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Interviews

Les Jeunes de banlieue s’apprêtent-ils à en prendre plein la gueule ? Un entretien avec Thomas Guénolé

Les attaques de vendredi vont encore renforcer les clichés sur les kids des périphéries, déjà constamment stigmatisés.

DJ Mehdi et Kéry James adolescents au début des années 1990. Photo via la page Facebook de la Mafia K'1 Fry.

Quand il ne bataille pas pour la déchristianisation des jours fériés ou contre la loi renseignement, le politologue Thomas Guénolé écrit. Dans Les jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ? (Le bord de l'eau, 2015) il s'attaque aux préjugés sur les habitants des cités. « Voyou, barbare, intégriste, casseur, terroriste, salopard, sauvageon, est-ce que le compte est bon ? » comme le disait La Rumeur dans le morceau « Je suis une bande ethnique à moi tout seul ». À la vue des attaques de vendredi 13 novembre dans Paris, des 129 morts, de l'opération du RAID à Saint-Denis et de l'état d'urgence décrété par François Hollande, on peut penser que lesdits jeunes de banlieue vont s'en prendre encore plus plein la gueule dans les semaines, mois et années à venir.

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Thomas Guénolé analyse d'abord trois relais médiatiques du discours qu'il qualifie de « balianophobe ». Les éditorialistes du type Alain Finkielkraut, qui nient tout déterminisme socio-économique au profit d'une approche ethnoculturelle et sécuritaire. Les journaux télévisés ensuite, où, à la demande des rédactions en chef, les journalistes passent par des fixeurs afin d'obtenir des séquences spectaculaires. Et le cinéma, où le jeune de banlieue, même lorsqu'il est gentil, a toujours partie liée avec la délinquance ou l'islamisme : d'Omar Sy dans Intouchables à la cité montrée dans Dheepan.

Aussi, là où plusieurs sociologues voient un retour du religieux dans les quartiers populaires, Guénolé parle au contraire de « désislamisation », rappelant que seules 15 % des jeunes musulmanes portent le voile et que l'intégrisme, selon les RG eux-mêmes, concernerait 4 % des mosquées françaises. Une montée de l'antisémitisme est en revanche perceptible – quoiqu'elle concerne l'ensemble de la France. Enfin, il est plus difficile de vivre librement sa sexualité dans les quartiers, notamment pour les femmes et les LGBT. Bref, tout n'est pas rose en banlieue.

Enfin, l'auteur rappelle la réalité des discriminations en France. Issus majoritairement de familles pauvres et immigrées, les jeunes des quartiers redoublent deux fois plus que la moyenne et sont deux fois moins nombreux à intégrer une 1 re S. Pour ceux qui décrochent un job, ils seront deux à quatre fois moins nombreux à occuper des professions supérieures.

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À la suite des horreurs survenues vendredi dernier dans le Xe et le XIe, j'ai pensé qu'il était nécessaire de revenir avec Guénolé sur le drame et la stigmatisation que s'apprêtent à vivre en France les kids issus des périphéries urbaines dans un futur plus ou moins proche.

Thomas Guénolé, manifestement serein. Photo : Samuel Kirszenbaum pour Libération, via le Facebook de Thomas Guénolé.

VICE : Votre livre vise à démonter les préjugés vis-à-vis des jeunes de banlieue, majoritairement musulmans et d'origine immigrée. Craignez-vous que ces préjugés se renforcent au lendemain des attentats du 13 novembre ?
Thomas Guénolé : C'est malheureusement probable, toujours avec le même procédé de généralisation : une partie des jeunes assassins intégristes provient de banlieues, donc être « jeune de banlieue » prédispose à devenir un assassin intégriste. Cependant, je suis très surpris par le brusque gain de maturité collective dans la population française par rapport au lendemain des attentats de Charlie. Après Charlie, il y avait dans notre population une controverse, un clivage, autour de la question « Suis-je Charlie ? » Cette fois-ci, l'unité nationale et la solidarité sont très puissantes dans la population française et on ne voit pas monter d'accusations ou de suspicions envers les Français de confession musulmane : au contraire, les Français semblent cette fois-ci faire très bien la différence entre les intégristes et les musulmans. Étonnamment, c'est surtout au niveau du microcosme politico-médiatique, à l'instar des propos d'Alain Juppé ou d'un BHL exigeant que « les Français musulmans se désolidarisent des intégristes », que ce gain de maturité ne s'est pas encore produit.

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Est-ce par crainte d'une remontée de la « balianophobie » que vous avez cosigné un appel à l'unité nationale contre « la division, la délation, la stigmatisation » ?
Bien sûr. Je ne suis aucunement à l'initiative de cet appel, mais quand j'ai été contacté pour le cosigner, j'ai vu qu'il y avait à la fois des responsables d'ONG sociales et solidaires, des responsables politiques de toutes étiquettes républicaines, des responsables de structures de toutes religions, et des intellectuels de sensibilités politico-philosophiques variées. J'ai donc accepté d'apporter ma signature sans hésiter, car cela me semblait être le bon message : celui de l'unité nationale pure et simple contre les intégristes.

Étonnamment, c'est au niveau du microcosme politico-médiatique, à l'instar d'un BHL exigeant que « les Français musulmans se désolidarisent des intégristes », que le gain de maturité ne s'est pas encore produit.

Êtes-vous d'accord avec les paroles prononcées par l'ancien Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg après les attentats d'Utoya : « Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d'ouverture ni de tolérance » ?
Oui. À cet égard je pense sincèrement que la stratégie sécuritaire – toujours plus de surveillance de masse, toujours moins de libertés publiques, toujours plus de pouvoirs des services sur la population – est une erreur complète. D'une part, le bilan de la NSA et du Patriot Act montre que du point de vue de l'efficience, ces méthodes ne marchent pas. D'autre part, en suivant ce chemin la France migre palier par palier d'une société ouverte à une société policière. Or, cela constitue une capitulation face à l'ennemi en termes de défense de nos valeurs de liberté.
Mieux vaudrait se focaliser sur le démantèlement de la machine de mort ennemie : en montant d'urgence une coalition entre les capacités aériennes et balistiques de l'OTAN d'un côté, des troupes au sol de la Ligue arabe de l'autre. Je ne fais sur ce point que reprendre la position exprimée notamment par Bruno Le Maire, position que je trouve censée et pragmatique.

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La stratégie de Daesh consiste à créer un climat hostile aux musulmans pour susciter des vocations de « martyrs ». Dès lors, peut-on dire que les islamophobes et « balianophobes » sont les idiots utiles du terrorisme islamiste ?
Assurément. Tous ceux qui généralisent le problème des intégristes à un problème avec les Français de confession musulmane sont des exécutants fidèles de la stratégie de Daesh. Il faudrait qu'ils en soient conscients.

Des kids de Sevran en train de déconner. Photo via Flickr.

La politique de la France vis-à-vis de ses banlieues a-t-elle un rôle à jouer dans la prévention du djihadisme ?
L'état de nos banlieues est un problème en soi, qui appelle une réponse politique en elle-même. Si les centres-villes ont besoin de craindre le djihadisme pour se préoccuper de la misère noire dans laquelle la population des banlieues s'enfonce depuis des décennies, c'est désespérant. Ça en dit long sur leur degré d'empathie envers les populations pauvres du pays.

Pourquoi écrire sur les jeunes de banlieue, 10 ans après les émeutes de 2005 ?
Le point de départ, ce sont les manifestations autour du conflit israélo-palestinien durant l'été 2004, avec, à la marge, des problèmes de casseurs. Cela avait donné lieu ici et là à un déluge de messages de haine et de peur, dans certains médias, envers les « jeunes-de-banlieue » et « l'islam-des-banlieues ».

Ce déluge m'a donné la nausée. Physiquement. J'ai donc écrit une tribune, que Libération a mise en ligne, et qui attaquait le grand délire sur le « jihad-des-banlieues ». Quelques mois après, j'ai publié une seconde tribune : une démonstration par l'absurde de la stupidité raciste et islamophobe des clichés accumulés sur le monstrueux « jeune-de-banlieue ». Quelques jours plus tard, l'éditeur m'a contacté et m'a proposé de déduire un livre de cette seconde tribune. J'ai accepté, mais j'ai ensuite rapidement décidé que ce serait aussi un livre-enquête sur la réalité des jeunes de banlieue, en plus de déconstruire leur cliché.

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L'écrasante majorité des jeunes Français musulmans est en pleine désislamisation : la chute de la pratique est évidente dans les statistiques disponibles. En parallèle on assiste, c'est vrai, à un regain d'intégrisme chez une minorité.

Le discours islamophobe a-t-il remplacé le discours anti- « jeunes de banlieue » qui était plus présent dans les années 2000 ?
Je ne parlerais pas de remplacement : plutôt d'une accumulation. En plus du discours de peur et de haine sur le monstrueux jeune-de-banlieue, on a maintenant un discours de peur et de haine, débridées, envers les musulmans dans leur ensemble. Pour autant, le jeune-de-banlieue, ce monstre légendaire, reste sans concurrence notre équivalent moderne du Satan médiéval : sauvage, bestial, dangereux, et affublé de tous les péchés.

Pensez-vous qu'on observe un retour du religieux chez les jeunes de banlieue depuis 2011 en France ?
Dans cette affaire, on confond la marge avec la grande masse, ce qui alimente des peurs disproportionnées. Fondamentalement, l'écrasante majorité des jeunes Français musulmans, le « ventre mou » si vous préférez, est en pleine désislamisation : par rapport à la génération de leurs parents, la chute de la pratique est évidente dans les statistiques disponibles. En parallèle on assiste, c'est vrai, à un regain d'intégrisme chez une minorité.

La coexistence des deux phénomènes n'est pas un hasard : similairement, on a vu émerger en France les chrétiens intégristes quand la grande masse des Français de confession chrétienne est entrée en déchristianisation.

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Tout en stigmatisant les banlieues, les médias exaltent des personnalités qui en sont issues : le Bondy Blog, Omar Sy, Joey Starr, etc. Comment expliquer ce paradoxe ?
Le problème avec la mise en avant de cas isolés de grande réussite artistique ou entrepreneuriale, c'est que cela nourrit et étaye le cliché « Y'en a aussi qui sont très bien ». C'est un discours complémentaire du racisme anti-jeunes de banlieue. Au lieu de s'en tenir à représenter des dealers de shit et des entrepreneurs dynamiques, peut-être faudrait-il juste représenter les jeunes de banlieue tels qu'ils sont : grosso modo, la moitié en galère profonde ; l'autre moitié vivant de boulots en bas de l'échelle sociale ; une marge qui s'en sort au mérite et quitte vite sa banlieue ; et une autre marge, infime, qui devient délinquante. Accessoirement, on ne répétera jamais assez qu'un jeune de banlieue sur deux est une fille.

L'existence d'un racisme systémique n'est-elle pas difficile à admettre pour certains intellectuels « républicains-universalistes » ?
L'une des conclusions de mon livre, c'est qu'il y a bel et bien un apartheid en France : c'est-à-dire, au sens strict, un système cohérent et structuré de ségrégation économique, sociale et culturelle. L'apartheid saute aux yeux, en particulier dans le système éducatif. Et pour le dire plus crûment, tout Noir, tout Arabe, sait parfaitement, pour l'avoir vécu, que la France pratique l'apartheid : sournois et non assumé certes, mais bien réel.

À cet égard, je pense sincèrement que les intellectuels focalisés sur le supposé communautarisme massif des populations d'origine arabe ou subsaharienne se trompent de cible. Oui, il y a un problème de séparatisme : mais c'est celui des classes moyennes âgées de culture catholique déchristianisée, qui organisent une société verrouillée, bouchée, où seuls eux et leur progéniture ont des chances raisonnables d'épanouissement socio-économique.

Antoine est sur Twitter.

« Les Jeunes de banlieue mangent-ils les enfants ? » de Thomas Guénolé, est actuellement disponible en librairie.