J’ai embarqué avec une équipe de nettoyage de cadavres aux Philippines

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J’ai embarqué avec une équipe de nettoyage de cadavres aux Philippines

Si vous vous demandez comment faire disparaître 6 200 corps en un mois, ces mecs ont la solution.

Gants en plastique, masque à gaz sur le visage et règle à la main, les hommes du capitaine Clint Cha alignent un à un les sacs de cadavres sur le trottoir. L’ouverture de la fermeture éclair laisse paraître un corps gonflé par la chaleur et l’humidité. La puanteur envahit peu à peu tout autour de nous. Plusieurs vers de terre tentent de fuir à l’extérieur des sacs, comme si pour eux aussi, la situation n’était pas tenable. Les hommes de Clint Cha, connus sous le nom de Team Charly, semblent pour leur part montrer une profonde indifférence devant ce sinistre tableau.

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Je suis arrivé à Tacloban, sur les côtes de l’île de Leyte aux Philippines, sept jours après le passage du typhon Hayian. La réalité de la catastrophe s’offrait à mes yeux sous un magnifique ciel bleu. Une vague de sept mètres provoquée par de puissantes rafales soufflant à plus de 320 km/h s’était abattue sur l’archipel le 8 novembre 2013, pilonnant jusqu’à la destruction totale tout ce qui constituait les côtes de l’île. Maisons, champs, bananiers – rien n’avait été épargné.

À la descente de l’avion, j’ai vite compris la situation où était plongée la ville de 200 000 habitants. Des familles attendaient dans la salle d’attente de l’aéroport depuis plusieurs jours, se partageant le peu de fauteuils encore debout dans le terminal de départ. Partout on marchait sur un liquide brunâtre, mélange d’eau de pluie, de boue et d’urine. L’odeur, déjà prenante à l’aéroport, n'était pourtant qu'un avant-goût de celle qui submergeait tout le centre-ville.

Tacloban a été la ville la plus touchée par le typhon, et rasée à 80 %. Selon un dernier rapport de la part du Conseil national de gestion et réduction des risques des catastrophes naturelles (NDRRMC) datant du 14 janvier 2014, le souffle aurait entraîné la mort de quelque 6 201 personnes, fait près de 1 800 disparus et plus de 28 000 blessés. Aussi, près de 4 millions de personnes ont été obligées de quitter leur domicile. Le secrétaire général des Nations Unies Ban Ki Moon a estimé que « l’aide internationale serait nécessaire dans la région jusqu’à la fin de l’année 2014. » Le gouvernement philippin a pour sa part évalué le coût de la reconstruction complète à 14 millions de dollars.

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Le NDRRMC a mis en place « l’opération Retrieval » trois jours après le drame pour essayer, dans la mesure du possible, de limiter les risques d’épidémies dans la ville. Pour ce faire, plusieurs équipes rassemblant pompiers, légistes, militaires et policiers avaient été réquisitionnées de toutes les régions des Philippines pour redonner un semblant de normalité à Tacloban. Leur mission était d’éviter qu’une catastrophe sanitaire provoquée par la prolifération des cadavres ne s’ajoute à la première.

72 heures après la catastrophe, les rescapés organisaient les premiers pillages dans plusieurs supermarchés de la ville. Afin d’éviter qu’une révolte ne gagne la population dans un pays où le port d’armes à feu est légal, le gouvernement régional de Tacloban avait instauré un couvre-feu entre minuit et cinq heures du matin. Chaque personne, à pied ou en voiture, était fouillée à différents check points, mon conducteur et moi n’échappant pas à cette règle.

Le capitaine Clint Cha, commandant des pompiers professionnels d’Ozamiz, au sud de Leyte, m’explique en anglais que lui et ses hommes font partie de la Team Charly. « Nous sommes l'une des quatre équipes de secours qui composent l’opération Retrieval ici, à Tacloban ». Il me révèle les grandes lignes de leur mission. « Nous, pompiers, policiers et médecins légistes, devons retrouver, récupérer et identifier les corps qui pourrissent partout autour de nous depuis sept jours. » L’objectif est d’agir rapidement car le risque sanitaire, avec les heures, ne fait qu’augmenter. Je les suis dans le camion rouge des pompiers qui traverse sirène hurlante la ville de Tacloban du nord au sud.

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« Charly, ici PC ! Pouvez-vous retourner à l’usine Coca-Cola ? De nouveaux corps viennent d’y être apportés. »

Ce message ne cesse de résonner dans le haut-parleur de notre radio. La puanteur ambiante émane d’un mélange d’odeurs de cadavres putréfiés, d’eau stagnante et de nourriture pourrie. Le convoi, composé d’une camionnette de légistes, d’un camion de pompiers et d’un camion-benne de travaux publics où sont entassés les cadavres, parcourt la commune en suivant les ordres du poste de commandement. Il est facile de savoir quand le cortège passe : il suffit de regarder les gens aux abords de la route. Piétons, cyclistes et passagers des tuktuks se cachent le nez avec la première chose qu’ils trouvent au fond de leur poche. L’odeur de mort portée par notre cortège imprègne tous les vêtements, toutes les narines qui croisent son chemin.

Après une semaine, le nombre de corps découverts ne semblait pas vouloir diminuer. Chaque jour, de nouveaux sacs mortuaires de la Croix Rouge jonchaient les rues de la ville, comme si ça n’allait jamais s’arrêter. « Depuis que les routes sont dégagées, ça va un peu mieux. Le problème, c’est la quantité de débris dans les bidonvilles. Il y a encore plusieurs centaines de corps sous les décombres », m’explique Emanuel Aranas, chef de la SOCO, le service des médecins légistes.

Le convoi de trois véhicules s’arrête non loin d’un carrefour du centre-ville. Le mode opératoire se met en place, à la manière d’un exercice longuement répété. Les pompiers sautent de leur camion, les policiers sécurisent la circulation et les légistes descendent du minibus pour choper les corps sans vie.

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L’identification est sommaire : la SOCO mesure le cadavre, note les détails vestimentaires et photographie le corps, sur lequel on pose une tablette en bois, indiquant la date et le lieu de la découverte. Le carrefour entier est anéanti par l’odeur de putréfaction. Une fois l’identification terminée, les corps sont jetés à l'arrière du camion-benne orange. C’est presque la mémoire collective de la ville, le camion de la mort. « Très bien les gars ! » encourage le capitaine Clint Cha, qui sait combien la tâche est difficile pour son équipe.

« J’ai souvent participé à des opérations de catastrophe naturelle, mais là c’est la pire situation à laquelle j’ai été exposé. Je ne sais pas combien de temps ça va durer mais c’est très difficile », me souffle le lieutenant Arnold Lagbas, tandis que nous remontons dans le camion.

Les hommes de Charly se remettent du baume mentholé sous les narines même si l’odeur a déjà imprégné leur nez, leurs vêtements. Prochaine étape : une station-service sur la route de l’aéroport. Plus d’une dizaine de corps sont alignés entre la route et ce qu’il reste de la station, dont l’essence a été pillée dès les premières heures après le passage du typhon.

Le même ballet se met en place, chacun connaissant la procédure. « Une grande majorité des corps n’est pas identifiée immédiatement. Il faut souvent demander à un membre de la famille », m’informe Emanuel Aranas. L’inspecteur Hermosillo de la SOCO m’explique également que leur rôle est très limité. « Nous relions tout ce que nous pouvons trouver sur le cadavre à un code ; celui-ci est par la suite agrafé au sac mortuaire. »

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Alors que l’équipe Charly procède à sa tâche, deux enfants regardent le triste spectacle qui s’offre à eux. La dizaine de sacs est chargée dans le camion orange.

Nous nous arrêtons à midi pour une pause, profitant des quelques chaises de jardin miraculeusement épargnées par le typhon. Les pompiers me parlent de Paris et des pompiers français qui, selon eux, disposent des moyens techniques illimités. Le lieutenant Lagbas me dit qu’eux n’ont pas d’argent, que l'État philippin corrompu ne concède aucun budget aux corps de pompiers.

« Regarde, on n’a même pas de quoi s’acheter de vraies chaussures de pompiers. Lui a des baskets, et lui, il bosse en tongs – t’y crois, à ça ? »

La radio nous informe qu’un corps demeure coincé dans les décombres à proximité de notre campement. Comme pour témoigner de leur manque crucial de moyens, le cadavre – bloqué sous plusieurs troncs d’arbre – ne peut être libéré qu’à l’aide d’une tronçonneuse. Or, l’équipe Charly n’en dispose pas. Il a fallu attendre 15 minutes et l'arrivée d'une autre patrouille pour que les membres de l’équipe puissent envisager la repêche du corps.

De retour à la caserne plus tard ce jour-là, le capitaine Clint Cha m’a informé que lui et son équipe avaient ramassé 72 corps depuis leur première ronde au matin. En tout, plus de 2 500 corps ont été récupérés par ses gars dans la seule ville de Tacloban entre le jour de la catastrophe et la fin de l’opération Retrieval, début décembre. À côté de nous, les membres de l’équipe se nettoyaient mains, bras et corps au liquide vaisselle, espérant éliminer au maximum l’odeur de mort qu’ils transportaient.

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Au milieu des ruines, on entendait de loin le bruit strident de la tronçonneuse, couvert seulement de temps à autre par celui des hélicoptères de Marines US qui survolaient Leyte. Trente minutes durant, pompiers et policiers se sont démenés pour extraire les branchages et décombres qui leur bloquaient le passage. La tâche s’est avérée ardue. Les hommes suaient, soufflant et pestant contre leur condition. « Ces foutus buissons. Putain de merde, personne ne nous aide, tout le monde s’en branle », criait Emaunel Aranas, arrachant un arbuste.

Derrière l’épaisse végétation, le corps en pleine décomposition gisait dans une eau croupie. Ça faisait une semaine qu’il était là. Après l’avoir pris en photo, les légistes l’ont machinalement jeté à l’arrière du camion. La benne orange étant pleine, Emanuel Aranas a décidé que la journée était finie.

Nicolas Datiche est un jeune et talentueux photoreporter français. Allez consulter son site Internet.