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Will Self – L'attaque de Charlie Hebdo et la sur-fétichisation de « la liberté d'expression »

Ou comment les tragiques événements de la semaine dernière ont remis en question notre pouvoir de tout dire.

Illustrations : Nick Scott

Permettez-moi d'être clair : les responsables de l'assassinat des journalistes de Charlie Hebdo sont les mecs qui ont appuyé sur la gâchette. Aussi, il est inutile de piocher parmi nos qualificatifs fourre-tout pour en trouver un qui corresponde aux caractères de ces individus ; nous n'avons pas besoin de parler de « barbares », ou « d'êtres dépourvus de valeurs civilisées », ou encore de s'étendre sur la façon dont ils se sont radicalisés – parce qu'évidemment, on connaît déjà la réponse. En revanche, nous pouvons tous affirmer sans équivoque que ces types sont foncièrement mauvais.

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Le terme « mauvais » est à comprendre ici comme un synonyme du mot « égoïsme ». Cet égoïsme donc, qui se propage tel un cancer à travers toutes les strates de la société, cette soif de reconnaissance et de pouvoir qui se développe bien sûr également dans les esprits de ces meurtriers à la manière de métastases. Le problème de ces fidèles défenseurs des valeurs occidentales, c'est que ce cancer se trouve potentiellement en chacun de nous – il est inhérent à l'ego. Alors quand les manifestants brandissent des pancartes « Je suis Charlie », ils auraient tout aussi bien pu écrire « Nous sommes les terroristes ».

Le philosophe politique Alexis de Tocqueville a constaté que nos lois existaient dans un seul but, celui de restreindre nos pires pulsions. Ces politiciens, leaders religieux et autres commentateurs qui, dans les heures et les jours qui ont suivi l'atrocité ont remis sur le tapis l'idée de « liberté d'expression » comme d'une condition sine qua non de cette liberté, elle-même pilier de notre civilisation, auraient bien fait de se souvenir de certains aspects de leur propre histoire. Notamment qu'à la naissance de la République Française, on a pu également assister à une forme de justice sourde et pour le moins expéditive : la Terreur.

L'idée que les laïcs français se font de leur système politique (tout comme les conceptions de nous autres Britanniques, ou Américains, etc.), est qu'il encourage le meilleur chez ses citoyens. Cependant, si celui-ci était parfait, la population serait 1. parfaitement libre et 2. parfaitement bienveillante. C'est un processus que droite et gauche semblent percevoir comme irrépressible – fruit d'une sorte de « sélection naturelle » morale ou d'un éventuel « déterminisme historique ». Pour ses partisans, le projet qu'avaient les Lumières d'améliorer la nature humaine est encore en cours et ne s'achèvera que lorsque le paradis sera terrestre (et sans Dieu). Mais c'est précisément ce qui est contredit ici, non seulement par le meurtre des journalistes de Charlie Hebdo et des innocents de la supérette cacher, mais aussi – dans le cas des Britanniques et Américains – par les frappes de drones en Syrie, en Irak et au Waziristan, également perpétrées à des fins politico-religieuses. Cela se trouve tout autant contredit par les revendications qui suivent chaque acte terroriste, revendications potentiellement liberticides, lesquelles voudraient suspendre les lois restreignant nos pires pulsions (surtout celles de nos gouvernants) : procédures judiciaires, procès équitables, habeas corpus, interdiction de la torture et autres exécutions extra-judiciaires.

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Le prochain numéro de Charlie Hebdo sera tiré à un million d'exemplaires et financé par le gouvernement français. Cela veut dire que désormais, les satiristes sont cooptés par l'État, la même institution qu'ils ont attaqué pendant toute leur existence.

Mais je crois que la question mérite d'être posée : les caricaturistes de Charlie Hebdo sont-ils vraiment satiriques, si par le terme satire nous entendons l'utilisation de l'humour, du sarcasme et de l'ironie dans une perspective de réforme morale ? Quand a eu lieu la polémique autour des caricatures danoises, j'ai constaté que ma manière d'évaluer si une satire en était vraiment une venait de la définition apportée par HL Mencken au sujet de ce qu'il appelle le bon journalisme. Pour lui, le journaliste se devrait de « viser les dominants » et de « réconforter les dominés ». Le problème avec toutes ces satires dirigées contre les extrémismes religieux, c'est qu'elles ne sont justement jamais claires à propos de qui sont les dominants et qui sont les dominés.

Le dernier dessin de feu Charb, directeur de publication de Charlie Hebdo, présentait simplement un djihadiste coiffé d'un pakol la marque des combattants afghans, et qui aurait en conséquence peu de chances d'être impliqué dans une quelconque attaque terroriste en Occident. À travers son titre, Charb laissait penser l'inverse et l'on pouvait lire : « Toujours pas d'attentat en France » auquel le personnage répondait : « Attendez ! On a jusqu'à fin janvier pour présenter ses vœux. »

Malgré le caractère tristement prémonitoire de ce dessin, et le courage d'un rédacteur en chef prêt à mourir pour ses idées (c'est ce qu'avait déclaré Charb après l'incendie des locaux il y a un peu plus de trois ans, en 2011), pouvons-nous parler pour autant de satires justes ? Peu importe ce que nous pourrions encore penser de personnes si accablées par leur nature diabolique qu'elles en seraient prêtes à en priver d'autres de leurs vies au nom d'« idées » pour le moins réfutables. Parce que le truc dont nous pouvons être sûrs, c'est que les personnes en question ne comptent pas, en France, parmi les « dominants ». Aussi, si le dessin de Charb peut avoir tiré un rire jaune aux lecteurs de Charlie Hebdo, je ne suis pas sûr que ces individus soient les « dominés » à « réconforter » dont parle HL Mencken dans sa définition.

Ce texte n'est bien sûr, d'aucune manière et en aucun cas, une façon d'excuser, ni même de « comprendre » le meurtre de Charb et des autres – acte, comme je le rappelle en début de texte, purement et simplement inhumain. Mais nos sociétés ont fait de « la liberté d'expression » un fétiche, sans jamais s'interroger sur les devoirs liés à ce droit fondamental. De plus, elles ont également considéré la « liberté » elle-même comme un fétiche, au point d'en faire un objectif digne du Surhomme nietzschéen. La vérité tient donc encore dans la vieille rengaine, celle qui veut que dans la plupart de ce que nous faisons et dans l'essentiel de ce que nous vivons, nous soyons toujours autant conditionnés par un seul triste mouvement : celui de nos instincts primitifs, animaux et meurtriers.