Une nuit dans l’un des derniers cybercafés de Paris ouverts 24H/24
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reportage

Une nuit dans l’un des derniers cybercafés de Paris ouverts 24H/24

Interactions hasardeuses, sandwichs triangle et crises de colère : six heures de ma vie au royaume du jeu en réseau.
Paul Douard
Paris, FR

« Mais putain ! La kalash' est complètement cheatée ! » hurle un homme dans la salle, visiblement dépité d'avoir pris une balle en pleine tête alors qu'il était sur le point de désamorcer une bombe. Personne ne réagit et chacun reste concentré, les yeux rivés sur son écran, comme moi. Je commence à lutter pour maintenir mes yeux ouverts, et des fourmis envahissent progressivement mon poignet droit. J'ignore si ces symptômes sont dus au stress, ou s'il faut blâmer le confort rudimentaire de l'endroit où je me trouve. Il y fait excessivement chaud, l'odeur environnante est aussi fétide que celle d'un vestiaire de foot surpeuplé, et la présence féminine est proche du néant. Il est environ trois heures du matin, et cela fait déjà quatre heures que je suis dans le sous-sol de l'un des derniers cybercafés parisiens ouvert 24 heures sur 24.

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La plupart des gens nés après 1990 estiment probablement que les cybercafés sont un refuge pour pauvres, pour nerds asociaux ou pour pédophiles. Et ils n'ont pas entièrement tort, même s'il serait profondément injuste de les résumer ainsi. Au cours de mon adolescence, le cybercafé était le seul moyen de se retrouver entre potes et de jouer pendant des heures sans avoir à subir les passages répétés d'un quelconque parent soucieux. Quand je parle de « cybercafé », je veux bien entendu parler de ces immenses salles où il est possible de jouer à des jeux vidéo dignes de ce nom. N'entrent donc pas dans cette catégorie les « points internet » sordides qui cumulent au maximum cinq ordinateurs vétustes avec des souris qui collent aux mains, et des voisins qui regardent des vidéos libidineuses entre deux photocopies. Désireux de retrouver l'euphorie des « soirées cyber » de mon adolescence, j'ai passé une bonne partie de ma nuit au Milk, qui se targue d'être « le plus grand cybercafé de France ».

Il est 23 heures sur le boulevard Sébastopol, et les quelques décilitres de bière qui circulent encore dans mon sang parviennent à me faire oublier le froid extrêmement pénible de cette période de l'année. La devanture de l'enseigne clignote « 24/24 », et quelques jeunes hommes fument une cigarette devant une porte automatique partiellement explosée. À l'entrée se trouve un guichet tenu par un homme qui porte des tongs de piscine, flanqué d'un agent de sécurité (« Juste au cas où », me confiera-t-il plus tard). Il y a évidemment quelques distributeurs de nourriture, lesquels contiennent sandwichs triangle, boissons énergisantes et gâteaux. À côté se trouve un petit espace qui semble plutôt réservé aux personnes qui cherchent un lieu où imprimer leur CV et ne laisse donc rien transparaître sur la teneur principale de cet établissement. Une façade, en somme. Car c'est bien au sous-sol que les choses deviennent intéressantes.

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Après m'être acquitté de quelques euros, je descends l'escalier et me retrouve au beau milieu d'une immense salle peuplée d'une centaine de gamers aux casques vissés sur la tête. La salle est relativement silencieuse même si des « En B ! En B mec ! EN B PUTAIN ! » résonnent de temps à autre. Certains semblent plutôt chercher un peu de tranquillité. La décoration oscille entre celle d'une start-up connectée et celle d'un CDI de collège moderne. Je m'installe à un poste libre situé au beau milieu de tout ce bordel, avec un Mars et un Red Bull pour tenir le coup – puis je lance une partie.

Après une bonne heure et demie d'échauffement sur Counter-Strike 1.6, je me rends compte que rien n'a changé. Dans ce genre de lieu, on croise toutes sortes de personnes – des adolescents qui ont probablement dit à leurs parents qu'ils « dormaient chez un pote » jusqu'au quinquagénaire en costume à fond dans League of Legends. L'ambiance est plutôt calme, à quelques exceptions près. Car il y a certaines choses avec lesquelles on ne plaisante pas dans la vie. World of Warcraft en fait partie, semble-t-il. Sur les coups d'une heure du matin, l'homme qui se trouve derrière moi ne cesse de marmonner des trucs en chinois en martelant son clavier. En me retournant pour comprendre les raisons de sa colère, je parviens à entrevoir son écran – « You're a fuckin noob. Trust me you cunt, I will kill you in the next game motherfucker », a-t-il rédigé sur le chat du jeu, avant de conclure par un enchaînement de caractères spéciaux. La tension est quelque chose d'assez courant dans un tel lieu, comme me le raconte Jérémie Le Feuvre, le manager de la salle avec qui j'ai pu discuter : « Je me souviens d'une fois où un gamer avait perdu un match classé à cause d'un redémarrage des connexions internet suite à une maintenance de notre fournisseur d'accès, qui s'est répercuté en coups de pied retournés sur trois de nos écrans. »

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À la suite d'une énième pause aux toilettes – inévitable après plusieurs heures de jeu –, j'ai remarqué que sur la centaine de personnes qui occupaient la salle, seules deux femmes étaient présentes. L'une d'elles portait une longue cape noire et jouait à League of Legends, l'autre semblait être une chef de clan dans WoW qui réprimandait régulièrement ses coéquipiers. Aux alentours de deux heures du matin, j'ai prêté plus d'attention à mes voisins – l'un d'eux visionnait des résumés de match de foot, tandis qu'un autre était complètement avachi devant un replay de la chaîne SyFy. En puisant régulièrement dans ses provisions, il réussissait à garder un œil ouvert afin de ne pas se faire dégager – car il est effectivement interdit de roupiller sur place. « Il est interdit de dormir dans nos points de vente, que vous ayez un ticket ou non » indique une feuille scotchée au-dessus d'un canapé. Durant la nuit, un joueur de Counter-Strike Source s'est endormi sur sa chaise, capuche sur la tête, jusqu'à ce que le vigile vienne lui demander de jouer ou de partir. Il a donc relancé une partie, avant de se rendormir quelques minutes après la fin de la ronde de l'agent.

Malgré le caractère potentiellement obsolète de ces lieux pour la plupart des gens, ils continuent d'attirer tous types de Français. Jérémie Le Feuvre, le manager de la salle, est conscient de ce paradoxe : « Bien sûr, nous n'avons pas échappé à la démocratisation de l'accès à internet et au besoin moins présent de passer par des cybercafés », me confie-t-il. En effet,même si le nombre de joueurs a triplé en dix ans, la démocratisation de l'accès à internet – aujourd'hui présent dans pratiquement 100% des foyers français – ainsi que le développement de l'industrie du jeu vidéo poussent les gamers à rester chez eux. Le cybercafé n'est plus forcément vu comme un lieu incontournable qui peut vous offrir des conditions idéales de jeu. Souvent, le matériel n'est pas fantastique et jouer dans une pièce en sous-sol entouré de mecs suintants qu'on ne connaît pas peut rapidement devenir oppressant. Mais selon Jérémie Le Feuvre, c'est bien « l'ambiance gaming » qui fait le charme de ce genre d'établissement : « Jouer chez soi reste largement différent que lorsqu'on est vraiment ensemble. C'est sur cet aspect très social que nous travaillons, en permettant aux gamers de se rencontrer, s'affronter et se lier d'amitié. » De la même manière que les gens aimeront toujours aller boire des coups dans un bar, même s'ils disposent d'une quantité indécente d'alcool chez eux – et c'est tant mieux. C'est ce que m'a confirmé aussi un type adorable avec qui j'ai pu brièvement discuter entre deux maps : « Mec, il n'y a qu'ici que tu peux jouer tranquille avec tes potes sans te prendre la tête. C'est très peinard, nos portables ne captent même pas ! »

Dans ce lieu un peu coupé du monde, il n'est pas rare d'assister à des scènes fantasques. Vers 3h45 du matin, alors que tout le monde était à l'apogée de sa partie, un trio de mecs qui ne venait clairement pas pour jouer s'est installé sur l'unique canapé de la salle. Alors que deux d'entre eux buvaient tranquillement leur café, le troisième a sorti une guitare et a commencé à en jouer, comme s'il s'agissait de la chose la plus normale du monde. Je crois que personne n'a prêté attention à eux, sauf moi. Peu après, un homme gigantesque a commencé à s'énerver parce que sa souris ne fonctionnait pas. « Putain, on m'a filé une Gameboy ou quoi ? Tu le crois ça ? », s'est-il offusqué, en se tenant à quelques centimètres de moi. Ne sachant pas du tout comment mener cette interaction sociale, j'ai esquissé un léger rictus, sans prononcer un mot, avant de retourner à ma partie.

Les cybercafés fonctionnent comme des casinos : la notion de temps n'existe plus une fois à l'intérieur. On oublie rapidement où l'on se trouve et on se fiche éperdument de l'heure. La seule chose qui importe, c'est combien de temps me reste-t-il au compteur et est-ce que j'ai assez de monnaie pour un Red Bull. Certains gamers étaient déjà présents à mon arrivée et étaient toujours là quand je suis parti. J'aurais moi-même pu rester plus longtemps, tant mon niveau de gamer était finalement toujours acceptable. Je suis arrivé vers 23 heures, et j'ai quitté la salle entre quatre et cinq heures du matin. Ça faisait bien longtemps que ce n'était pas l'alcool qui m'avait fait me coucher aussi tard – et c'est bien pour ça que ces lieux doivent continuer de vivre.

Paul est sur Twitter.