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LE NUMÉRO « FICTION 2013 »

Faillir être flingué

« Lorsque Elie eut juré, sacré, craché par terre et grogné tout son saoul, il se résigna à son sort qui n’était que justice puisqu’il avait oublié le seul principe valable en ce monde, acquis dans les bars les plus fameux : on peut tout perdre au jeu...

Gravures : Marion Duquesne

L

orsque Elie eut juré, sacré, craché par terre et grogné tout son saoul, il se résigna à son sort qui n’était que justice puisqu’il avait oublié le seul principe valable en ce monde, acquis dans les bars les plus fameux : on peut tout perdre au jeu sauf son cheval. Parce qu’il faut tout de même une monture pour détaler d’un saloon à la vitesse généralement requise à ce stade de la partie. Comme il avait compris qu’il devait abandonner sa monture dans les montagnes s’il voulait sauver sa peau et se tirer des pattes de Quibble, il aurait dû se souvenir de ce premier principe quand il était près du feu avec ce type taciturne assis sur ses sacoches, qu’il soupçonnait d’avoir un tour de main un peu particulier avec ses dés ou des dés un peu particuliers, il n’arrivait pas à se décider. Qu’il soupçonnait en tout cas, le plus sérieusement du monde. Maintenant, il était revenu à son point de départ ou presque. La seule différence, c’est qu’il était plus loin de la planque que lorsqu’il était tombé sur l’aubaine du cheval attaché tout seul dans un petit bois discret. Bien sûr, il avait beaucoup avancé depuis qu’il s’était éclipsé de la grotte en pleine nuit en se glissant dehors comme un de ces foutus crotales, mais ayant appris à connaître l’esprit obtus de Quibble et de sa bande de crétins, il n’était pas absolument convaincu de sa sécurité immédiate et il se serait senti plus à l’aise accompagné d’un cheval. Pourquoi avait-il fallu qu’il pousse le jeu aussi loin avec cette escorte de diligence inventée au pied levé parce qu’il avait vu quoi ? Une jeune femme bien mise qui n’avait l’air ni d’une pute ni d’une puritaine. Sur-le-champ, il avait décrété que la piste jusqu’à cette ville qu’elle désirait atteindre – et pourquoi ? – qui n’était une ville que si l’on voulait bien croire à son développement à venir, sur-le-champ, il l’avait décrétée peu sûre voire dangereuse en raison des tribus hostiles qui sillonnaient la région. Ce en quoi il ne se trompait pas puisqu’ils devaient tomber trois heures plus tard sur la bande de Quibble qui les dépouilla de tout ce qu’ils portaient, y compris les montres de gousset et les petits parapluies. La bande était bien organisée. Elie, sur le qui-vive, avait fait signe à Miss Craig, elle se prénommait Arcadia mais ses amis l’appelaient Arcie, de rester calme et d’obtempérer. Qu’on se rattraperait plus tard. Et de fait, personne n’avait opposé de résistance quand ils avaient dévalisé l’intérieur du coche. Mais lorsque Quibble et un de ses gars avaient grimpé sur le plateau après avoir viré le conducteur de l’impériale à coups de bottes, Arcadia était vivement descendue de la voiture et avait dit aux deux bandits qu’ils pouvaient jeter un œil dans la grosse cabine noire haute comme un homme mais que s’ils posaient les mains sur ce qu’elle contenait, elle les retrouverait et fouillerait dans leur sang et fourgonnerait dans leurs tripes de façon à ce qu’il leur en cuise à tous jusqu’à la septième génération et plus loin. Elle avait fait cette déclaration avec tant d’aplomb que la menace évoquait la malédiction des pharaons sur les pilleurs de tombes ou les charmes indiens qu’on entendait maugréer dans la plaine par les nuits sans lune, un genre dont tout le monde se méfiait dans les parages, les anciens cow-boys en particulier. Quibble avait craché sa chique rouge à ses pieds et aussitôt ouvert la malle en question en faisant voler son couvercle. Arcadia avait légèrement fléchi les genoux en le regardant faire et une de ses grandes mains était remontée l’air de rien sur le côté de sa robe vers sa hanche. Elie, qui voyait tout ça, n’aurait pas parié pour sa part qu’elle n’y avait pas une poche. Quibble avait ouvert un peu plus les yeux quand il avait vu ce que contenait la malle. Il avait froncé les sourcils, s’était penché pour attraper une espèce de baguette qu’il avait fourrée dans son dos et coincée dans sa ceinture, puis il avait refermé la cabine d’un grand coup de pied. Arcadia avait tressailli en entendant le son caverneux que ce geste avait provoqué mais sa main droite était redescendue le long de sa jambe. Quibble avait craché à nouveau devant ses pieds en sautant dans la diligence avec toutes les frusques qu’il avait pu trouver dans les autres bagages. Il avait sifflé entre ses dents, sa troupe s’était rassemblée, ils avaient piétiné quelque temps puis s’étaient tout à coup volatilisés dans la poussière en criant de joie et en tirant des coups de feu. Un gros monsieur qui jusque-là n’avait pas bougé s’était mis à tousser violemment dans un mouchoir de satin violet. Il en pleurait. Elie s’était approché d’Arcadia et lui avait demandé si elle se sentait bien. Elle l’avait regardé dans les yeux un long moment, il en avait été tout bouleversé, avant de répondre qu’elle se sentirait mieux si on pouvait lui rapporter son archet sans lequel elle ne pouvait pas jouer à fond de toutes ses cordes. Elie n’avait presque rien compris à la réponse, si ce n’est qu’une occasion lui était offerte de rentrer dans les bonnes grâces d’Arcadia. Aussi vite qu’il avait inventé sa fonction d’escorte quelques heures auparavant, il avait fait tourner son cheval et il était parti au galop derrière la troupe de Quibble en lui promettant de revenir avec sa baguette, qu’elle l’attende à la ville. Il s’était mis à la poursuite des voleurs, au galop, puis au pas, puis à nouveau au galop. Il les avait suivis au son, puis à la trace. Et les bandits l’avaient emmené derrière eux jusqu’à leur planque, en lui faisant traverser, à son grand regret, plus de la moitié d’un désert de pierre.

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La chevauchée avait duré près de huit heures, durant lesquelles Elie avait eu le temps de penser à sa situation et par ailleurs de trouver le métier de voleur de grand chemin plutôt rude. Tant de route sous la chaleur pour une once d’or et quelques articles de mercerie ! Un travail honnête, à fatigue égale, eût été plus rentable. Il en avait conclu que la bande de Quibble manquait à la fois d’envergure et d’ambition, ce qui lui avait procuré sur le coup un certain soulagement. La bande avançait de front parmi des rochers qui variaient subtilement de couleur et de taille au fil des heures. Le bruit de sabots de leurs chevaux avait une présence considérable. Le moindre roulement de pierre sonnait comme une détonation. Elie avait marché avec mille précautions, il avait essayé de prendre des repères mais il savait que les roches changeaient de visage avec la lumière. Il avait espéré que les lichens rouges indiquaient bien le nord. Il avait espéré surtout qu’ils ne poussaient pas sur toutes les faces des rochers et qu’ils lui permettraient de prendre la direction opposée à celle de la planque quand il aurait réussi à se carapater. Enfin, alors que le jour baissait, ils avaient fini par approcher. La planque était dotée d’un guetteur qui se tenait entre des blocs énormes à l’entrée d’une gorge. Par chance, un des gars l’avait salué en passant et lui avait ainsi indiqué sa position. Elie avait mis pied à terre et caché son cheval dans une dépression. Il s’était glissé sur la pente où était perché le vigile et il était monté en diagonale hors de son champ visuel. En prenant bien soin d’enchaîner des mouvements dynamiques furtifs et de longues pauses à couvert. L’homme ne s’était aperçu de rien. Il n’avait même pas levé les yeux vers la pierre qui lui avait écrasé la tête. Elie avait ensuite remonté la gorge dans une relative tranquillité. Les sabots des chevaux lui indiquaient le mouvement des cavaliers. Il avait suivi le défilé qui s’étrécissait de plus en plus au point de n’être plus qu’un boyau. Les chevaux avaient été laissés en rang d’oignons dans ce qui semblait être un cul-de-sac et les hommes s’étaient glissés un par un au travers d’une faille si mince qu’Elie fut surpris que Quibble puisse y passer. À part cette fissure, le mur de roche était tellement homogène qu’il ne perçut plus rien de leur activité une fois qu’ils l’eurent traversée. Il attendit devant, une bonne demi-heure, pour voir si quelqu’un ressortait, avant de s’y glisser à son tour. La nuit était tombée et ce fut sa chance car le passage ouvrait sur une sorte d’arène à ciel ouvert dans laquelle il aurait difficilement pu passer inaperçu autrement. Et par hasard, les hommes lui tournaient le dos, occupés tous autant qu’ils étaient à fourrager dans une cavité sur le côté opposé au sien. Elie ne fit aucun calcul, il se colla sur la paroi et n’en bougea plus. Et durant tout leur festin, il y resta incorporé. Car de la grotte dans laquelle beaucoup, beaucoup plus tard, ils devaient enfin entrer pour cuver leur nuit, ils tirèrent des bouteilles et des quartiers de viande et des cartes, et des histoires salaces et des histoires à dormir debout. Dans un moment d’inspiration, Quibble sortit la baguette d’Arcadia de son caleçon et mima avec toutes sortes de grimaces un joueur de violon déchaîné dans un bal des Appalaches. Ses hommes le regardèrent d’abord avec des yeux ronds avant de s’esclaffer en se tapant sur les cuisses, puis dans les mains, les pieds battant bientôt la mesure, pour finir par chanter et danser ensemble par couples ou par rangées de façon complètement extravagante du point de vue d’Elie. Le violoneux était si bon que même sans son violon, il les fit sauter et piailler la moitié de la nuit. Elie avait parfois l’impression qu’il aurait pu se joindre à eux sans déclencher la moindre réaction. Il s’en abstint cependant, attendant patiemment que les feux s’éteignent. Quand ils furent tous à ronfler dans la grotte, il y entra comme un Sioux. Ses yeux étaient habitués à l’obscurité, il repéra tout de suite Quibble qui faisait la plus grosse bosse sous sa couverture, et vit aussi que l’archet était couché avec lui. Elie ne prit pas de gants. Armé d’une lourde pierre, il se dirigea vers le dormeur, l’assomma en ramenant la couverture sur sa tête pour étouffer le bruit et tira vite l’archet de là-dessous. Aussitôt, il refit corps avec la paroi rocheuse. Les hommes étaient dans un tel état de fatigue que le rythme de leurs ronflements ne fut pas modifié. Elie s’éclipsa comme il était venu. Passer la faille dans l’autre sens fut un réel plaisir. Mais à ce stade, il joua de malchance car un des gars de la bande qui n’avait pas pris part à l’expédition contre la diligence, rentrait de mission.

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Il était dans le boyau au moment où Elie franchissait la porte de pierre, à mi-chemin entre les montures et l’entrée du canyon. Elie sauta sur la croupe d’une bête qui renâcla, il se mit debout sur son dos puis grimpa sur la roche. Il s’écorcha les mains en montant mais il parvint assez vite à poser le pied sur un bourrelet rocheux qui lui permit de se retourner et de faire face au vide. Il vit arriver le type, rendu méfiant par l’agitation du cheval. Tassé sur le rocher, il cessa de respirer mais son regard pesa sur la nuque de l’homme aux aguets qui leva la tête et le vit. Avant qu’il n’ait pu dégainer complètement, Elie lui sauta dessus. La chute les sonna tous les deux, le coup partit, les chevaux s’affolèrent, et le boyau devint tout à coup aussi sonore que l’intérieur d’une caisse claire. Le temps qu’Elie se secoue et se tire jusqu’à l’autre extrémité de la gorge, les gars de Quibble étaient sur pied et sortaient de la roche comme des cafards. Elie, à l’air libre, fut un instant désorienté. Il entendait derrière lui les pas précipités qui se rapprochaient. Il tournait la tête dans tous les sens sans parvenir à retrouver l’endroit où il avait trop bien caché sa monture. À bout de ressource, il prit le parti de monter à nouveau à la roche, juste au-dessus de l’entrée du canyon et juste avant que ne débouche de là la troupe au complet, Quibble en premier, le visage couvert de sang. Les gars s’élancèrent dans la nuit comme des fous. Elie crut un instant que sa bonne fortune lui revenait mais un sifflement perçant déchira les ténèbres en même temps que ses espoirs : Quibble venait de trouver son cheval. Ils freinèrent tous des quatre fers et rejoignirent leur chef au galop. D’où il était, Elie entendait tout. Il fut décidé qu’il était inutile de poursuivre les recherches, il suffisait d’attendre l’intrus au pied de sa monture. Elie faillit tomber de son rocher. Trois hommes furent désignés pour ce travail, avec la promesse qu’on les brûlerait vifs s’ils échouaient à l’attraper. Ils prirent leur faction autour du cheval, fusil en main, bien décidés à ne pas mourir dans les flammes, Elie en aurait pleuré. L’aube n’était plus très loin lorsqu’il se résigna à abandonner son cheval et à entreprendre à pied la longue route qui l’attendait dans cet environnement semi-désertique qu’il avait pu apprécier à l’aller. Quand il descendit de la roche verticale pour poser le pied sur la poussière rocailleuse du sol, sombres étaient ses pensées. Il avait beaucoup risqué et beaucoup perdu en une nuit pour un archet qui lui semblait un peu trop grand. Mais peut-être n’étaient-ce que la soif et la faim qui commençaient à faire sentir leurs effets. Il marcha des heures et des heures sous un soleil heureusement voilé. Des heures parmi les cailloux, dans les cailloux, en suçant des cailloux. Il était à moitié pétrifié lorsque la première végétation apparut sur un gros caillou. Il suivit toutes les choses vertes qui poussaient de loin en loin puis de façon plus rapprochée, et il finit par arriver à un trou d’eau large comme la main qui lui rendit sa souplesse. Ensuite de quoi, la grande roue de la vie avait à nouveau tourné à son avantage. Il y avait eu le bois, puis, le cheval dans le bois et alors Elie s’était arraché aux cailloux, à la terre, sur une monture pleine de force et de sang qui avait fendu les airs en criant sous ses coups d’archet. C’était du moins le souvenir qu’il en gardait, ainsi que d’avoir battu une abeille à la course à cette occasion. À cet instant, Elie entendit un étrange vrombissement dans son dos mais il ne sentit l’Indien que lorsqu’il fut plaqué au sol, ceinturé par l’arrière, une main sur la bouche. Il se raidit d’un bloc, puis se débattit de toutes ses forces comme un animal pris au piège avant de s’immobiliser complètement. Si l’Indien avait voulu le tuer, il serait déjà mort. Le nez dans la terre du sous-bois, il tendit l’oreille à l’instar de l’homme qui le tenait fermement et dont il sentait l’attention. Il n’entendait rien de particulier. Le torrent coulait en contrebas, un vent modéré jouait avec les feuilles des trembles, des mouches tournaient et inspectaient la terre fraîchement remuée par le choc de leur rencontre. Elie ne percevait rien de plus mais la tension dans le corps de l’Indien ne diminuait pas. Un grand corbeau cria au-dessus d’eux et à ce moment, l’Indien se renversa sur le côté en raffermissant sa prise sur Elie, se servant de lui comme d’un bouclier qui vit descendre sur eux du haut des arbres, un guerrier maquillé de vermillon, brandissant une masse de pierre. Elie donna un coup de reins désespéré pour dégager la place et entraîna son agresseur qui ne le lâchait pas en roulade sur la pente. Ils dévalèrent à toute vitesse en sautant des talus et des trous de terriers jusqu’à ce qu’un arbre arrête violemment leur course. Elie entendit la colonne vertébrale de l’Indien se briser en même temps que se relâchait la pression autour de son sternum. Il se releva en soufflant du fond de ses poumons et continua de dévaler la pente sur ses pieds vers le torrent. Les pierres roulaient sous ses pas, sa course partait dans de longues glissades, il sentait l’ennemi à ses basques, ses jambes étaient comme les pistons d’une machine incontrôlable. Même s’il l’avait voulu, il n’aurait pas pu s’arrêter. Lorsqu’il vit le groupe d’Indiens dans le coude du torrent sur lequel il fonçait, il redoubla de vitesse et se mit à hurler à l’octave comme s’il avait fait ça toute sa vie et découvrit la nature et la puissance de son cri de guerre en même temps que les Pawnees qui le regardaient descendre en se déplaçant pour former un cercle par lequel il devrait passer.

Lorsqu’il traversa l’espace des guerriers, tous ses poils étaient dressés, il était électrisé, prêt à se battre au-delà du carnage. Il en avait presque occulté son poursuivant. Il le vit en se retournant, reconnut le vermillon sur sa face, nota qu’on les regardait sans intervenir et lui sauta à la gorge. L’Indien esquiva et jeta son arme en avant, elle l’atteignit au côté. Elie se déporta et reprit son équilibre, plus lucide qu’avant le coup. L’Indien hurla en secouant sa masse et alors qu’il fonçait à l’attaque, Elie chargea comme un bélier, la tête la première, en plein dans le ventre. Le choc assit l’Indien, souffle coupé, pendant qu’Elie roulait par-dessus lui, se rétablissait et lui envoyait un fabuleux coup de pied dans la nuque. On entendit claquer les mâchoires de l’Indien. Ses yeux se révulsèrent, il oscilla un instant en bavant et tomba en arrière. Alors, Elie poussa à nouveau son cri de guerre. Et les Pawnees autour de lui l’accompagnèrent. On lui tendit un couteau. Il n’eut pas besoin d’explication. Il se dirigea vers sa victime, lui trancha la gorge, et tandis que le sang coulait, vermillon, il incisa un cercle de dix centimètres de diamètre au sommet de son crâne et tira verticalement sur la poignée de cheveux qu’il contenait. Le scalp vint tout seul. Il le brandit et le montra autour de lui et une fois encore, son exploit fut salué. Les guerriers lui firent comprendre par signes que leur campement était établi plus loin dans les bois. Qu’il était réduit parce qu’il avait été attaqué par surprise par leurs ennemis. Un des hommes frappa le cadavre à terre avec sa lance. Ils ajoutèrent qu’ils avaient volé leurs chevaux, presque tous. Et qu’il était invité à les suivre, comme allié, pour fumer une pipe et fêter sa victoire. Le scalp qu’il avait obtenu était apparemment d’une valeur non négligeable. Elie accepta l’invitation mais demanda un instant. Il avait quelque chose à récupérer dans les bois. Il ne mentionna pas l’Indien qui gisait brisé au pied de l’arbre qui avait arrêté leur chute et qui était des leurs. Le scalp à la ceinture, il remonta la pente et ramassa l’archet où il était tombé au moment de l’attaque. Lorsqu’il redescendit avec, les Indiens l’examinèrent attentivement. Il passa de main en main et fit l’objet de bien des commentaires dont Elie ne saisit rien. Enfin, ils le lui rendirent en hochant la tête. Et ils se mirent en route vers le village. Il était camouflé au cœur du bois, dans une cuvette calcaire. Aucun feu ne réchauffait la petite dizaine de tentes qui s’étaient installées là. Il régnait une atmosphère de tristesse, lourde et froide comme un brouillard. Mais les femmes s’activaient et restauraient ce qui pouvait l’être. De nouvelles perches venaient d’être taillées. On cousait ensemble des pièces de peaux déchirées pour reconstituer des parois éventrées. De la viande séchait sur des piques et sur des claies. Deux vieux hommes fumaient à l’entrée du village, enveloppés dans leur couverture. Et quelques chiens recommençaient d’aboyer. Les guerriers lancèrent un cri avant de descendre, suivis d’Elie, qu’ils présentèrent à la cantonade bien avant d’arriver au centre du village. Les hommes présents, les deux vieux fumeurs en premier, vinrent le voir et examinèrent le scalp qu’il portait toujours à sa ceinture. Certains le touchèrent du bout des doigts. Puis on le toucha lui, du bout des doigts, et ensuite l’archet, qui repassait de main en main et qu’il ne quittait pas des yeux. Puis on l’emmena dans une tente. On le fit manger. On le fit fumer. Les Indiens palabrèrent. Enfin, une femme allongea pour lui une robe de bison et lui tendit un oreiller en peau bourré de plumes et orné de perles. Elie n’avait jamais rien vu d’aussi beau. En se couvrant, il revit en esprit la femme shoshone qui l’avait accueilli dans sa tente pour une nuit dont le souvenir, sauvage et doux comme un rêve, ne l’avait jamais quitté. Les délices de cette vie étaient indéniablement de ce côté-là du monde. Il s’endormit sans s’apercevoir qu’il tenait l’archet dans sa main, tout contre lui.

Le nouveau livre de Céline Minard, Faillir être flingué, sortira fin août aux éditions Rivages

L'interview de Céline Minard ici