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reportage

Du sang pour nourrir le sol

L'île de Sumba est un petit bout de terre grand comme la Jamaïque, au sud de l'archipel indonésien. Cette île a été coupée du monde pendant si longtemps que ses anciennes traditions animistes ont survécu jusqu'à nos jours.

Un guerrier de la Pasola sur le point d'envoyer sa lance sur le combattant d'un clan rival. Les lances ont beau être moins tranchantes qu'en d'autres temps, il arrive qu'elles tuent des combattants ou des spectateurs.

L'île de Sumba est un petit bout de terre grand comme la Jamaïque, au sud de l'archipel indonésien. Cette île a été coupée du monde pendant si longtemps que ses anciennes traditions animistes ont survécu jusqu'à nos jours. Parmi elles, une cérémonie annuelle appelée Pasola qui se déroule aux alentours de février et mars. La Pasola est un affrontement entre clans rivaux au cours de laquelle des guerriers à cheval joutent à la lance afin de fertiliser les sols en y répandant du sang humain.

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Arrivés à Bali, on a sauté dans un petit avion à hélice et on est partis pour 1 h 30 de vol jusqu'à l'île de Sumba. La plupart des passagers effectuaient ce trajet quotidiennement pour aller au travail, mais on pouvait aussi voir des surfeurs musculeux à la peau tannée par le soleil, des hommes d'affaires occidentaux et indonésiens et des promoteurs immobiliers. Les terres de l'île sont très demandées : l'endroit est culturellement attractif et bénéficie de plages parfaites. En somme, c'est un futur nid à touristes.

Alors qu'on survolait des rizières bordées de palmiers et des terrains vallonnés peuplés de chevaux sauvages, on a aperçu des cahutes en bambou recouvertes de toits de chaume. Autour des habitations, des cochons, des poulets et des chiens flânaient entre les flaques de boue et les chemins de terre. L'aéroport encore en chantier de Tambolaka offrait un contraste saisissant avec l’ensemble. Pour l'instant, Sumba est encore trop sauvage pour attirer d’occasionnels touristes. Les clans de l'île pratiquent toujours l'étêtage humain, la sorcellerie et des rituels impliquant de sanglants sacrifices soumis à leur religion, le Marapu, et sur ces terres, la législation indonésienne laisse souvent la place à l'adat (les lois et traditions des clans locaux).

On était venus pour filmer la préparation à la bataille de la Pasola à Wanukaka, un village de l'ouest de Sumba où les membres du clan Praibakul, du jeune adolescent au vieillard, fourbissent leur lance et préparent leur cheval pour s’affronter au clan voisin de Waihura. La bataille devait se dérouler quelques jours plus tard, sous réserve que les ratu, les chamanes locaux, ne lisent autre chose dans la lune.

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Bapak Kameme Bili, le ratu du Pajura, fume une cigarette avant le combat de boxe qui précède la Pasola.

Avant d'entrer dans Wanukaka, on a fait une halte dans un petit marché délabré en bord de route pour acheter des cadeaux qu'on offrirait au village : des noix de bétel dont on extrait un produit psychoactif que les locaux appellent pitang et des Kretek Gudang Garam, des cigarettes au clou de girofle, pour les ratu et les guerriers de la Pasola. On s'était arrangés pour habiter chez Rudy, un descendant de la famille royale Mamodo. Sa maison, légèrement en retrait du village, était entourée de forêts de palmiers et de rizières où des fermiers poussaient d'imposantes charrues en bois tirées par des buffles : ça ressemblait à une version édulcorée de la scène d'intro du film Apocalypse Now. Rudy n'était pas encore arrivé mais sa sœur Monica nous a invités à boire un thé sucré sous leur porche décoré de mâchoires de porcs. « Les mâchoires et les crânes d'animaux sont des signes de richesse. Ça montre que la famille possède beaucoup d'animaux et qu'elle peut se permettre de manger de la viande », nous a-t-elle expliqué.

Sous un porche qui donnait sur un côté de la maison, Dedi, le cousin de Rudy, un jeune et vaillant guerrier de la Pasola, lustrait ses lances, une cigarette au bec. On lui a demandé où il en était dans ses préparations. « On ne se prépare pas. On y va et on se bat, parce qu'on doit le faire, pour les récoltes, nous a-t-il raconté. Si vous êtes touché par une lance et que vous commencez à saigner, ça signifie que les récoltes seront bonnes. » Dedi participe aux combats de la Pasola depuis l'âge de 14 ans. Il nous a montré les cicatrices qu'il porte partout sur le corps. « Quand une lance vous touche, la douleur est inconcevable, surtout si on vous frappe à la tête. » Il a proposé de nous emmener à un combat de boxe à mains nues, le Pajura, qui devait avoir lieu ce soir-là. Ce combat se déroule traditionnellement avant la Pasola. On a accepté avec plaisir, puis il nous a prévenus que les spectateurs recevaient souvent des coups, et que certains boxeurs enveloppaient leurs mains de pierres, d’os ou de bris de verre. Un membre plus âgé de la famille a rajouté que jusqu'à récemment, la Pasola était beaucoup plus sanglante. « Il n'y a qu'une quarantaine d'années que le gouvernement nous interdit d'utiliser des lances et des parangs en métal [des couteaux à longues lames, semblables à des machettes, qu'on trouve à la ceinture de chaque homme de l'île] pendant la Pasola. Aujourd'hui, les combattants utilisent des lances moins dangereuses. »

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Après le dîner à base de nouilles frites et de viande de chien, Dedi et ses amis, plutôt joyeux après avoir tombé la caisse de bières qu'on leur avait ramenée, ont décidé qu'il était temps de partir pour le Pajura qui se tenait à Tetena. Arpenter des routes au milieu de la jungle sur une bécane pilotée par un guerrier de la Pasola ivre, et tout ça sans casque, pour se rendre à un match de boxe à mains nues sous l’œil éclairé de la lune, ça peut paraître inquiétant. En fait, ce périple sous les étoiles était super cool. Ça a duré au moins 45 minutes. On voyait les palmiers défiler sur le bord de la route, entourés de chauves-souris, quand la voie qu'on suivait a brusquement débouché sur un champ dont la végétation s'élevait à hauteur d'homme. Dedi et ses amis ont continué de rouler à fond à travers les hautes herbes jusqu'à atteindre un petit sentier qu'on a suivi jusqu'à atteindre un escalier de plusieurs centaines de marches qui menait à la plage. On était en avance. Quelques personnes s'asseyaient sur le sable, et les gens fumaient des Gudang Garam pour éloigner les essaims de moustiques.

Dedi nous a menés vers une tente où quelques hommes étaient rassemblés autour d'un ratu assis en tailleur et enveloppé dans un magnifique ikat. Il préparait ses noix de bétel dans un mortier en bois. C'était le ratu du Pajura, et le temps d'une soirée, c'était aussi l'arbitre de boxe le plus stylé du monde. Il a expliqué les règles du combat en déclamant dans un dialecte local une légende qui m’a paru interminable. Elle racontait l’histoire d’un homme perdu en mer dont la femme avait épousé un autre homme, ce qui avait eu pour conséquence des batailles entre clans. Tout s'était terminé par un échange de nyale sacrés, des vers de mer qui apparaissent une fois par an et qui fixent la date de la Pasola. Malgré tout, on n’en savait pas beaucoup plus sur les détails techniques. Des centaines voire des milliers de personnes étaient réunies sur la plage, et d'autres continuaient à affluer.

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Un ratu essaye d'attraper des nyale sacrés, des vers de mer qui ne viennent près du rivage qu'une fois par an, annonçant le jour de la Pasola. D'après les croyances traditionnelles, la couleur des nyale augure de la qualité des récoltes à venir.

Soudain, la foule a formé un cercle improvisé autour d'un combat qui venait de débuter. Puis, des combats se sont déclenchés au hasard, un peu partout sur la plage. La seule règle qu'on ait saisie, c'est que si un mec du clan Praibakul aperçoit un mec du clan Waihura, ils se bastonnent. Dedi nous a rassurés en nous disant que le ratu avait « des écorces d'arbre » pour soigner les blessures.

Quand notre caméraman a pris un coup de poing dans l'estomac et que des politiciens locaux ronds comme des ballons ont commencé à se battre avec le public, la main sur le parang [les couteaux/machettes], on s'est dit qu'il était temps de décoller. Et on a passé bien une heure à remonter les marches étroites de l'escalier.

Rudy travaille en tant que conseiller juridique pour la Fondation Sumba, une organisation caritative à but non lucratif qui a construit des cliniques pour soigner le paludisme ainsi que des écoles, et qui fournit les villages de l’île en eau potable. Le matin qui a suivi le Pajura, un des amis de Rudy, un médecin danois du nom de Claus Bogh qui avait passé près d'une dizaine d'années sur l'île, s'est joint à nous pour boire le thé sous le porche.

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« À Sumba, le sang représente tout, de la nourriture à la guerre en passant par la vie, nous a-t-il expliqué. À la Pasola, s'il n'y a pas de sang sur le sol, les ratu n'interrompront pas les combats. Ils doivent s'assurer que les récoltes de riz de l'année suivante seront bonnes. Et pour cela, il faut du sang. »

Il nous a dit de faire attention : « L'an dernier, un spectateur a été tué. Une lance l'a atteint en plein dans l’œil et il est mort dans les 10 minutes qui ont suivi. » Claus nous a prévenus que chaque Pasola s'achevait dans la confusion générale et que, souvent, beaucoup de pierres volaient dans tous les sens. Il a également confirmé les rumeurs qu'on avait entendues sur des clans de coupeurs de têtes.

Le plus célèbre ratu de Sumba, Dangu Duka, mâche des noix de bétel avant la Pasola.

« Il y a quelques années, les membres d'un clan ont enlevé une fille parce qu'elle refusait d'épouser l'un d'eux. Lorsque les gens de son clan s'en sont aperçus, ils sont partis la chercher, ont coupé les têtes de ses ravisseurs et les ont envoyées à leur famille. Une autre fois – je crois que c'était en 1982 –, une énorme dispute a éclaté entre deux clans et 200 personnes ont été tuées, toutes décapitées. »

Plus tard, nous avons découvert que la veille de notre départ de l'île, 7 personnes avaient été décapitées dans une bataille de territoire, non loin de là où on avait séjourné.

Après le thé avec Claus, Rudy nous a emmenés à la rencontre du plus célèbre ratu de Sumba, Dangu Duka, dont la moitié du visage était mystérieusement devenue noire. « Les dieux des cieux et les dieux des enfers nous indiquent quand la Pasola doit avoir lieu en envoyant les nyale. On prie les dieux au lever et au coucher du soleil, et on mesure les cycles lunaires pour prédire l'arrivée des nyale », nous a expliqué le ratu. En plus d'indiquer la date de la Pasola, les nyale augurent de la qualité des récoltes à venir à travers leur couleur et leur forme. « Les sols ont besoin de sang, disait-il. Si quelqu'un est tué au cours de la Pasola, c'est une question locale qui n'a rien à voir avec la justice indonésienne. »

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Pendant tout le temps qu'a duré notre entretien, il concassait les pitangs et les mâchait avec de la poudre de craie et une plante verte qu'il gardait dans un petit sac en paille. On a testé. Les pitangs avaient un goût de grain de café baigné dans du chlore. On a fait comme le ratu, on a craché des grandes quantités de salive rouge produites par les noix et on a savouré cette sensation de douce euphorie.

Dans la soirée, on s’est mis en route pour le village sacré de Ububewi, où les ratu étaient sur le point de commencer le rituel de la Pasola. Dedi et ses potes nous ont véhiculés en moto, mais ils se sont arrêtés au milieu d'une route poussiéreuse, en plein cœur de la jungle, et nous ont affirmé qu'on devrait finir à pied parce que le bruit des motos dérangerait la cérémonie sacrée. Quand on est arrivés au sommet de la colline, les ratu étaient se détendaient en mâchant des pitangs. On venait de rater le premier rituel, un sacrifice de poulets pour lire l'avenir de la Pasola dans leurs entrailles. Alors que la lune se faisait plus lumineuse, et une fois que les ratu ont eu fini de s'envelopper d'ikat aux motifs élaborés et de se parer d'amulettes et de plumes, ils ont pris des paniers de pitangs et des flasques d'huile de coco avant de s’installer sur une plate-forme mégalithique en pierre très ancienne qui dominait la jungle et la vallée, au clair de lune. Ils ont chanté des hymnes chamaniques et ont invoqué les nyale en fredonnant à la lune. Sans cesser leurs incantations, ils ont descendu la colline vers la plage où, comme ils l'espéraient, les vers de mer devaient faire surface.

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Une lance a fendu le nez de ce guerrier de la Pasola. Le gars qui l'a lancée a fait un tour d'honneur sous les clameurs de la foule. Les habitants de l'île de Sumba dépendent de leurs récoltes de riz et croient que du sang doit couler sur le sol pour le fertiliser.

On les a suivis en essayant d'éviter les grandes fosses qu'on distinguait à peine dans l'obscurité. En chemin, d'autres villageois nous ont rejoints. On a atteint la plage aux premières lueurs du jour, et on a contemplé le soleil qui se levait alors que les ratu entraient dans l'eau pour attraper les nyale qu'ils appelaient depuis minuit. Après 20 minutes, ils sont revenus vers la plage avec leurs prises. Des centaines de personnes se sont amassées pour entendre les prédictions concernant les récoltes à venir. Cette année, les vers de mer étaient verts et marron. Le vert signifiait que les rizières seraient infestées de mousse, et le marron mettait en garde contre des problèmes d'insectes. Les nouvelles n'étaient donc pas fantastiques. Vers 7 heures du matin, les guerriers de la Pasola sont arrivés sur le dos de chevaux magnifiquement parés. Une fois le soleil haut dans le ciel, la première Pasola a commencé. De plus en plus de gens ont débarqué. Ils se pressaient les uns contre les autres pour essayer d'être au plus près des lances qui fusaient. Au bout d’une heure et demie environ, les guerriers de la Pasola, qui étaient désormais chauds et bien en jambes, ont cavalcadé vers le champ de bataille principal de la Pasola, de l'autre côté du village.

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Des milliers de personnes étaient rassemblées là, chacun essayant de se frayer un chemin jusqu'aux premières rangs. Certains grimpaient aux arbres à la recherche d'un meilleur point de vue. Les infatigables guerriers s’affrontaient à coups de lances, indifférents à la chaleur écrasante et à la peur. À leurs yeux, mourir lors de la Pasola est un honneur, et ceux qui mourront seront envoyés auprès de leurs ancêtres. Quand un guerrier était touché, celui qui avait envoyé la lance levait victorieusement les mains au ciel sous les applaudissements et les acclamations des gens de son clan.

Plusieurs heures plus tard, notre bronzage tenait désormais plus de la brûlure au second degré. Vers trois heures de l'après-midi, désespérant de voir la bataille finir un jour, notre caméraman a volé le parasol fleuri d'une famille pour faire une petite sieste à l'ombre. Alors qu'il avait enfin trouvé une position confortable, des membres du clan, frustrés par le manque de sang versé dans la Pasola, se sont mis à jeter des pierres sur les guerriers et sur la foule. Face à ça, la police indonésienne, qui jusque là était restée discrète, s’est mise à tirer en l'air, créant un mouvement de panique et dispersant la foule et les cavaliers.

Conformément aux promesses de Claus, la Pasola s'est finie dans un chaos général. Dedi, qui avait brillamment combattu pendant de longues heures, s'est offert un dernier tour d'honneur. On voyait la fierté briller dans ses yeux. Puis il a chevauché jusque chez lui où nous les avons rejoints, lui et sa famille, pour le festin de la Pasola. Entre le riz, le ragoût de chien, le goreng de nyale et les pitangs, et alors qu'on prenait un peu de répit sous le porche de Dedi, j'ai enfin percuté : plus que les flots de sang auxquels je m'attendais, la Pasola sert surtout à restaurer la paix, à canaliser l’agressivité et à résoudre des conflits entre clans. Une fois que vous avez dépassé la crainte d'être piétiné ou transpercé par une lance, le chaos s’avère libérateur.

Suivez Milène dans sa visite chez les chamanes de Sumba et les guerriers de la Pasola en matant le documentaire Sacrifices de sang en Indonésie sur VICE.com

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