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LE NUMÉRO DU TIGRE BLANC

Coucou papa !

Il y a un peu plus de quatre ans, le père de la photographe Johanna Heldebro a quitté Montréal et sa famille du jour au lendemain pour retourner dans sa Suède natale. Les parents de Johanna venaient juste de divorcer, Monsieur...

« C’est dans cette maison qu’habite mon père, en Suède. Avant d’arriver, je ne l’avais vue qu’en image satellite. Je voulais que celui qui verrait les photos suive mon père de la même façon que moi – à chaque cliché, s’en rapprocher de plus en plus. »

Il y a un peu plus de quatre ans, le père de la photographe Johanna Heldebro a quitté Montréal et sa famille du jour au lendemain pour retourner dans sa Suède natale. Les parents de Johanna venaient juste de divorcer, Monsieur Heldebro entretenait une relation avec une mère de deux enfants habitant Stockholm. Bien évidemment, toute sa famille lui en a voulu. Mais au lieu d’écrire trente fois le nom de son père à l’encre noire avant de brûler la feuille en priant Satan, Johanna a décidé de tirer parti de cette malheureuse situation pour son propre travail. Elle a pris l’avion pour la Suède, histoire d’espionner son père et de savoir ce qu’il faisait de sa nouvelle vie. Ses recherches se sont concrétisées sous la forme d’une série de photos qu’elle a présentées pour sa thèse à l’École des arts visuels de New York : To Come Within Reach of You (Gunnar Heldebro, Hässelby Strandväg 55, 165 65 Hässelby). Après avoir pris connaissance de son travail, nous avons demandé à Johanna si nous pouvions publier certaines de ses images dans Vice. Elle a accepté, et nous a même accordé une interview. Vice : Pourquoi est-ce que tu t’es mise à espionner ton père ?
Johanna Heldebro : Lorsque mes parents ont divorcé, mon père et moi avons cessé d’avoir de bonnes relations. Je lui parlais de temps en temps, mais j’avais plus ou moins coupé les ponts avec lui. Je savais qu’il vivait à Stockholm. J’ignorais où il habitait exactement, je savais juste qu’il vivait avec sa maîtresse et ses deux enfants. Deux années se sont écoulées et, quand il est passé à New York pour récupérer ses affaires, nous avons déjeuné ensemble. J’avais mon appareil photo avec moi, et j’ai décidé de le suivre après que nous nous sommes dit « au revoir ». Qu’est-ce que tu espérais découvrir ?
Je voulais voir ce qu’il faisait lorsqu’il était seul. C’était la base du projet. Je me suis mise peu à peu à le regarder sur Internet. Grâce aux images satellite, j’ai découvert où il habitait. C’est alors que j’ai commencé à faire des allers-retours entre la Suède et New York. Je n’ai eu de cesse de le photographier pendant huit ou neuf mois. Et il ne s’est jamais aperçu que tu le suivais ?
Il n’en avait pas la moindre idée. Je voulais vraiment pouvoir le regarder sans qu’il se cache derrière un masque ou qu’il agisse différemment. J’avais l’impression de ne plus le connaître du tout, à cause de toutes les choses qui s’étaient passées pendant le divorce entre lui, ma mère et moi. Je crois que je voulais le voir vivre une toute nouvelle vie trépidante. Peux-tu me dire pourquoi tes parents ont divorcé ?
En gros, mon père a décrété qu’il n’avait plus rien à faire avec nous. Il a décidé qu’il ne vivait pas la vie qu’il avait envie de vivre. Il a réalisé qu’il n’aimait plus ma mère. En 2005, juste avant Noël, il était très bien, puis les choses se sont mises à aller à vau-l’eau pendant les vacances. Il a fait une chute en dansant avec ma mère. Ça l’a rendu grincheux. En février, il n’est pas venu au voyage que nous avions organisé pour l’anniversaire de ma mère. Un mois plus tard, il lui a annoncé qu’il voulait divorcer, puis quand ma mère est partie avec lui en Suède pour tenter de sauver leur mariage, elle a découvert qu’il la trompait avec cette femme qui travaillait avec lui. Je ne sais pas depuis combien de temps il la voyait. Il a prétendu que ça ne faisait que quelques semaines, mais peut-être que ça durait depuis de longues années, qui sait ? Ta mère vit aussi en Suède, aujourd’hui ?
Ouais, elle n’avait pas vraiment le choix. Elle ne pouvait pas rester toute seule à Montréal parce qu’elle n’avait pas de visa de travail. Elle était financièrement dépendante de mon père. Combien de fois t’es-tu rendue en Suède dans l’intention de le suivre ?
Trois fois. J’avais juste à prendre le train jusqu’au quartier où il habitait quand je savais que personne à part lui ne serait dans la maison.

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« J’ai divisé le projet en chapitres, comme un livre. Chaque chapitre a un titre et celui dans lequel cette photo figure s’appelle “Mon père vu de loin”. Le second chapitre, “Réussir à m’introduire”, parle de la façon dont je cherche à m’infiltrer chez lui. J’étais curieuse de savoir à quoi ça ressemblerait. Est-ce que ce serait comme chez nous ? Est-ce qu’il avait accroché des photos de moi ? »

Est-ce que tu avais mis ta mère au courant de ton projet ? Qu’est-ce qu’elle en pensait ?
Ouais, elle trouvait ça très drôle d’ailleurs. Comment tu t’es préparée pour les photos ? Tu as passé du temps à chercher des planques dans Stockholm ?
Eh bien, mon père et son amie vivent ensemble, donc quand personne n’était là je partais explorer son quartier, et je prenais des photos des alentours. J’ai cherché un endroit discret où me poster. C’était la première fois que je prenais des photos de lui, et au cours de mon second séjour je suis allée à son boulot et je me suis baladée dans le quartier. C’était bien moins fun que ce que tu peux imaginer. Tu as utilisé un téléobjectif ?
Ouais, mais ça dépendait de quand je comptais le croiser ou non. Quand j’avais le temps, je prenais en photo tout ce qui me semblait être intéressant autour de Stockholm. Quand enfin il se montrait, j’échangeais mon objectif pour un téléobjectif, afin de garder mes distances, qu’il ne me voie pas. Qu’est-ce que tu voulais apprendre en ­faisant ça ?
Je crois que je cherchais à connaître la ­raison pour laquelle il avait quitté ma mère. Je pensais qu’il s’était mis avec une jeune femme de 25 ans ou un truc du genre, mais ce n’était pas le cas. J’ai juste découvert qu’il vivait le même genre de vie que celle qu’il avait avec nous, à l’exception près qu’il s’agissait d’autres enfants et d’une autre femme, qui avait environ le même âge que ma mère. Tu es rentrée par effraction chez lui ou est-ce que la porte d’entrée était déverrouillée ?
Non, non, c’est ma sœur aînée qui m’a fait entrer. Elle a vécu en Suède pendant un temps. Elle entretenait de meilleurs rapports avec mon père que moi. J’ai aussi un frère cadet. Qu’est-ce que ton professeur a dit lorsque tu as proposé ce projet pour ton diplôme ?
Dans un premier temps, elle a pensé que j’étais complètement folle de prendre le risque d’aller si loin pour mener à bien mon projet de thèse. Je pense qu’elle se faisait du souci quant à la réussite de mon projet, et, à vrai dire, je ne pensais pas, moi non plus, que ça allait si bien marcher. Ton père a finalement vu les photos ?
J’ai été obligée de le lui dire parce qu’il tenait à assister à la remise des diplômes, et les travaux sont exposés. Je lui ai expliqué ce que j’avais fait, et il a eu la réaction à laquelle je m’attendais – il a d’abord été énervé, puis déçu. Je crois que ça le fatiguait de voir que le divorce posait encore problème pour tout le monde, mais en même temps, il a été ­plutôt flatté que je ­m’intéresse à sa vie parce que je lui avais dit que je ne voulais plus rien avoir à faire avec lui. Donc, il est venu à la remise des diplômes et il l’a bien pris ?
Ouais, il a été beau joueur, mais il n’empêche que nous nous voyons toujours très peu. Mais ce n’est pas spécifiquement à cause de ce projet.

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« Ce sont des photos de moi, de mon frère Erik et de ma sœur Sofie, que j’ai trouvées sur une étagère. Je suis restée à l’intérieur vingt-cinq minutes, en tout et pour tout. »

« C’est l’une des premières photos que j’ai prises de mon père. Je l’ai suivi à son bureau, qui fait partie d’un grand bâtiment, de la taille d’un supermarché, dans la banlieue de Stockholm. Il est en train de manger, seul, entouré par d’autres businessmen. »

« C’est mon père qui retourne à son bureau après le déjeuner. »

« Je suis venue voir la maison plusieurs fois après la nuit tombée, quand je savais qu’il serait seul, en train de faire le ménage ou de se détendre. »

« C’est l’une des photos que j’ai prises depuis la véranda, de l’autre côté de la fenêtre. Il repeint la cuisine. »

« Deux jours plus tard, je suis revenue le voir alors qu’il était encore une fois seul chez lui. Là, il remplit son arrosoir pour arroser les plantes. »

« Quelqu’un l’a appelé alors que j’étais à l’extérieur, et le truc le plus drôle c’est qu’il était en train de réchauffer de la soupe au micro-ondes pendant tout le temps de l’appel. Normalement ça ne prend qu’une à deux minutes, mais il a dû laisser la soupe dedans pendant plus d’une demi-heure. »

« Il a aussi passé du temps sur son ordinateur cette nuit-là. Je suis presque sûre qu’il ne faisait que regarder ses mails et écouter de la musique, mais comme il a fermé tous les volets en se levant de son bureau, je ne sais pas trop ce qui s’est passé. C’est une sorte de zone sans lumière, uniquement éclairée par l’écran de l’ordinateur. »

« Un autre jour, il a pris son scooter pour une minute et est revenu presque ­aussitôt. Je pense qu’il voulait le remettre en place dans le garage ou quelque chose du genre. »

« Je savais que mon père aimait courir, alors j’ai regardé sur Internet les endroits où il serait susceptible de faire un jogging. Et par chance, c’est ce qu’il a fait. »

« C’est le chapitre final de mon projet, qui consistait à le suivre pendant son ­jogging pour finalement le voir disparaître. »