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LE NUMÉRO SORTEZ-MOI DE LÀ

Les viols fantômes de Bolivie

Les coupables sont derrière les barreaux mais les crimes continuent

Photos : Noah Friedman-Rudovsky
À la demande des victimes de viols ou d'abus sexuels, les noms ont été changés.

Sarah et ses deux filles ont été violées à plusieurs reprises, dans la colonie de Manitoba, en Bolivie.

L es habitants de la colonie de Manitoba ont longtemps cru que des démons violaient les femmes de la ville. Il n’y avait pas d’autre explication. Impossible d’expliquer pourquoi une femme s’était réveillée dans des draps couverts de taches de sang et de sperme, sans le moindre souvenir. Impossible d’expliquer pourquoi une autre, qui s’était couchée habillée, s’était réveillée nue, le corps couvert de traces de mains poisseuses. Impossible d’expliquer pourquoi une dernière avait rêvé d’un homme la prenant de force dans un champ – avant de se réveiller, le lendemain matin, avec de l’herbe dans les cheveux. Pour Sara Guenter, le mystère, c’était la corde. Elle se réveillait parfois dans son lit, des morceaux de corde attachés à ses poignets ou à ses chevilles, recouvrant une peau meurtrie. Plus tôt cette année, j’ai rendu visite à Sara dans sa maison en béton brut dans la colonie de Manitoba, en Bolivie. Tout comme les amish, les mennonites rejettent la modernité et la technologie, et la colonie de Manitoba, comme toutes les communautés mennonites ultraconservatrices, est le fruit d’une tentative commune de s’isoler du monde des non-croyants. Un léger parfum de soja et de sorgho se dégageait des champs voisins tandis que Sara me racontait qu’elle se réveillait, les lendemains des viols, dans des draps souillés avec d’affreux maux de tête, comme paralysée. Ses deux filles, âgées de 17 et 18 ans, étaient assises en silence contre le mur derrière elle, leurs yeux bleus me transperçant. Sara m’a dit que le démon avait pénétré leur foyer. Il y a cinq ans, ses filles aussi se sont mises à se réveiller dans des draps sales et à ressentir de la douleur, « là, en bas ». La famille a essayé de verrouiller les portes. Certaines nuits, Sara faisait tout son possible pour rester éveillée. En de rares occasions, un fidèle travailleur bolivien de la ville voisine de Santa Cruz passait la nuit à monter la garde. Mais, inévitablement, chaque fois que leur maison sans étage, isolée, n’était pas surveillée, des viols y étaient perpétrés. (Les habitants de Manitoba ne sont pas reliés au réseau électrique et la nuit, la communauté est plongée dans l’obscurité totale.) « C’est arrivé tellement de fois que j’ai arrêté de compter », m’a dit Sara dans son bas allemand natal, la seule langue qu’elle maîtrise, comme la plupart des femmes de la communauté..

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Des enfants mennonites à l'école, dans la colonie de Manitoba, Bolivie.

Au début, la famille ignorait qu’elle n’était pas la seule victime de ces agressions, et les trois femmes ont gardé ça pour elles. Puis Sara en a parlé à ses sœurs. Quand la rumeur s’est propagée, « personne ne l’a crue », selon Peter Fehr, le voisin de Sara à l’époque des faits. « On pensait qu’elle avait inventé tout ça pour cacher une liaison. » La famille a demandé de l’aide au conseil des prêtres, le groupe d’hommes qui gouverne cette colonie de 2 500 habitants, sans résultat – même quand les témoignages se sont faits plus nombreux. Toute la communauté se réveillait chaque matin face aux mêmes signes révélateurs : pyjamas déchirés, sang et sperme sur le lit, maux de tête infernaux. Certaines femmes se souvenaient de brefs moments de terreur : elles se réveillaient brièvement, un ou plusieurs hommes sur elles, incapables de rassembler la force nécessaire pour hurler ou riposter. Après ça, le noir. Certains les ont qualifiées « de bonnes femmes à l’imagination débordante ». D’autres y ont vu un châtiment divin. « Tout ce qu’on savait, c’est que la nuit, il se passait des trucs étranges », a déclaré Abraham Wall Enns, gouverneur de la colonie de Manitoba à l’époque des faits. « Mais personne ne savait qui étaient les responsables ; comment aurions-nous pu les arrêter ? » Personne ne sachant quoi faire, personne n’a fait quoi que ce soit. Sara a fini par considérer ces nuits comme une composante abjecte de son quotidien. Les matins suivants, sa famille se levait malgré les maux de tête, changeait les draps et attaquait sa journée. Puis, une nuit de juin 2009, deux hommes ont été surpris tandis qu’ils essayaient de pénétrer dans une maison voisine. Ils ont lâché quelques noms, faisant s’effondrer le château de cartes : neuf hommes de Manitoba âgés de 19 à 43 ans ont fini par confesser qu’ils violaient des membres de la colonie depuis 2005. Afin de neutraliser leurs victimes et les témoins potentiels, les hommes utilisaient un spray mis au point par le vétérinaire d’une communauté mennonite voisine, conçu à partir d’un anesthésiant pour vaches. Dans leurs aveux initiaux (sur lesquels ils sont par la suite revenus), les violeurs reconnaissaient qu’ils se cachaient derrière les fenêtres des chambres, à la nuit tombée, parfois seuls, parfois en groupe, vaporisaient la substance à travers les vitres pour droguer toute la famille, puis s’introduisaient dans les maisons. Mais ce n’est que lors de leur procès, qui a eu lieu près de deux ans plus tard, en 2011, que l’intégralité de leurs crimes a été dévoilée. Les comptes rendus rappellent un scénario de film d’horreur : les victimes étaient âgées de 3 à 65 ans et la plus jeune a eu l’hymen déchiré suite à une pénétration digitale. Ces femmes et ces filles étaient mariées, célibataires, habitantes de la communauté ou de passage, parfois handicapées mentales. Le sujet n’est jamais abordé et l’enquête ne s’y est pas intéressée ; des hommes et des garçons auraient aussi été violés. En août 2011, le vétérinaire qui avait fourni le spray anesthésiant a été condamné à douze ans de prison et les violeurs ont écopé de vingt-cinq ans de prison chacun (cinq ans de moins que la peine maximale en Bolivie). Officiellement, on a compté 130 victimes – ce qui veut dire qu’au moins un foyer sur deux a été affecté, dans la colonie. Cependant, toutes les victimes de viols n’ont pas été associées au procès : on pense qu’elles sont bien plus nombreuses.

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Des enfants mennonites jouant au foot à Manitoba, en Bolivie.

Suite à ces crimes, aucune assistance psychologique n’a été offerte aux victimes. Les aveux passés, peu d’efforts ont été faits pour comprendre l’origine de ces incidents. Et depuis que les coupables ont été enfermés, la colonie n’a plus abordé le problème. La loi du silence s’est imposée. « Tout ça est derrière nous », m’a dit l’administrateur M. Wall, lors de mon récent séjour. À part lorsque de rares journalistes se rendent sur place, aujourd’hui plus personne n’évoque le sujet. Mais au cours de mes neuf mois d’enquête, dont onze jours passés sur place, à Manitoba, j’ai découvert que les crimes étaient loin d’appartenir au passé. En plus du profond traumatisme psychologique, il y a des preuves que les abus sexuels continuent, sous la forme d’attouchements et d’inceste. Il y a aussi des preuves que, même si les responsables initiaux sont en prison, les viols continuent, avec les mêmes stratagèmes. Les démons seraient donc encore là.

Huit mennonites purgent des peines de prison pour les viols de plus de 130 femmes de la colonie de Manitoba. L'un des violeurs condamnés s'est enfui et vit aujourd'hui au Paraguay. 

D

e prime abord, la vie des habitants de Manitoba a des allures d’existence idyllique, qu’envieraient les adeptes new age : les familles vivent de leurs terres, les maisons sont éclairées avec des panneaux solaires, des moulins à vent font fonctionner les puits d’eau potable. Quand la mort frappe, le reste de la communauté se relaie pour préparer à manger pour la famille en deuil. Les familles les plus riches subviennent à l’entretien des salles de classe et paient les salaires des enseignants. Les journées débutent avec de larges tranches de pain, de la confiture et du lait encore chaud des vaches qui paissent à l’extérieur. À la tombée de la nuit, les enfants jouent au loup pendant que leurs parents se prélassent dans leur rocking-chair en regardant le soleil se coucher. Tous les mennonites ne vivent pas dans des environnements protégés. Ils sont 1,7 million, répartis dans 83 pays. Leur relation au monde extérieur varie d’une communauté à l’autre. Certains le rejettent, d’autres vivent isolés mais autorisent l’usage des voitures, télévisions et téléphones portables. Enfin, beaucoup sont parfaitement intégrés à la société. Cette religion a été créée dans la foulée de la réforme protestante, dans l’Europe des années 1520, par le prêtre catholique Menno Simons. Les chefs de l’Église s’en sont violemment pris à Simons, lequel encourageait les baptêmes d’adultes et le pacifisme ; selon lui, seule une vie simple donnait accès au Paradis. Menacées par cette nouvelle doctrine, protestants et catholiques se sont mis à persécuter les fidèles en Europe centrale et en Europe de l’Est. La plupart des mennonites ont refusé de se battre, ayant fait vœu de non-violence, et ont donc fui en Russie où des terrains leur ont été offerts, afin de vivre à l’abri du reste de la société. Mais, à partir des années 1870, leur persécution a continué en Russie et le groupe a cherché refuge au Canada. Dès leur arrivée, de nombreux colons ont adopté des vêtements et un langage modernes ; cependant, un petit groupe a continué de croire qu’ils n’auraient accès au Paradis que s’ils vivaient comme leurs ancêtres. Ce groupe, connu sous le nom de « vieux colons », a abandonné le Canada dans les années 1920, en partie parce que le gouvernement exigeait que l’école enseigne en anglais. (Aujourd’hui encore, dans les vieilles colonies, les cours sont en allemand et uniquement fondés sur les préceptes de la Bible. Ils s’achèvent à 13 ans pour les garçons et 12 ans pour les filles). Les vieux colons ont émigré au Paraguay et au Mexique car les terres agricoles y étaient abondantes, la technologie peu répandue et, surtout, parce que les deux gouvernements leur avaient promis de les laisser vivre comme ils l’entendaient. Mais dans les années 1960, lorsque le Mexique a entamé sa propre réforme scolaire, laquelle menaçait l’autonomie des mennonites, une nouvelle migration a débuté. Les vieilles colonies ont investi des zones plus reculées des Amériques, particulièrement en Bolivie et à Belize.

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Des garçons et des filles mennonites font une promenade, à Manitoba, Bolivie.

Aujourd’hui, on compte environ 350 000 vieux colons dans le monde, dont plus de 60 000 sont établis en Bolivie. La colonie de Manitoba, fondée en 1991, ressemble à une relique de l’Ancien Monde : un îlot de visages pâles aux yeux bleus dans le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud, et qui compte le plus grand pourcentage de populations indigènes. La colonie prospère grâce à l’éthique de travail de ses membres, ses vastes terres arables et sa coopérative laitière. Manitoba s’est imposée comme le dernier refuge pour les croyants mennonites conservateurs. Les colonies de Bolivie ont assoupli leurs règles, mais les habitants de Manitoba rejettent fermement les voitures. Aussi, tous leurs tracteurs ont des pneus en acier : tout véhicule motorisé avec des pneus en caoutchouc est considéré comme un péché capital car il facilite le contact avec le monde extérieur. Les hommes n’ont pas le droit de se laisser pousser la barbe et ne portent que des salopettes en jean, sauf à l’église, où ils mettent un pantalon. Les filles et les femmes portent toutes les mêmes nattes complexes et vous auriez bien du mal à trouver une robe dont la longueur et les manches varient de plus de quelques millimètres de la coupe de référence. Pour les habitants de Manitoba, ces règles ne sont pas arbitraires : elles forment la seule voie vers le salut. Manitoba a été laissée à elle-même, comme le désiraient les vieux colons. Le gouvernement bolivien ne contraint pas les chefs de la communauté à faire état des crimes qui y sont perpétrés, à l’exception des meurtres. La police n’a aucun droit au sein de la communauté. Les colons maintiennent la loi et l’ordre grâce à un gouvernement, composé de neuf prêtres et d’un évêque, tous élus à vie. Le gouvernement bolivien exige de Manitoba que tous ses résidents aient une carte d’identité valide mais à part ça, la colonie fonctionne comme une nation souveraine.

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Abraham Wall Enns (au centre) et sa famille. Abraham était administrateur de Manitoba au mome. 

E

 n 2011, j’ai suivi le procès des viols de Manitoba pour Time. Ces lieux me hantent depuis ma première visite. Je me demandais si les crimes atroces qui y avaient été perpétrés venaient d’un dysfonctionnement ou s’ils avaient mis à jour des failles plus grandes dans la communauté. Et si le monde fermé des vieilles colonies, plutôt que de favoriser une existence paisible loin des pièges de la société moderne, contenait en lui-même les éléments de sa propre chute ? Je devais y retourner et le découvrir. Je suis arrivée un vendredi de janvier, dans la nuit. J’ai été accueillie par les sourires bienveillants d’Abraham et Margarita Wall Enns, qui m’attendaient sous le porche de leur petite maison séparée de la route par une allée bordée d’arbres parfaitement entretenue. Bien que reclus, les vieux colons sont accueillants avec les étrangers qui n’ont pas l’air de vouloir attenter à leur vie, et c’est la raison pour laquelle je m’étais retrouvée là : j’avais rencontré Abraham, pilier de la communauté d’un mètre quatre-vingt et plein de tâches de rousseur, en 2011. Il m’avait dit que si je revenais à Manitoba, je devrais rester chez lui, avec sa famille. C’est ce que j’avais fait, et si j’étais revenue, c’était pour observer la vie de la colonie de près, tout en interviewant ses habitants à propos des viols et de leurs conséquences. Margarita m’a montré ma chambre dans la maison sans lumière qui jouxtait les deux autres, où ses neuf enfants dormaient déjà. « On a fait installer ça pour être en sécurité », m’a-t-elle dit en désignant une porte métallique de sept centimètres d’épaisseur. Apparemment, il y avait eu des vols récemment (dont on avait accusé les Boliviens). « Dormez bien, » a-t-elle ajouté avant de verrouiller la porte qui séparait sa famille et moi du reste du monde. Le lendemain matin, je me suis levée avant l’aube avec le reste du foyer. Au quotidien, les deux filles aînées – Liz, 22 ans, et Gertrude, 18 ans – passent le plus clair de leur temps à faire la vaisselle, laver des vêtements, préparer des repas, traire les vaches et maintenir la maison en état. J’ai fait de mon mieux pour ne pas foirer en les aidant dans leurs tâches. À midi, j’étais épuisée. Les tâches ménagères ne concernent pas Abraham ni aucun des six garçons Wall ; ils vivront sans doute toute leur vie sans laver la moindre assiette. D’habitude, ils travaillent aux champs mais comme j’étais venue à la saison creuse, les plus vieux assemblaient les pièces d’un tracteur que leur père fait venir de Chine tandis que les plus jeunes grimpaient sur le toit de la grange et jouaient avec des perroquets apprivoisés. Abraham autorise ses fils à jouer au ballon et à apprendre l’espagnol en lisant les journaux qui leur sont livrés depuis Santa Cruz chaque semaine ; mais toute autre activité, qu’il s’agisse de sport, de danse ou de musique, leur est strictement interdite. Les Wall m’ont confié que, par chance, aucun membre de leur famille n’avait été victime de viol. Mais comme tous les autres membres de la communauté, ils étaient au courant.
Un jour, Liz a accepté de m’accompagner alors que j’allais interviewer des victimes de viols de la colonie. Cette jeune femme curieuse, qui a appris l’espagnol avec la cuisinière bolivienne de la famille, était ravie d’avoir une excuse pour quitter le foyer et discuter un peu. On a pris place à bord d’une carriole tirée par un cheval sur les routes poussiéreuses. Pendant le trajet, Liz m’a parlé de ce dont elle se souvenait, à l’époque du scandale. Elle pense que les criminels ne sont jamais entrés chez elle. Quand je lui ai demandé si elle avait peur, elle m’a répondu que non. « Je n’y croyais pas, a-t-elle ajouté. J’ai eu peur quand les hommes se sont confessés. Là, c’est devenu réel. » Quand j’ai demandé à Liz si elle pensait que les viols auraient pu cesser plus tôt si les femmes avaient été prises au sérieux, elle a froncé les sourcils. La colonie n’avait-elle pas laissé les violeurs agir en liberté pendant quatre ans, en partie parce que certaines personnes disaient que ces crimes provenaient de l’« imagination débordante des femmes » ? Elle n’a pas répondu, comme perdue dans ses pensées.  On s’est engagées dans la cour d’une grande maison et je suis entrée tandis que Liz m’attendait à l’extérieur. C’est dans un séjour sombre que j’ai parlé avec Helena Martens, mariée et mère de onze enfants. Elle s’est assise sur un canapé et les rideaux sont restés fermés pendant qu’on parlait de ce qui s’était produit cinq ans plus tôt. Helena m’a raconté comment, un jour de 2008, elle avait entendu un sifflement en se couchant. Elle avait senti une drôle d’odeur puis s’était endormie. Elle se rappelle très bien s’être réveillée au milieu de la nuit, « un homme sur moi et d’autres tout autour, mais je ne pouvais pas lever les bras pour me défendre ». Elle est retombée dans un sommeil profond et le lendemain matin, son front la lancinait et ses draps étaient tachés. Les violeurs l’ont agressée à plusieurs reprises au cours des années suivantes. Helena a enduré de nombreuses complications médicales pendant cette période, dont une opération à l’utérus (le sexe et les questions liées à la reproduction sont un tel tabou chez les mennonites que les femmes n’apprennent jamais à nommer leurs parties intimes, ce qui a compliqué les descriptions des agressions). Un matin au réveil, elle souffrait tellement qu’elle a cru mourir, m’a-t-elle confié. Helena, comme les autres victimes de viol à Manitoba, n’a jamais eu l’opportunité de se confier à un thérapeute professionnel, mais elle dit qu’elle l’aurait fait volontiers si elle en avait eu l’occasion. « Pourquoi ont-elles besoin de voir un thérapeute, puisqu’elles n’étaient pas réveillées quand c’est arrivé ? » C’est ce que l’évêque de Manitoba, Johan Neurdorf, la plus haute autorité de la communauté, a dit à un reporter en 2009. Les autres victimes que j’ai rencontrées – celles qui se sont réveillées pendant les viols ainsi que celles qui ne se souviennent de rien – m’ont dit qu’elles aussi auraient aimé parler du traumatisme mais que c’était impossible, aucun thérapeute spécialisé en violences sexuelles ne parlant le bas allemand en Bolivie. Aucune des femmes à qui j’ai parlé ne savait que la communauté mennonite internationale, en particulier les groupes progressistes américains et canadiens, avaient proposé d’envoyer des conseillers parlant le bas allemand à Manitoba. Cela signifie qu’elles ne se doutent pas que ce sont les hommes de la communauté qui ont décliné l’offre. Des tensions existent depuis des siècles entre les dirigeants des vieilles colonies et leurs frères, moins respectueux des traditions ; les premiers rejettent régulièrement les tentatives de contact des seconds. Cette offre d’assistance psychologique a été perçue comme une nouvelle tentative, à peine voilée, de les encourager à abandonner leurs coutumes.

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Un des leader de la communauté de Manitoba.

Ce refus de la part des instances dirigeantes avait sans doute d’autres motivations, comme celle d’éviter que le traumatisme de ces femmes n’attire trop l’attention sur la communauté. On m’avait déjà expliqué que le rôle d’une femme dans une colonie conservatrice était de se soumettre aux ordres de son mari. Un prêtre local m’avait expliqué que les filles étaient scolarisées un an de moins que les garçons parce qu’elles n’avaient pas besoin de connaître les mathématiques, qui étaient enseignées aux garçons pendant leur année supplémentaire. Les femmes ne peuvent ni devenir pasteures, ni voter pour eux. Elles n’ont pas le droit non plus de se représenter légalement, comme l’a tragiquement révélé le scandale. Les plaignants au procès étaient cinq hommes, choisis parmi les maris et les pères des victimes. Pas les victimes elles-mêmes. J’essayais d’accepter cette répartition très tranchée des rôles à Manitoba, mais mon séjour m’a aussi fait découvrir toutes les nuances existantes. J’ai vu mari et femme partager les décisions prises à l’intérieur du foyer. Lors des réunions familiales du dimanche, les cuisines réservées aux femmes semblaient déborder de fortes personnalités et de rires bruyants alors que les hommes attendaient calmement à l’extérieur. J’ai passé de longs après-midi en compagnie de femmes libres, comme Liz et ses amies qui, comme toutes les jeunes filles du monde, se réunissent dès que possible pour se plaindre de tous les trucs chiants que leurs parents exigent d’elles et faire le point sur les dernières histoires d’amour. À l’époque des viols, ces moments durant lesquels les filles tissaient des liens entre elles leur offraient un vrai réconfort. Les victimes m’ont dit qu’elles se trouvaient du soutien auprès de leurs sœurs et de leurs cousines avant l’ouverture du procès. Les filles de moins de 18 ans dont les noms ont été cités au procès ont rencontré des psychologues, comme le requiert la loi bolivienne. Les documents de la cour soulignaient que chacune de ces jeunes filles avait montré des signes de dépression et leur recommandaient de suivre une thérapie à long terme. Pourtant, aucune d’elles n’a rencontré de spécialiste. Contrairement aux autres femmes qui ont pu trouver du réconfort auprès de leurs sœurs ou de leurs cousines, ces jeunes filles n’ont trouvé personne à qui parler après les évaluations gouvernementales. Dans son salon, Helena m’a expliqué que sa fille aussi avait été violée, bien que les deux femmes n’en aient jamais parlé. Sa fille, qui a 18 ans aujourd’hui, ne sait même pas que sa mère a subi le même traumatisme qu’elle. Dans les vieilles colonies, les viols couvrent les victimes de honte. Les parents des jeunes victimes de la communauté m’ont dit qu’il valait mieux ne plus en parler. « Elle était trop jeune » pour qu’on en parle, s’est justifié le père d’une autre victime, qui avait 11 ans au moment des faits. Lui et sa femme n’ont jamais expliqué à leur fille pourquoi elle s’était réveillée avec une telle douleur, un matin, ni pourquoi il avait fallu l’emmener à l’hôpital. Elle a été ballotée d’un examen à l’autre, soignée par des infirmières qui ne parlaient pas sa langue, et jamais personne ne lui a dit qu’elle avait été violée. « C’est mieux qu’elle n’en sache rien », a ajouté son père. Toutes les victimes que j’ai rencontrées m’ont dit qu’elles pensaient au viol au moins une fois par jour. Outre les confidences à leurs amies, c’est en se réfugiant dans la foi qu’elles ont pu dépasser la souffrance. Helena, par exemple – même si ses bras crispés et ses mouvements de souffrance semblaient dire l’inverse –, m’a assuré qu’elle avait trouvé la sérénité et a insisté : « J’ai pardonné aux hommes qui m’ont violée. » Elle n’était pas la seule dans ce cas. J’ai entendu le même son de cloche dans la bouche d’autres victimes, de parents, de sœurs, de frères. Certains m’ont même dit que si les violeurs condamnés reconnaissaient leurs crimes – ce qu’ils ont fait, dans un premier temps – et demandaient pardon à Dieu, la colonie demanderait au juge d’annuler leur peine. Ça me laissait perplexe. Comment un crime aussi infâme et prémédité pouvait-il être unanimement toléré ? Ce n’est que quand j’ai parlé au prêtre Juan Fehr, vêtu de noir de la tête aux pieds, que j’ai compris. « Dieu choisit les Siens par l’épreuve du feu, m’a-t-il dit. Pour aller au Paradis, il faut pardonner à ceux qui nous ont fait du tort. » Selon l’homme d’Église, la plupart des victimes pardonnaient d’elles-mêmes. Mais si une femme ne voulait pas pardonner, a-t-il ajouté, l’évêque Neurdorf, la plus haute autorité de Manitoba, lui rendait visite et lui expliquait « simplement » que si elle ne pardonnait pas, Dieu ne la pardonnerait pas.

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L'une des plus jeunes victimes à avoir parlé aux enquêteurs ; elle avait 11 ans au moment des faits. La plupart des victimes n'ont pas bénéficié d'un suivi psychologique. Selon les experts, elles souffrent de stress post-traumatique.

Les dirigeants de Manitoba encouragent également leurs concitoyens à pardonner les pratiques incestueuses. C’est une leçon qu’Agnes Klassen a apprise à ses dépens.
J’ai rencontré cette mère de deux enfants devant sa maison de deux pièces, près d’une autoroute dans l’est du pays, à une soixantaine de kilomètres de son ancienne résidence dans la colonie de Manitoba qu’elle a quittée en 2009. Je n’étais pas venue parler des viols, mais le sujet s’est inévitablement manifesté quand je suis entrée chez elle. « Un matin, quand je me suis réveillée, j’avais mal au crâne et il y avait de la poussière dans mon lit », a-t-elle raconté en parlant de l’époque où elle était encore à Manitoba. Elle n’avait jamais vraiment repensé à cette matinée depuis, et n’a pas pris part au procès : les criminels ayant été arrêtés, disait-elle, elle ne voyait pas de raison de se manifester. En fait, j’étais venue voir Agnes pour évoquer une autre période difficile de sa vie – l’inceste, donc – dont les origines sont assez floues. « Tout se mélange un peu », m’a-t-elle dit en évoquant ses souvenirs d’enfance et les trop nombreuses caresses qu’elle recevait de la part de plusieurs de ses huit frères aînés. « Je ne sais pas quand ça a commencé. » Agnes a grandi dans une famille de quinze enfants, dans la vieille colonie de Riva Palacios (sa famille a déménagé à Manitoba quand elle avait 8 ans). Elle raconte que ces agressions avaient lieu dans la grange, les champs ou la chambre que les enfants se partageaient. Ce comportement ne lui a semblé inapproprié qu’à l’âge de 10 ans, quand elle a reçu une bonne correction après que son père l’a surprise alors qu’elle se faisait caresser par l’un de ses frères. « Ma mère n’a jamais su trouver les mots pour me dire que j’avais été maltraitée, ou que ce n’était pas ma faute », se souvient-elle. Les attouchements ont continué malgré tout. À 13 ans, quand l’un de ses frères a tenté de la violer, elle a timidement tenté d’en avertir sa mère. Cette fois, sa mère a fait de son mieux pour la tenir à l’écart de son frère ; mais il a fini par la retrouver. Les agressions sont devenues de plus en plus courantes mais Agnes n’a pu se tourner vers personne. Les vieilles colonies n’ont pas de forces de police. Ce sont les dignitaires de l’Église qui sanctionnent les mauvaises conduites, mais les mineurs n’étant pas techniquement des membres de l’Église jusqu’à leur baptême (généralement vers 20 ans), les sanctions sont prises à l’intérieur des foyers. Il ne serait jamais venu à l’esprit d’Agnes de chercher de l’aide à l’extérieur de la colonie : depuis sa venue sur Terre, on lui a appris, comme aux autres enfants des vieilles colonies, que le mal rôde à l’extérieur. De toute façon, même si l’une d’elles rendait visite au monde extérieur, elle ne pourrait pas communiquer, les femmes et les enfants ne parlant que le bas allemand. « J’ai appris à vivre avec », a murmuré Agnes. Elle s’est excusée quand des sanglots ont interrompu son récit. C’était la toute première fois qu’elle racontait l’histoire en entier. Elle a ajouté que ces pratiques avaient cessé lorsque d’autres garçons s’étaient mis à la courtiser, et elle a considéré que tout cela appartenait au passé. Puis elle s’est mariée et a emménagé dans sa propre maison à Manitoba, où elle a donné naissance à deux filles. Des membres de sa famille se sont mis à abuser d’elles quand ils leur rendaient visite. « Ça leur arrivait à elles aussi », m’a-t-elle dit, suivant du regard les mouvements de ses deux petites filles blondes, qui jouaient à l’extérieur et passaient régulièrement devant la fenêtre. Un jour, sa fille aînée, qui n’avait pas 4 ans à l’époque, lui a dit que son grand-père lui avait demandé de mettre ses mains dans son pantalon. Agnes m’a affirmé que son père ne les avait jamais touchées, ses sœurs et elles, mais qu’il avait régulièrement agressé ses petites-filles, jusqu’à ce qu’elles quittent Manitoba avec elle (et il continue probablement d’agresser leurs cousines, restées dans la colonie). Un débat discret mais houleux agite depuis quelque temps la communauté mennonite internationale, qui se demande si les vieilles colonies n’auraient pas un problème d’inceste récurrent. Certains défendent les vieilles colonies en rappelant que des abus sexuels sont commis partout, et le fait qu’il y en ait à Manitoba prouve simplement que toute société peut être la proie de troubles sociaux. Mais d’autres personnes, comme Erna Friessen, la Canadienne mennonite qui m’a présenté Agnes, sont plus radicales : « Les violences sexuelles sont extrêmement répandues dans les vieilles colonies. » Erna et son mari ont participé à la fondation de la Casa Mariposa [la Maison Papillon], un refuge pour femmes et filles abusées dans les vieilles colonies. Situés près de la ville de Pailon, en plein cœur des terres des vieilles colonies, ils accueillent des missionnaires parlant le bas allemand, prêts à les aider ; seulement, peu de femmes sont déjà arrivées jusqu’ici. Outre la difficulté de faire connaître cet endroit aux femmes, Erna m’a rappelé que « venir à la Casa Mariposa signifie souvent abandonner sa famille et quitter le seul monde qu’on ait jamais connu ». Erna reconnaît que l’isolement de ces communautés ne permet pas de connaître les chiffres exacts, mais elle est catégorique : les abus sexuels y sont bien plus fréquents qu’aux États-Unis, par exemple, où une femme sur quatre subit une agression sexuelle avant ses 18 ans. Erna a passé sa vie dans ces groupes – elle est née dans une colonie mennonite du Paraguay, a été élevée au Canada et a passé les huit dernières années en Bolivie. Parmi toutes les femmes issues des vieilles colonies qu’elle a rencontrées, elle affirme qu’une grande majorité a été victime d’agression sexuelle. Pour elle, ces colonies sont « un terrain fertile pour les abus », en partie parce que la plupart des femmes qui y vivent sont élevées dans l’idée qu’il faut les accepter. « La première étape consiste toujours à leur faire reconnaître qu’elles ont été maltraitées. Elles ont subi ça, leur mère et leur grand-mère aussi, donc on leur a toujours dit de faire avec. » D’autres personnes travaillant sur le problème des agressions sexuelles dans les vieilles colonies confient que leur fréquence en fait un problème plus aigu que dans le reste du monde. « Ces filles et ces femmes n’ont aucune issue de secours », m’a dit Eve Isaak, psychologue clinicienne conseillère en addictologie et en gestion du deuil, et qui se rend régulièrement dans les vieilles colonies mennonites du Canada, des États-Unis, de Bolivie et du Mexique. « Dans n’importe quelle autre société, dès l’école primaire, un enfant sait que s’il subit des abus, il peut aller voir la police, un professeur ou n’importe quelle autre autorité. Mais, qui ces filles peuvent-elles aller voir ? » Ce n’était pas prévu à l’origine mais dans les vieilles colonies, l’Église s’est de facto substituée à l’État. « Les migrations des membres des vieilles colonies peuvent être vues non seulement comme un moyen de s’éloigner de la société, mais aussi comme un mouvement vers des pays qui les laissent vivre comme ils l’entendent », m’a affirmé Helmut Isaak, le mari d’Eve, pasteur et professeur d’histoire et de théologie anabaptistes au séminaire d’Asuncion, au Paraguay. Il explique qu’avant de migrer dans un nouveau pays, les membres des vieilles colonies y envoient une délégation chargée de négocier avec le gouvernement, afin d’obtenir un maximum d’autonomie, notamment dans le domaine du renforcement de la loi religieuse. En fait, l’affaire des viols en série est l’une des seules fois où une vieille colonie bolivienne a demandé une intervention extérieure. Les habitants de Manitoba m’ont dit qu’ils avaient remis le groupe à la police en 2009 parce que les pères et les maris des victimes étaient tellement en colère que les criminels risquaient de se faire lyncher. (Un homme d’une colonie voisine, soupçonné d’être impliqué dans une affaire similaire, s’était fait lyncher avant de succomber à ses blessures.) Les leaders des vieilles colonies auxquels j’ai parlé n’ont pas reconnu l’existence d’un problème d’agressions sexuelles récurrent et ont mis l’accent sur le fait que ces incidents étaient gérés en interne lorsqu’ils se présentaient. « [L’inceste] n’existe quasiment pas ici », m’a lâché le père Jacob Fehr, alors qu’on discutait sous son porche, un soir. Il m’a dit qu’en dix-neuf ans de service, il n’y avait eu qu’un seul cas d’inceste à Manitoba (un père et sa fille). Un autre prêtre n’a même pas reconnu l’existence de cet épisode. « Ils pardonnent un tas de trucs dégueulasses qui se passent tout le temps dans les familles », a dit Abraham Peters, le père du plus jeune des violeurs condamnés, Abraham Peters Dyck, actuellement enfermé dans la prison de Palmasola, dans la région de Santa Cruz. « Les frères avec leurs sœurs, les pères avec leurs filles. » Il m’a avoué qu’il pensait que son fils et les autres étaient tombés pour couvrir l’inceste généralisé existant dans la colonie de Manitoba. Abraham senior vit toujours à Manitoba. Il a envisagé de partir après le départ de son fils, parce que le reste de la communauté lui était hostile. Mais déménager sa famille de douze personnes s’est révélé plus difficile que prévu et il est resté. Avec les années, et malgré son avis sur l’arrestation de son fils, il a été réintégré à la vie de la colonie. Pour Agnes, viol et inceste sont les deux faces d’une même médaille. « Les viols, les agressions, tout est lié, m’a-t-elle dit. Ce qui était différent avec les viols, c’est qu’ils n’étaient pas commis par des personnes de la famille. C’est pour ça que les prêtres ont pris des mesures. » Les chefs de la communauté essaient évidemment de corriger les mauvais comportements. Prenons le cas du père d’Agnes : à un moment, les attouchements qu’il pratiquait sur ses petites-filles ont été dénoncés par les instances dirigeantes. Comme le veut la procédure, il a été convoqué par les prêtres et l’évêque qui lui ont demandé de se confesser. C’est ce qu’il a fait, et il a été excommunié, ou plus exactement exclu de l’Église pour une semaine, après quoi on lui a offert une deuxième chance, à condition qu’il ne recommence pas. « Il a continué », a dit Agnes à son sujet. « Il a juste appris à le faire plus discrètement. » Elle a ajouté qu’elle ne faisait pas confiance « à quiconque prétend avoir changé de vie en une semaine, pas plus qu’à un système qui autorise de tels comportements. » Quand un agresseur est excommunié puis réintégré, la direction de l’Église estime que le problème est réglé. Si cette personne persiste dans ses actes et refuse de se repentir, elle est excommuniée à nouveau et bannie à vie, cette fois. Les chefs demandent au reste de la colonie d’isoler la famille, l’épicerie refusera de lui vendre quoi que ce soit, ses enfants seront chassés de l’école. Finalement, la famille n’aura pas d’autre choix que de partir. Ce qui signifie bien entendu que les victimes partent avec leurs agresseurs. Pourtant, ce ne sont pas les agressions sexuelles répétées qui ont précipité le départ d’Agnes et de sa famille en 2009. C’est le fait que son mari ait acheté une moto, acte pour lequel il a été excommunié et qui a mis sa famille au ban de la communauté. Quand leur nouveau-né s’est noyé dans un abreuvoir à vaches, les dirigeants de la communauté ont interdit au mari d’Agnes d’assister à l’enterrement de son propre fils. C’est là qu’ils ont décidé de quitter Manitoba pour de bon. Au final, on dirait que le fait de conduire une moto est un affront bien plus grand que tout ce que ses frères et son père ont infligé à Agnes et ses filles, ainsi que que toutes les souffrances que les filles de la communauté ont endurées. Maintenir la cohésion d’une colonie comme Manitoba est de plus en plus difficile aujourd’hui. Agnes et sa famille ne sont pas les seules à avoir fui. La ville voisine de Santa Cruz est peuplée de familles mennonites que le mode de vie des vieilles colonies a épuisées – et la situation a peut-être atteint un point critique.

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Johan Weiber, adossé à son pick-up. Il est le chef de file d'un groupe de dissidents mennonites.

"On ne veut plus en faire partie », m’a dit un jeune père, Johan Weiber, quand je lui ai rendu visite chez lui, à Manitoba. Johan et sa famille sont l’une des treize familles qui vivent toujours dans la colonie mais qui ont officiellement quitté l’Église de la vieille colonie. Ils ont répété qu’ils voulaient partir pendant longtemps – ils avaient même des véhicules – mais que les dirigeants de la colonie de Manitoba avaient refusé de les dédommager pour les terres qu’ils s’apprêtaient à abandonner. Ils ont donc décidé de créer leur propre Église dissidente, à Manitoba. « Nous quittons l’Église de la vieille colonie et créons la nôtre parce que nous avons lu la vérité », m’a dit Johan. Et par « vérité », il entend la Bible. « Ils nous disent de ne pas lire la Bible, parce que si on la lit, on se rend compte qu’à aucun moment elle ne dit que les cheveux d’une femme doivent être coiffés de telle manière », m’a-t-il dit, adossé à son pick-up blanc, tandis que sa fille jouait dans la cour. Je m’interrogeais sur les spécificités de l’instruction religieuse à Manitoba et je me suis donc rendue dans l’une des trois églises en briques de la colonie pour assister à la messe, un dimanche. J’ai vite compris que la cérémonie solennelle d’une heure et demie n’était pas une priorité. Les chefs de famille y vont peut-être deux ou trois fois par mois, mais la pluparts’y rendent encore moins régulièrement. Le programme scolaire des enfants se fonde sur des passages de la Bible, mais si on exclut les vingt secondes de prière silencieuse, avant et après chaque repas, il n’y a pas de moment dédié à la prière ou à l’étude de la Bible pour les adultes des vieilles colonies. Selon Helmut, l’historien mennonite, « beaucoup de gens ont perdu leur culture biblique ». Il m’a expliqué qu’avec le temps, les mennonites n’ayant plus à défendre leur foi contre leurs persécuteurs en permanence, d’autres préoccupations d’ordre plus pratique s’étaient imposées. « Pour survivre, ils doivent passer leur temps à travailler. » Le résultat, c’est un déséquilibre flagrant des pouvoirs : les petits groupes à la tête de l’Église dans les vieilles colonies sont devenus les seuls interprètes de la Bible. Et celle-ci faisant force de loi, les dirigeants utilisent leur maîtrise des Écritures pour inculquer l’ordre et l’obéissance. Les prêtres rejettent cette critique : « Nous encourageons tous nos membres à savoir ce qui est écrit dans les Saintes Écritures », m’a assuré le ministre Jacob Fehr, un soir. Mais, en privé, les habitants reconnaissent qu’on les dissuade d’organiser des séances d’étude de la Bible ; aussi, les livres sont écrits en haut allemand, langue que les adultes ne maîtrisent pas toujours, les versions en bas allemand étant parfois interdites. Dans certaines vieilles colonies, ceux qui s’intéressent de trop près aux Écritures risquent l’excommunication. C’est pourquoi Johan Weiber représentait une menace bien réelle – il effrayait les dirigeants et la communauté dans son ensemble. Il leur a aussi remémoré le passé houleux des vieilles colonies. « C’est exactement ce qui s’est passé au Mexique, et c’est pour ça que nous sommes venus [en Bolivie] », m’a dit Peter Knelsen, un sexagénaire installé à Manitoba après avoir quitté le Mexique avec ses parents, à l’adolescence. Le gouvernement mexicain n’était pas le seul à menacer les vieilles colonies de les réformer : un mouvement évangélique interne à la colonie cherchait à « changer notre mode de vie », comme le dit Peter, qui m’a expliqué que dans cette colonie du Mexique aussi, des dissidents avaient tenté de construire leur propre Église. Les vieux colons de Bolivie ont échappé à ce genre de conflits internes pendant quarante ans. Mais la tentative de Johan Weiber de construire sa propre église – il a aussi cherché à acquérir un terrain pour construire sa propre école, indépendante – est, pour Peter et les autres, synonyme d’« apocalypse » imminente. Les tensions ont failli exploser en juin, après mon séjour, lorsque le groupe de Johan a posé les fondations de son église. Peu après le début des travaux, plus d’une centaine de résidents de Manitoba sont venus sur le site pour tout déconstruire, brique après brique. « Je pense qu’on va avoir beaucoup de mal à maintenir la colonie intacte », a conclu Peter. Les Manitobains savent déjà quoi faire si le fossé continue de se creuser et qu’une crise éclate. Il y a des siècles, les premiers mennonites européens persécutés ont dû faire un choix : fuir ou combattre. Pour respecter leur vœu de pacifisme, ils ont fui – et c’est ce qu’ils ont toujours fait depuis. Les chefs de Manitoba espèrent ne pas en arriver là. Certainement parce que la Bolivie est l’un des derniers pays qui les laisse vivre comme bon leur semble. Pour le moment, le pasteur Fehr dit qu’il prie : « Tout ce qu’on veut, c’est que [le groupe de Weiber] quitte la colonie : on veut juste qu’on nous laisse tranquille. »

Heinrich Knelsen Kalssen, un des violeurs, est escorté hors de la salle d'audience par la police à Santa Cruz, Bolivie..

J

’ai eu un choc lors de mon dernier jour à Manitoba. « Vous savez que ça continue, hein ? » m’a dit une femme avec qui je buvais un verre d’eau glacée, devant sa maison. Il n’y avait aucun homme à l’horizon. J’espérais d’abord une erreur de traduction, mais mon interprète en bas allemand m’a assurée du contraire. « Les viols, avec le spray – ils continuent », a-t-elle repris. Je l’ai bombardée de questions : lui était-ce arrivé, connaissait-elle les auteurs, quelqu’un savait-il que ça continuait ? Elle m’a assuré que non, qu’ils n’étaient pas revenus chez elle, mais chez une cousine. Elle m’a dit qu’elle était à peu près sûre de leur identité mais qu’elle ne souhaitait pas donner de noms. Et que oui, les habitants de Manitoba, dans l’ensemble, savaient que l’arrestation du premier groupe de violeurs n’avait pas mis un terme à ces pratiques. J’avais l’impression d’être prise dans une étrange spirale temporelle : après des dizaines d’entretiens avec des personnes me disant que tout était rentré dans l’ordre, je ne savais pas s’il s’agissait de potins, de rumeurs, de mensonges ou – pire – de la réalité. J’ai consacré le reste de la journée à tenter par tous les moyens d’avoir la confirmation de cette information. Je suis retournée voir beaucoup de familles que j’avais déjà interviewées et la plupart ont admis, un peu honteusement, avoir entendu les rumeurs et ont reconnu qu’elles étaient sans doute fondées. « Mais ce n’est clairement pas aussi fréquent qu’avant », m’a dit un jeune homme dont la femme avait été violée lors de la première vague d’agressions, en 2009. « [Les violeurs] sont beaucoup plus prudents qu’avant – mais ça continue. » Il m’a dit que lui aussi avait des soupçons sur l’identité des criminels, mais qu’il ne souhaitait pas les partager. Plus tard, lorsque Noah Friedman-Rudovsky, qui a fait les photos de cet article, s’est rendu à Manitoba, cinq personnes (trois habitants de la colonie, un procureur de la région et un journaliste) ont déclaré publiquement avoir entendu des rumeurs selon lesquelles les viols se poursuivaient. Les personnes à qui j’ai parlé disent qu’elles n’ont aucun moyen d’arrêter les agressions supposées. Il n’y a aucun représentant des forces de l’ordre dans les environs, personne ne prendra les devants et aucune force d’investigation n’étudiera ces accusations. Dans la colonie, chacun est libre de dénoncer quelqu’un aux prêtres, mais les crimes sont gérés selon un code de l’honneur : si un criminel n’est pas prêt à reconnaître ses péchés, la question est de savoir qui croire, la victime ou l’accusé. Et les femmes de Manitoba savent déjà comment ça se passe. Les colons m’ont affirmé que la seule défense consistait à installer de meilleurs cadenas ou des barreaux aux fenêtres, ou de grosses portes métalliques, comme celle derrière laquelle j’avais dormi durant mon séjour. « On ne peut pas installer de lampadaires ni de caméras », m’a dit le mari de l’une des victimes, ces deux technologies n’étant pas autorisées. Ils pensent que pour que les agressions cessent, il faudra, comme la première fois, surprendre quelqu’un sur le fait. Il a repris : « Il ne nous reste plus qu’à attendre. » Lors de cette dernière journée, avant de quitter Manitoba, je suis retournée voir Sara, la femme qui s’était réveillée avec de la corde autour des poignets il y a près de cinq ans. Elle aussi avait entendu les rumeurs, m’a-t-elle dit dans un profond soupir. Sa famille et elle ont emménagé dans une nouvelle maison après l’arrestation des neuf violeurs en 2009. Elle m’a dit qu’elle se sentait mal que d’autres personnes traversent les horreurs qu’elle avait vécues, mais qu’elle ne pouvait rien y faire. Après tout, sa vie terrestre, comme celle des autres mennonites, était destinée à la souffrance. Avant de me quitter, elle m’a confié ce qu’elle considérait être des mots de réconfort : « Ce sont peut-être les plans de Dieu. » LES VIOLS FANTÔMES DE BOLIVIES, version intégrale 

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