le sol et se relève en tenant un bocal contenant une matière qui ressemble à de l’Elmer’s Glue. Elle en verse dans mon café et me le tend. Ils ne me quittent pas des yeux jusqu’à ce que je prenne une gorgée. Si c’est du poison ou une potion de lavage de cerveau, le goût est réussi. Je le descends d’un trait et on reste assis là, en silence, pendant encore une minute ou deux. « On y va », décrète l’homme, et il met le contact. Je réalise vite que Ruslin et sa femme ne parlent pas bien anglais ou qu’ils ne souhaitent pas me parler pour une raison que j’ignore. Je m’occupe en essayant de faire marcher la clé 3G que j’ai achetée à Moscou. Je parviens à me connecter et entame même un vidéochat instable avec ma petite copine avant de me résigner à n’utiliser qu’iChat. Je lui dis que tout va bien, que je n’ai pas dormi depuis vingt-six heures. Je fais des blagues sur le café que je viens de boire – il m’a été servi par des gens qui, techniquement, sont membres d’une secte et qui me conduisent dans un des coins les plus reculés de Sibérie. Puis, la connexion me quitte pour ne plus jamais revenir. Nous faisons quelques arrêts de ravitaillement dans ce que je pourrais décrire – grossièrement, s’entend – comme la version russe des contrées rurales du Tennessee. Ouais. Les magasins ne s’embarrassent pas d’enseignes et je suis presque sûr qu’un de nos arrêts a consisté à acheter d’énormes sacs poubelles de vêtements d’occasion. Le paysage, quant à lui, est majestueux, sauvage. À un moment, on s’arrête devant une maison et la jeune femme sort de la voiture. Ruslin l’attend au volant. Elle revient avec un gigantesque bidon de ce que je crois être du lait, ce qui apaise mes frayeurs sur la nature de ce que j’ai bu plus tôt. Une heure plus tard, nous quittons l’autoroute. La demi-heure suivante, nous alternons chemins de terre et routes pavées, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des chemins de terre. Ruslin remonte les fenêtres pour que la poussière ne nous assaille pas. Le bruit du moteur conjugué aux cailloux qui viennent heurter le châssis couvrent toute tentative de conversation. Tout le monde se tait pendant le reste du trajet. Dehors, il fait au moins 30°. Nous cuisons en silence. Vue de la Demeure de l’Aube depuis le mont du Temple Nous empruntons enfin le dernier virage avant Petropavlovka.­ Nous sommes accueillis par une sculpture signalétique qui pourrait avoir été volée devant un petit parc à thème d’Orlando. L’endroit est magnifique. Lacs, ciel sans nuages, arbres, potagers abondants et de l’herbe à perte de vue, le tout enclavé dans le massif du Saïan. Quelques centaines de structures de taille variée ponctuent le panorama, la plupart arborent une architecture unique à la communauté. Je repère le temple que j’ai vu sur les photos, celui que Vissarion et ses adeptes ont construit il y a plus de dix ans, lorsqu’ils ont fait d’un fossé boueux infertile un village autosuffisant situé à plus de 150 kilomètres de toute trace de civilisation. Quelque 4 000 fidèles vivent entre le temple et la Demeure de l’Aube, la zone qu’ont élue Vissarion et ses plus proches disciples quand Petropavlovka est devenue trop bondée. J’ai l’impression d’entrer dans un bouquin de Tolkien. J’arrive à la Maison allemande – une sorte de relais étape spirituel tenu par Ruslin et Birgitt, une Allemande qui héberge étudiants, vissarionistes de l’étranger et fondus de spiritualité. Tamriko est censée bosser là, mais elle n’est pas dans le coin. Je fais la connaissance de Birgitt. Elle me demande si j’ai faim. Je lui réponds que je préférerais dormir plutôt que manger. Elle me montre ma chambre et me conseille de descendre dans une heure et demie pour rencontrer les autres pensionnaires et discuter avec Vladimir, l’un des gardiens de Vissarion et meneurs de la communauté. J’apprends également que je ne dormirai ici ni ce soir ni demain, ce que j’ignorais. Je lance un « Spah-sii-bah » avec l’inflexion d’un type qui vient d’avoir une crise cardiaque. Je fais une sieste de 45 minutes, ma première en trente heures d’un éveil troublé, avant d’être réveillé par un étranger assis sur le lit jouxtant le mien qui déballe ses affaires. « Désolé de t’avoir réveillé », dit-il. Si je me recouche, je ne me réveillerai pas. Je fais donc la connaissance de Maciej, un Polonais qui étudie l’anthropologie religieuse dans une fac slovène. Il a pris le Transsibérien puis un bus de l’époque soviétique. « Dans le train, on m’a dit qu’ils faisaient subir aux visiteurs un lavage de cerveau, affirme-t-il. Ils ont essayé de me dissuader de venir, mais je ne crois pas que ça soit dangereux. » Nous descendons pour le déjeuner – des pommes de terre, des légumes – et faisons la connaissance des autres pensionnaires, deux étudiantes en anthropologie, un photographe allemand et sa femme. Tamriko est là, elle aussi, et elle ne correspond pas à l’image que je m’étais faite d’elle (dans le bon sens du terme). Elle a seulement 24 ans et m’apprend qu’il y a moins d’un an, elle faisait du droit civil à Moscou  : « Je ne trouvais pas la vie agréable à Moscou, dit-elle. J’ai réalisé que je n’aimais pas mon travail. Quand je suis venue ici, je me suis sentie tellement bien que je me suis dit que c’était peut-être là qu’il fallait que je vive. » Tamriko s’intéresse à Vissarion depuis l’âge de 18 ans, quand son oncle l’a sensibilisée à ses enseignements. Elle me confie qu’au début, ses parents – qui ont vécu la chute du communisme et ne tiennent pas le sentiment religieux en haute estime – ont désapprouvé sa décision de quitter Moscou et son job. « Dans ma famille, on ne parlait jamais de Dieu. Mais j’étais quelqu’un d’ouvert. Pour moi par exemple, c’était OK de se rendre dans une église catholique ou de fréquenter des baptistes. Du coup, quand j’ai entendu parler de Vissarion j’étais là : “Si c’est vrai, c’est très intéressant. Il faudrait que j’essaye de trouver ses livres.” » Tamriko m’assure que ses parents ont depuis changé d’avis : ils ont eu des « problèmes intérieurs » et son oncle a expliqué à son père, « quelqu’un de très rationnel », que le Professeur détenait toutes les réponses. En l’espace de six mois, son père avait acheté tous les ouvrages de Vissarion et sa mère, bien que moins enthousiaste que son mari, affirmait que le Professeur était « un homme bon, qui fait des choses bonnes ». Aujourd’hui, ils souhaitent emménager à Petropavlovka ou dans une communauté environnante, même s’ils ne sont encore jamais venus dans le coin. Plus tard, j’apprends que Tamriko n’a jamais rencontré Vissarion personnellement, et ce bien qu’elle ait intercédé en ma faveur auprès de lui pour qu’il m’accorde une interview – la première en trois ans, après qu’il a décidé de ne plus parler aux journalistes. Au début, elle m’avait dit qu’une audience auprès du Professeur était hautement improbable, mais j’avais insisté, envoyé mes questions plusieurs semaines en avance. Cinq jours après mon départ, elle m’a envoyé un email m’apprenant que le Professeur était d’accord pour qu’on se rencontre – le lendemain, avec un peu de chance. Elle ne m’a fourni aucune explication sur ce traitement de faveur, mais ça m’allait. Après le déjeuner, nous rencontrons Vladimir, un homme robuste et énergique avec une queue de cheval grise et un couvre-chef similaire à celui de Ruslin. Il nous renseigne sur le comportement qu’on attend de nous à la Demeure de l’Aube ; il vise spécifiquement ceux qui comptent documenter leur expérience. En d’autres termes, moi-même et le photographe allemand assis de l’autre côté de la table. En partant, il nous donne des tuyaux sur la conduite à adopter si l’on croise un ours. Apparemment, je serai hébergé dans une famille qui vit dans la Demeure de l’Aube ou je coucherai à la belle étoile (j’ai oublié d’apporter un sac de couchage) ; je ne comprends pas bien. D’une façon ou d’une autre, je sais que je dormirai à poings fermés.
Les têtes souriantes des membres de l’Église du Dernier Testament et de quelques visiteurs J’arrache une heure de sommeil supplémentaire avant que mon compagnon de chambrée ne me réveille, cette fois parce qu’il est l’heure de partir. M’habiller et vérifier que je n’ai rien oublié est une expérience douloureuse, je suis follement fatigué (au bord de l’hallucination) et je rêve éveillé dans un endroit qui pourrait très bien être un rêve en lui-même. Je me précipite en bas, manquant d’oublier le sac de couchage que Tamriko m’a prêté. Je m’engouffre dans un van de l’ère soviétique, indestructible malgré la rouille, dans lequel ont pris place mes nouveaux amis de la Maison allemande et quelques nouvelles têtes. Le trajet est encore plus agité que celui que j’ai effectué ce matin, mais notre chauffeur chevronné – qui serait tout aussi crédible aux commandes d’un char d’assaut – évite sans mal les nombreux nids-de-poule et les flaques de boue de la taille de petits étangs. J’essaye d’engager la conversation avec les autres passagers, mais nous sommes obligés de crier pour nous faire entendre. Le reste du trajet se fait en silence. Dans le siège à côté du mien est assis un jeune homme blond à casquette. Ses yeux perçants et vert kaki me font penser à ceux de Ruslin. Il tripote nerveusement un rosaire de couleur noire. Plus tard, j’apprends que c’est le fils de Vissarion, mais sur le moment, je comprends seulement que ni lui ni les autres passagers ne veulent me parler. Une heure plus tard, nous atteignons la base du sentier montagneux, envahie de voitures et de voyageurs venus célébrer l’équivalent de Pâques. L’année dernière, plus de 2 000 personnes ont accompli le pèlerinage. L’affluence sera sans doute plus importante cette année. La randonnée en montagne n’a rien de l’ascension que je m’étais figurée, le chemin est balisé, aucun rocher à escalader. Quelques-uns ont tout de même du mal à suivre l’allure soutenue de Vladimir. À plusieurs reprises, on s’arrête pour se reposer. Je passe d’un interlocuteur à l’autre pour comprendre pourquoi ils ont fait le déplacement. Une femme, qui a dans les 50 ans – les yeux brillants, tout sourire – me dit qu’elle voyage à travers le monde depuis toujours, vague missionnaire pour le compte de toutes les religions, répandant çà et là les bonnes paroles. Elle croit bon de me préciser qu’un de ses amis a récemment inventé une télévision capable de retransmettre les images intérieures du spectateur. Elle est venue ici plusieurs fois et incite les autres à le faire, mais passe la plupart de son temps en Inde. Un couple – originaire de Suède – me parle beaucoup de l’environnement, de la présence ubique de Dieu et de leur détestation des mangeurs de viande. Ça me donne envie de me taper une bière et un hamburger. Un autre type – qui doit avoir tout juste 20 ans – a, me semble-t-il, des petites entailles triangulaires sur tout le visage. J’essaye de me tenir le plus loin de lui possible. Nous parvenons à destination trente minutes avant l’heure prévue. Vladimir nous oriente vers un petit cabanon. Je fais la queue devant ce qui s’avère un bureau de douane improvisé. À l’intérieur de la cahute, le gardien relève nos noms et nous accorde le droit d’entrée dans la Demeure de l’Aube. Nous marchons en silence jusqu’aux portes de la ville. Nous atteignons une modeste construction en pin où un petit groupe d’anciens nous attendent. Ils saluent Vladimir et conversent un instant. J’entends le mot « Américain », et l’un des hommes se dirige droit sur moi et Nina – une femme d’une trentaine d’années qui a pris le bus avec moi et qui parle un anglais correct. Il nous fait signe de le suivre vers une destination inconnue. « On va où ? » je demande. « À la maison », répond Nina. Je ris nerveusement. Nous marchons jusqu’à une petite cabane où nous sommes salués en russe par une femme surexcitée. Nina me dit qu’elle s’appelle Marina et que je vais coucher ici pendant deux jours, avec une demi-douzaine d’autres invités. Je réalise enfin que Nina va me servir de guide et d’interprète pour le reste du séjour ; je réalise aussi qu’ici, ils aiment bien que les gens comprennent les choses par eux-mêmes. Marina nous indique l’endroit où nous allons dormir – le sol d’un grenier aménagé. Un rideau nous sépare de la chambre de Marina et de son mari. Elle insiste pour que nous descendions immédiatement manger. On nous sert de la nourriture simple : bouillon de légumes froid, fromage, pain, pommes de terre et thé noir. Marina nous fait faire le tour du propriétaire : les toilettes extérieures, la douche. Elle nous montre les lampes frontales qui nous serviront à nous rendre à ces endroits de nuit. J’interroge Nina sur les raisons pour lesquelles Vissarion exige de ses fidèles qu’ils suivent un régime végétarien (au début, la communauté appliquait un végétalisme strict, mais des récoltes décevantes et les plaintes des parents dont les bébés tombaient malades ont incité le Professeur à assouplir un peu les restrictions alimentaires). Elle me répond que la viande contient « des informations de mort » et je change de sujet. On en arrive à parler de sa famille. « J’ai un fils ici, au monastère. Il a 18 ans. Avant, je lui rendais souvent visite mais… » Elle m’en dit un peu plus sur elle-même – avant d’emménager dans la communauté il y a de cela plusieurs années, elle traduisait des bouquins de Stephen King en russe. Elle aime les romans fantastiques. « Comme cet endroit, argue-t-elle. C’est comme rentrer dans un conte de fées. » J’essaye de finir mon bol de soupe mais n’y parviens pas. Je le tends à Marina en espérant qu’elle ne m’en tiendra pas rigueur. Un homme qui dit s’appeler Slava débarque de nulle part, un large sourire aux lèvres, et nous donne rendez-vous, à moi et à Nina, à 7 heures pile si nous voulons assister à la liturgie vespérale. C’est le cas. La liturgie consiste en quelques centaines de personnes qui prient et s’agenouillent autour d’un truc qui ressemble, de loin, à un ankh. En m’approchant, je me rends compte que sa forme est celle d’une croix chrétienne standard, excepté qu’elle est pourvue d’un cercle à la jonction des deux branches. Des statues d’ange l’entourent. Nina me dit que le cercle représente la nature proprement englobante de leur foi. Elle ponctue cette affirmation d’un signe de la croix, le même que dans la foi catholique, sauf qu’elle trace ensuite deux petits cercles dans le sens des aiguilles d’une montre au niveau de son front et de son thorax. Elle pointe ensuite du doigt les quatorze routes de tailles variées qui rayonnent depuis le centre-ville. « Treize était un nombre signifiant dans le Nouveau Testament, explique-t-elle. Donc on a adopté le quatorze parce que ça va au-delà. » Une cloche sonne quatorze fois et tout le monde ferme les yeux pour prier. À la dernière sonnerie, un étranger me tend une fine bougie jaune qu’il allume. Le jour décline, et même le plus inflexible des athées se verrait forcé d’admettre que la scène est d’une pureté et d’une beauté comme on en voit rarement dans ce monde. Après une heure de cantiques et d’actions de grâce, je m’assieds sur une pierre et m’assoupis, la tête entre les mains. Nina me réveille et nous rentrons chez Marina pour la nuit. Je dors comme un bienheureux. Je me lève à l’aube. Aujourd’hui, c’est le grand jour, le Jour Saint des Bons Fruits, la raison pour laquelle des milliers d’adeptes sont venus du monde entier – pour entrevoir leur guide à l’occasion de son allocution annuelle sur la montagne. La plupart des gens se sont convertis après avoir rencontré Vissarion au cours d’une de ses nombreuses missions à travers la Russie, l’Europe et d’autres parties du monde au début des années 2000. Les visiteurs américains se font rares.
La procession sur le mont du Temple lors du Jour Saint des Bons Fruits À huit heures du matin, nous sommes de retour à la croix cerclée, comme si la liturgie de la nuit dernière n’avait jamais pris fin. Mais ce matin, il y a trois fois plus de gens qui l’entourent et ça continue à affluer. Je fixe le sentier qui mène au temple – et à la maison de Vissarion – et délaisse la célébration pour me promener dans la ville. Au final, peu de journalistes se sont rendus dans la communauté au cours des années, et la plupart ont dépeint l’endroit comme primitif et éprouvant. Et même si je suis certain que les hivers sibériens sont sans pitié, l’endroit me paraît presque autosuffisant. La plupart des maisons sont alimentées en énergie solaire, et quelques-unes ont la télé satellite et Internet. Des légumes extraordinairement gros poussent dans les potagers méticuleusement entretenus qui scandent le paysage. Je commence à comprendre le pouvoir d’attraction de ce lieu. Jusqu’ici, tous ceux que j’ai rencontrés ont l’air extrêmement heureux, en paix avec leur décision de laisser tomber un monde qu’ils croient désespéré et de repartir à zéro sur cette terre vierge. Pour une raison qui m’échappe, j’ai l’impression que certains habitants ont embrassé le mode de vie plutôt que la foi. Mais, l’un étant intimement imbriqué dans l’autre, ils effectuent tous les gestes qu’on attend d’eux pour pouvoir rester. La plupart ont néanmoins l’air dévoués corps et âme à Vissarion. Peut-être que c’est eux qui ont raison, que l’humanité ne peut pas rester plus longtemps dans cet état actuel, autodestructeur, et qu’on devrait tout balancer et recommencer depuis le début. Aussi, si la fin des temps est proche, difficile de trouver meilleur endroit pour l’attendre que le sommet d’une montagne sibérienne. Nina me retrouve et m’apprend que la procession va démarrer dans vingt minutes. Le regroupement grossit en permanence. Autour du périmètre, des musiciens – des enfants pour la plupart – accordent leurs violons et soufflent quelques notes dans leur instrument à vent. Bientôt, il est temps de se remettre en marche, et j’observe attentivement la scène alors que des milliers de personnes s’engouffrent pour rejoindre la procession. Quand les premiers rangs atteignent le sentier qui mène au sommet du mont, nous marquons un arrêt. À mi-chemin, il se met à pleuvoir, mais le temps n’est pas gâté pour autant et d’ailleurs personne ne semble s’en soucier. Quand nous atteignons le monastère, le soleil brille à nouveau. Nous nous approchons d’un temple qui trône au milieu d’une clairière. Et là, ça recommence : chants, cloches, incantations et beaucoup d’aubes blanches. J’essaye de ne pas décrocher, mais je n’ai jamais vraiment aimé les foules. Après cela, on m’invite à faire le tour du monastère, une cabane impressionnante sur deux niveaux dans laquelle Vissarion logeait avant de la céder au directeur, Andreï, et à sa classe inaugurale de huit moines adolescents. Andreï me confie qu’il ne s’était jamais senti à sa place jusqu’à sa première visite à la communauté, où il s’est immédiatement senti chez lui. Je lui ai posé des questions sur les débuts du mouvement, peu après la fin de l’Union soviétique. « L’univers préparait déjà cet endroit avant la chute du communisme », dit-il. Puis, il détaille la routine quotidienne des garçons : des corvées, des prières, de l’exégèse et beaucoup de sport. Plus tard, il me demande ce que je pense de la communauté, et si je pourrais envisager de m’installer ici. Je lui dis que l’endroit me paraît intéressant mais que je ne suis pas sûr de ce qu’un citadin tel que moi a à offrir. « Tu es un écrivain, dit-il. C’est un métier qui nous fascine parce qu’on essaye ici de créer de nouvelles œuvres, où les personnages négatifs n’existent pas. » Pour changer de sujet, je lui demande si je peux discuter avec l’un des jeunes moines. Il m’escorte à l’étage, dans la pièce qui servait autrefois d’atelier de peintre à Vissarion. Là, je rencontre Ivan, un étudiant de troisième année qui m’a l’air plus équilibré que la plupart des gamins de 17 ans que je connais. Pour la première fois, je m’imagine ce que représente le fait d’être né ici (ce n’est pas le cas d’Ivan : ses parents ont emménagé quand il avait 9 ans). Je lui pose des questions sur ce qu’il préfère dans la vie, sur ses activités quotidiennes. « Aider les autres », répond-il spontanément. En le poussant un peu, je parviens à lui faire admettre qu’il aime la construction, « utiliser des outils électriques » et « conduire des engins de chantier ». Il se montre réticent dès qu’il s’agit de répondre à des questions trop personnelles, et, comme l’heure du sermon de Vissarion approche, je le quitte pour rejoindre Nina. Nous marchons jusqu’à une scène massive taillée dans la pierre où des milliers de fidèles attendent que leur professeur daigne prononcer quelques mots. L’attente se fait fébrile, et un mouvement de foule se produit alors que l’un des grands prêtres de Vissarion (ils sont deux) apparaît sur une plate-forme rocailleuse quelques minutes avant le coucher du soleil. Il chauffe la foule avec une homélie prolongée. Puis il s’installe sur un siège à l’écart et tout le monde retient son souffle en anticipation de la grande entrée du Professeur. Vissarion apparaît au loin. Il marche lentement, en showman avisé, avant de marquer une pause pour contempler la foule. Il prend place dans un trône princier abrité sous une ombrelle en velours rouge. Il s’empare du micro. Il respire distinctement dedans pendant vingt à trente secondes avant de prendre la parole. Je ne comprends pas un mot, mais quoi qu’il ait à dire, c’est emballé en dix minutes. Il repousse le microphone, se lève avec majesté et remonte le sentier pour disparaître au détour d’une courbe. Nina relate, en substance, la teneur de son discours : « Il a dit qu’il était content de nous voir réunis, de nous voir sur le bon chemin. Et que nous devons rester prudents et déterminés si nous voulons pouvoir célébrer un autre anniversaire. » Elle me relate quelques autres lignes directrices de son discours. Toutes ses formulations semblent circulaires et dépourvues d’objet. Mais peut-être que ça ne tient qu’à moi, parce que la foule qui m’entoure irradie de bonheur. J’interroge quelques personnes au hasard au sujet de Vissarion. C’est toujours plus ou moins la même chose : « Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai compris que c’était lui que je cherchais », ou : « Je me sens très proche de lui », « j’ai le sentiment qu’il a une existence à part », « tout ce qu’il dit m’atteint au plus profond de l’âme. » Qu’est-ce que je capte pas ? Slava, le guide qui nous a accueillis à l’entrée de la Demeure de l’Aube, nous rejoint, Nina et moi, alors que nous descendons la montagne en direction de la maison de Marina. Il me confie qu’une nuit, il y a quelques années, il a regardé le ciel et y a vu un triangle et trois sphères. « Des extraterrestres ? » Il change de sujet, arguant que ça ne l’intéresse pas. Il m’apprend que ma rencontre avec Vissarion – qui a déjà été décommandée deux fois – aura lieu le lendemain matin, dans la maison du Professeur, là-haut sur la montagne. Je lui souhaite bonne nuit et grimpe à l’étage où je m’endors presque instantanément. Le sermon de Vissarion à ses adeptes – 10 minutes montre en main Le lendemain, Slava arrive à l’heure prévue et nous escorte, Nina et moi, le long d’une route à l’écart où l’on range les engins et entrepose les réserves. Le chemin est plus long que prévu. Nous accélérons le rythme et je me mets à suer comme dans le train en partance de Moscou. Rien de tel qu’aller rencontrer un homme que beaucoup considèrent comme une déité en ressemblant à une vieille ramasse. Nous atteignons sa maison à la façade en stuc dont l’architecture s’éloigne de celle du reste du village. Je suis sidéré ; l’endroit ressemble à ce que vous vous attendriez à voir dans une gated community de Floride. Vladimir, à l’extérieur, nous accueille et nous entraîne sur le porche où nous faisons la connaissance de Vadim – le biographe attitré du Professeur – qui s’apprête visiblement à inclure les réponses à mes questions dans une sorte de littérature officielle. Vissarion apparaît par la porte du patio. J’espérais à moitié qu’il m’accueille en peignoir ou en pyjama, mais bien sûr, il est en aube blanche. Il s’abstient de toute affectation prolongée, contrairement à la veille, et me tend une main immense et boursouflée. De près, il est un peu plus vieux et plus gros que ce à quoi je m’attendais, mais il y a quelque chose d’extrêmement attirant chez lui. Nous nous asseyons. Nina joue l’interprète et traduit notre échange à l’attention du groupe. « Pourquoi avoir accepté de me rencontrer ? je l’interroge. Ça fait un moment que vous refusez les interviews. – Je ne suis pas sûr. – Vous le regrettez ? » Il rit. Je lui apprends que j’ai 29 ans, l’âge de son éveil spirituel, espérant que cela l’incitera à en parler. « C’est très dur à exprimer avec des mots, dit-il. Je ne suis pas sûr de pouvoir le faire. » Au cours de notre échange de 45 minutes, il me révèle que ses « sentiments » l’ont guidé vers cette terre, que vivre à New York « ce n’est pas la vie », que chaque objet a une « énergie unique » et que les « esprits cosmiques n’ont pas d’âme ». Il parle des embûches de la science moderne. Il me dit qu’il peut « sentir une personne » dans mon âme, mais que ses contours sont « indéfinis ». À un moment, il m’épate : une mouche atterrit sur sa manche, et il se met à lui caresser les ailes. La mouche ne s’envole pas. L’aspect le plus poignant de son discours, peut-être, c’est quand il parle de sa prétendue connaissance d’un événement apocalyptique : « Moins un être humain s’approche de la vérité, moins il a de responsabilités à porter. Il est plus sûr de commettre une erreur sans en connaître la cause, au lieu de commettre cette même erreur consciemment, en réponse à des directives erronées. » Vladimir me signale qu’il est temps de plier l’interview, je me risque donc à poser quelques questions personnelles à Vissarion : sa nourriture préférée et s’il aime les Beatles. Il ne mord pas mais élude mes questions : « Je n’ai pas de préférence. Ce serait difficile de vous expliquer comment je fonctionne. » Le lendemain, je quitte Petropavlovka. Ruslin me conduit à l’aéroport, par la même route que celle que nous avons empruntée­ à l’aller. Je me demande combien de fois par an il effectue ce trajet, et si ça l’ennuie. Je m’installe dans ma chambre à l’hôtel Siberia d’Abakan, je parviens à me connecter au réseau russe et une semaine d’abstinence numérique me revient en pleine tête. Je découvre les soulèvements violents à travers le monde, plus de 750 emails de boulot, une facture de carte de crédit et un message Gmail de mon coloc qui m’apprend que notre voisin polonais est mort la veille, delirium tremens. J’éteins mon ordinateur et m’allonge. Pendant quelques minutes, je contemple sérieusement l’idée de vivre au sein de l’Église du Dernier Testament. Est-ce que je tiendrais le coup ? Probablement pas. Mais là encore, le monde actuel me convient pas mal. Bien sûr, il n’a rien de parfait, mais les installations sanitaires intérieures et les ailes de poulet font qu’il en vaut le coup – au moins, pour moi –, et j’ai la chance d’y avoir accès, alors pourquoi ne pas l’apprécier ? Je ferme les yeux et m’enfonce dans le sommeil. Je glousse en pensant à la prochaine fois que j’entendrai quelqu’un se plaindre de la corruption du monde, diaboliser l’argent et affirmer que nos problèmes sont insolubles : « Je connais un endroit en Sibérie, tu devrais essayer… » Allez voir, si c’est pas déjà fait, Rocco traverser le royaume sibérien de Vissarion dans un nouvel épisode du VICE Guide to Travel sur VICE.com

Photos par Jason Mojica