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LE NUMÉRO ÉTÉ INDIEN

Allez les tigresses !

Il y a 2 ans, le photographe norvégien Thomas Haugersveen s'est rendu au Sri Lanka pour couvrir la guerre civile qui ravage le pays depuis 20 ans.

Il y a 2 ans, le photographe norvégien Thomas Haugersveen s’est rendu au Sri Lanka pour couvrir la guerre civile qui ravage le pays depuis 20 ans. Grâce à ses premiers contacts diplomatiques en Norvège, il a pu pénétrer dans l’Eelam tamoul, un État dans l’État non reconnu par le Gouvernement et contrôlé par la guérilla. Le village dans lequel il séjournait a été attaqué quelques heures à peine après son départ. Depuis, les combats se sont intensifiés.

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Un membre des Tigres de libération.

Les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (alias Liberation Tigers of Tamil Eelam alias LTTE) forment un groupe militaire séparatiste entré en guerre civile contre l’État du Sri Lanka. Son objectif : la création d’un État indépendant, libéré de l’oppression du gouvernement cinghalais. Ils sont ultra-sérieux. À eux seuls, ils ont défait l’armée indienne dans les années 1980. On dit parfois qu’ils ont inventé l’attentat suicide moderne (ils auraient perpétré plus d’attentats-suicides que n’importe quel autre groupe dans le monde et ont déjà tué deux chefs d’État). Chacun d’eux porte une ampoule de poison autour du cou, car ils ne veulent pas se faire emprisonner. Ils ne sont pas très nombreux (les chiffres officieux vont de 8 000 à 20 000 membres ; on pense qu’ils sont 15 000) mais ils ont accompli des progrès considérables et pris le contrôle de territoires au nord du Sri Lanka, la zone qu’on appelle l’Eelam tamoul. Le conflit a déjà fait 65 000 morts et déplacé un million de personnes (et, oui, pour la centième fois, le père de M.I.A. est lié à ce mouvement). Pourtant, les Tigres ne sont pas très connus en Occident, et encore moins leurs femmes, qui sont super nombreuses et qui nous ont sérieusement tapé dans l’œil. D’après les chiffres officieux, environ 4 000 soldats tamouls sont des femmes. Aujourd’hui, le nord du Sri Lanka est dirigé de fait comme un État tamoul, avec sa police, ses politiciens et ses juges. Ç’aurait été impossible sans l’apport des femmes soldats. J’en ai rencontré quelques-unes quand j’étais au Sri Lanka, dont Tamilvili. Elle vit à Killinochi, un village situé à 2 heures de voiture de la ville frontalière d’Omathai. Elle ne s’appelle d’ailleurs pas vraiment Tamilvili, c’est le nom de guerre que lui ont donné les guérilleros lorsqu’elle a quitté sa famille et ses enfants pour rejoindre le combat. Quand je l’ai rencontrée, elle effectuait une mission de reconnaissance et surveillait un champ de mines. Elle ne fait plus partie des combattants mais elle a toujours une Kalachnikov pendue à l’épaule. Elle a perdu un pied en marchant sur une mine et elle suit une formation de photographe de guerre. On s’est rencontrés parce que j’animais un atelier de photographie. Elle m’a dit : « Je suis fière de m’être sacrifiée et je suis heureuse de pouvoir continuer à me battre pour notre cause, même si je ne peux plus aller au front. » Ça reste un peu difficile de réconcilier cette détermination aveugle avec la manière dont les élèves se comportent dans mon cours. Les filles flirtent avec les garçons, comme tous les élèves du monde. Parfois, je les vois juste comme des jeunes filles banales, pas des tueuses surentraînées. Je crois qu’elles sont les deux à la fois.

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Tamilvili en poste, près du champ de mines de l’Eelam tamoul.

La société sri-lankaise est conservatrice et patriarcale. Sudar, un porte-parole du secrétariat pour la Paix du LTTE, m’a pourtant expliqué que les femmes jouent un rôle très important dans leur organisation : « Une troupe de femmes a déjà gagné une bataille contre les forces spéciales sri-lankaises, un de nos plus grands ennemis. On raconte aussi que des femmes ont battu un groupe de bérets verts, mais ce n’est pas exact, précise-t-il. C’était une troupe entraînée par les bérets verts [officiellement, les USA n’ont pas apporté d’aide militaire au Sri Lanka]. On ne fait pas de distinction entre les hommes et les femmes – juste entre ceux qui peuvent combattre et les autres. Dans le premier cas, les femmes sont aussi utiles que les hommes. »

L’entraînement des Tigres sert à identifier ceux qui sont inutiles au combat. Tamilvili me l’a décrit. On vérifie d’abord si les nouvelles recrues ne sont pas des agents doubles. Une fois qu’elles sont acceptées, on leur demande de laisser leur ancienne vie derrière elles – papiers d’identité inclus : « C’est comme ça qu’on crée une communauté, m’a-t-elle affirmé. Dès le premier jour, le LTTE devient toute ta vie. On n’est pas payés, sauf un peu d’argent de poche de temps en temps. » Une fois que les soldats ont reçu leur nouveau nom (les plus populaires sont Yarlmathy, Thamilini et Verlini), on les envoie à l’entraînement. En gros, c’est 6 mois en enfer, qu’on soit un homme ou une femme. « On commence la journée avec deux heures de jogging, témoigne Talmivili. Ensuite, on a droit à un entraînement physique extrême. Les heures les plus chaudes de la journée sont réservées à l’entraînement technique et théorique, puis on passe l’après-midi au stand de tir. Nos armes principales sont les armes de poing, c’est donc ce qu’on nous apprend à utiliser en priorité. À 16 heures, les recrues ont le droit à 2 heures de pause avant de continuer l’entraînement pendant la soirée et une partie de la nuit. C’est là qu’on apprend les techniques de guérilla, les différents signaux et la reconnaissance de nuit. » Les recrues doivent savoir sauter d’immeubles de 5 mètres de hauteur, grimper à des arbres hauts de 30 mètres, et nager avec leur équipement dans des fleuves à forts courants. De nombreuses recrues abandonnent, se blessent ou meurent – souvent à cause des morsures de serpent. « On est quand même en pleine jungle, argue Sudar. L’équipe médicale a des antidotes mais elle n’arrive pas toujours à temps. »

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Anbu nous montre des photos de Thamarai et Painkathir, ses deux filles mortes au combat.

Après 3 mois d’entraînement basique, la formation spécialisée prend le relais. La plupart des femmes continuent à s’entraîner pour la lutte armée mais certaines sont choisies pour des tâches politiques, administratives, ou sont formées pour devenir ingénieur informatique. Certaines finissent fonctionnaires et dans ce cas elles se chargent de tâches plus traditionnelles, comme s’occuper de l’école maternelle. D’autres, quelques-unes, deviennent kamikazes.

Il y a quelques années, Selvy a perdu un œil en se battant pour les Tigres : « Une grenade a explosé à côté de moi et je me suis pris un éclat dans l’œil. J’ai eu de la chance. Beaucoup de soldats de mon détachement sont morts ou ont été plus gravement blessés que moi. Il me reste encore un œil. »

Pour les Tigres, les kamikazes – qu’on appelle les Tigres noirs – sont des jokers tactiques. « Si l’on doit attaquer une cible, on aura besoin d’au moins cent soldats pour gagner, avec peut-être cinquante morts de chaque côté, assure Sudar. Mais si l’on envoie un Tigre noir, on aura juste un ou deux morts dans notre camp pour un nombre élevé de pertes chez l’ennemi. Le calcul est vite fait. » Je lui demande si ce genre d’attaque fait des victimes civiles mais il me répond que les Tigres ne s’attaquent pas à la population : « Le peuple cinghalais n’est pas notre adversaire. Il sera le bienvenu sur nos terres quand nous les aurons obtenues. Mais si quelqu’un pointe une arme sur un Tigre, il devient notre ennemi. »

Une unité de femmes à l’entraînement.

Plus tard, j’ai rencontré Anbu [le nom a été changé]. Il a perdu deux filles à la guerre. Thamarai et Painkathir – leurs noms de code – sont toutes deux mortes lors d’un combat contre les troupes cinghalaises : « C’était leur choix, ce sont des martyres. Elles sont mortes pour notre peuple, ajoute Anbu. Je suis si fier d’elles. » La plus grande pièce de sa maison est dédiée à ses deux filles tombées au combat. Anbu et sa femme prient pour elles plusieurs fois par jour, agenouillés devant des photos où elles portent l’uniforme vert des Tigres. « Elles ont choisi de risquer leur vie pour qu’on ait un meilleur avenir, m’assure Anbu. Elles sont mortes pour nous, pour notre cause. »