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Être laid m’a empêché de devenir con

Comment mon physique ingrat m'a permis de m'intéresser aux autres, aux choses et à la stupidité humaine.
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Je n'aime rien de moins que me poser en victime. Mais pourtant, tous les jours au sein de cette société on me fait sentir que ma place est en dessous des autres. C'est ainsi, il y a une hiérarchie, qui est dégueulasse parce qu'elle n'est justifiée par rien d'autre que le hasard, et pourtant : je suis moche, dégueu, laid, ou encore – la pire des insultes depuis la réplique dans Le Père Noël est une ordure – « gentil ». Je suis laid.

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J'aimerais vous dire que j'ai facilement appris à vivre avec ça. Sauf que c'est impossible : le regard des autres, dans les échanges les plus anodins de tous les jours, me ramène constamment à une sorte de différence, profonde, entre eux et moi. Ils appartiennent à un monde, moi à un autre.

Je pense que je comprends par là ce qu'un Noir peut ressentir dans une société raciste, ce qu'un Juif peut ressentir dans une société antisémite, ce qu'un athée peut ressentir dans une société croyante. Ils ont tous ce genre de regard qui te dit : « Nous ne sommes fondamentalement pas les mêmes. Tu appartiens à un univers que je ne chercherai pas à intégrer parce que le mien est supérieur au tien. Le mien est normal. C'est pourquoi je n'ai aucune envie et ne ferai aucun effort pour essayer d'aller vers toi. »

Ce regard posé est tout simplement celui de la différence. La putain de différence qu'on ne choisit jamais, mais qui est pensée comme si elle était déterminée en fonction d'un mérite particulier : un mérite attribué, bien entendu, avant notre naissance, qui ne serait là que pour confirmer nos superbes actions à venir. Ainsi les petites pépées, les petits mecs qui ont la chance d'être beaux et qui le montrent deux fois par jour sur leur compte Instagram se mettent en tête qu'ils ont, je ne sais comment, mérité leur beauté ; ils peuvent ainsi, légitimement, exister avec les honneurs et les compliments, tandis que les autres sont condamnés au silence de leur aspect.

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C'est ainsi qu'à partir du pur hasard, la société crée ses winners et ses loosers.

Je vous mentirais en disant que je me suis construit « librement ». Les moches ne se construisent pas librement. Ils sont acculés par les autres, par leurs manières, par leurs regards, par leurs paroles, dès le plus jeune âge. La cruauté des petits enfants est monstrueuse : elle n'a pas la courtoisie du non-dit de l'adulte. Elle désigne explicitement la laideur, s'en moque, la rejette. J'ai été forcé à la solitude dès la maternelle.

Je peux presque dire, en y réfléchissant, que ce sentiment de rejet est instinctif. Dès l'Antiquité, on pense qu'il existe un lien entre le Beau et le Bien : les personnes laides doivent ainsi forcément avoir des vices – leur apparence indiquant la laideur qu'ils portent en eux. Alors on les ostracise. On les rejette parfois hors des villes, on les force à la discrétion. Si cette tendance des hommes est inscrite au plus profond de nous, si cela est instinctif, alors finalement rien de plus naturel. Nous restons avant tout des animaux. Néanmoins, est-ce que les animaux rejettent leur semblable à cause de leur apparence ?

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Je pense que l'appréciation de l'apparence est le tout premier vice de la pensée : elle a fait dévier le jugement moral sur le jugement physique. De fait, est-ce un hasard si le tout premier philosophe de notre civilisation, Socrate, était laid ?

Non. Il a dû penser un autre type de rapport au monde que ceux admis par ses contemporains. C'est un chemin auquel il a été acculé, comme moi, comme tous les moches sur cette terre ; et pourtant il en a tiré quelque chose d'assez important pour influencer le mode de pensée de toute une civilisation – la nôtre.

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Étant constamment renvoyé à un autre monde, c'est en effet dans un autre monde que j'ai pu construire mon identité. Les livres, la musique, les jeux vidéo ne me jugeaient pas. Je ne me livrais alors qu'à eux, et j'y trouvais l'histoire de personnages qui étaient eux aussi en décalage avec le monde.

À la réflexion, je ne remercierai jamais assez les sales mioches qui m'ont exclu des parties de foot et des échanges de cartes Pokémon à la récréation. Ces derniers m'ont permis d'accéder au monde de l'art et de la littérature, l'envers de la sphère des apparences, et d'y découvrir une puissance et une richesse qui m'ont non seulement aidé à me construire, mais m'ont soutenu durant toute mon existence.

Avoir un faciès et un physique ingrats m'a appris à ne dépendre de personne, absolument personne, pour être bien – bien avec moi-même, et, de là, avec les autres. C'est la grande chance de ceux qui ont pu développer en eux un monde intérieur. Un monde suffisamment bien bâti pour leur permettre de tout affronter. Je peux comprendre les autres parce que je peux voir à partir de quels présupposés débiles ils vivent et ils jugent. Et comme dit notre Premier ministre : « Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser. »

Là où la « génération Y » poursuit ses jérémiades d'enfants gâtés, j'ai construit ma vie seul, à partir de ce que j'avais envie de transmettre.

Il n'y a pour s'en convaincre qu'à observer tout ce que les beaux font, tous les jours, de manière plus ou moins subtile, pour demander aux autres s'ils sont toujours autorisés à être aimés. En effet, pourquoi lire des livres, pourquoi s'adonner à ce genre de « plaisir solitaire » lorsque les autres, qui ne cessent de te flatter, suffisent à ton bonheur ? Cette logique peut paraître un mode d'éducation valable, jusqu'à ce qu'on ait besoin de récolter des cœurs sur Instagram et des likes sur Facebook pour se sentir exister.

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À être obligé de vivre dans un monde différent, on en vient à habiter un monde meilleur que celui qui est sous nos yeux. Ou du moins, un monde sur lequel les lectures, les musiques et les peintures se surimposent plus donner une image bien plus colorée, et bien plus intense, de la vie. De ce monde qu'on m'avait forcé à habiter, je me suis construit un monde non à mon image, mais à ma mesure, placé tout entier sous le signe du défi.

Parce que la laideur est un handicap au sens le plus concret du terme, j'ai dû, de même qu'une personne atteinte de nanisme ou dans un fauteuil roulant, vivre ma vie et toutes mes actions comme un défi perpétuel. Ça a donné à ma vie une saveur que je n'aurais sans ça jamais connue.

J'ai d'abord eu la conscience, dès l'enfance, qu'il faudrait travailler dur pour atteindre mes objectifs. De fait, rien ne me serait donné sous réserve de montrer ma belle gueule : les compétences que je devrais avoir, dans n'importe quel domaine, devraient être réelles – et en réalité souvent au-delà de celles exigées pour le poste. Travailler plus dur pour avoir la même chose.

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À travailler dur, on s'y habitue. Et parfois même, on y trouve de la jouissance. Me défoncer pour mes études, puis plus tard pour mon travail, a été la source d'une joie et d'un sentiment de puissance qu'on ne soupçonne guère si l'on ne se donne tout entier, pendant longtemps, à une tâche intellectuelle.

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Cette intellectualité a fini par me donner une véritable stature. Une sorte d' « aura » me permettant, au contraire de l'enfance, de me faire respecter des adultes. Ce fut le premier des immenses dons récoltés par moi, qui ait eu un précoce contact avec le « wild within ». Il faudrait le dire à plus de gens : les choses de l'esprit finissent par ressortir sur le visage. Elles sont sensibles, elles se voient. À l'heure où la littérature apparaît plus que jamais comme le domaine de prédilection des fragiles, toutes ces vies que j'ai lues m'ont pourtant permis d'imposer à mon tour mon « droit à exister » face au monde.

Dès lors, il m'est paru difficile d'exercer un métier où primerait d'une quelconque manière le superficiel. Et il y en a beaucoup, si l'on se souvient que les adultes excluent les autres de la même manière que les gamins qu'ils n'ont pas cessé d'être. J'ai donc littéralement construit mon métier à partir de la personne que j'avais décidé d'être et de ce que je voulais faire dans le monde. Et ça a fonctionné. Là où la « génération Y » poursuit ses jérémiades d'enfants gâtés, j'ai construit ma vie seul à partir de ce que j'avais envie de transmettre.

Aller toujours de l'avant, faire toujours plus d'efforts : là où la majorité des gens se contente de vivre à moitié de peur d'être déçus par « quelque chose » qu'ils n'arrivent même pas à penser, je tente et vis tout de la manière la plus entière possible. Cette intensité que je me fixe ne peut pas me faire défaut, parce que le regard des autres, chaque jour, me rappelle que je dois comme repartir de zéro pour m'imposer dans la société.

Dans le domaine amoureux, concernant n'importe quelle fille, je me donne tout entier, pour chaque histoire et dès la première seconde. Impossible d'arriver à quoi que ce soit si j'hésite ne serait-ce qu'un peu. Et laissez-moi vous dire qu'une fois la barrière du physique acceptée, elles sont loin d'être mécontentes d'être au bras d'un mec qui ne passe pas son temps à chouiner sur ses ridicules imperfections ou son absence d'avenir. Les gens qui n'ont pas accès à cette conscience de l'intérêt de la différence finissent de toute manière par être ridicules.

Belles, jolies, moches elles aussi, rien ne vaut une compagnie – et une compagne – intéressante. C'est-à-dire des gens qui se sont également reconnu une altérité profonde avec cette société de l'apparence, et qui ont décidé de se construire avec la même indifférence à l'égard de celle-ci que réciproquement. Traîner avec des gens différents, dont la personnalité est infiniment plus riche, dès les premiers mots échangés, que la majorité des robots travailleurs ou branleurs d'aujourd'hui, voilà de quoi vivre des moments d'amitié assez intenses – et surtout, véritables.

Voilà pourquoi, pour tout ça, pour cette manière de vivre particulièrement belle que j'ai réussi à me créer, je ne remercierai jamais assez la Nature de m'avoir fait différent des autres. Être laid est une chance parce que cela nous oblige à vivre notre vie de manière, permettez-moi de lâcher le mot, poétique.

La poïesis, en grec, est ce qui permet de faire passer n'importe quoi du non-être à l'être : c'est une création. On peut continuer à penser la beauté comme quelque chose de superficiel, comme quelque chose dû au hasard. Mais la vraie beauté n'est pas naturelle ou hasardeuse, elle se crée à partir d'un travail – un travail sur soi et sur le monde. La laideur est une chance, parce qu'elle donne accès au réel avant les autres. Partir de rien, tout construire, pour parvenir à se façonner un art de vivre.