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Interviews

Karl Zéro a popularisé le journalisme gonzo en France

Le journaliste nous a parlé d'Actuel, de l'époque où il enregistrait des sketchs dans sa chambre et de son initiation aux armes par Sarkozy.

Karl Zéro, de son vrai nom Marc Tellenne, fait partie des hommes qui ont popularisé le gonzo journalisme en France. Chez Actuel, premier magazine à faire du journalisme d'entertainment dans notre pays, il rencontre Jean-François Bizot et Michel-Antoine Burnier, qu'il considère comme ses « maîtres ». Influencés par la beat generation d'un côté et Hunter S. Thompson de l'autre, ces intellectuels construisent une maison de fous avides de contre-culture, où Zéro fait ses premières armes avec des interviews fleuves.

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Après Actuel puis Nova, Zéro prend le contre-pied d'une époque où l'on ne peut se moquer des politiques qu'en les singeant. Pendant 10 ans, Le Vrai Journal balaie tout ce qui secoue l'opinion : de l'affaire de la cassette Méry à Clearstream, en passant par les emplois fictifs et le suicide de Pierre Bérégovoy, avec une subjectivité parfois dérangeante.

Comme il est dans le circuit depuis plus de 30 ans, qu'il a essayé de convertir de le Dalaï Lama au catholicisme et été contraint de vivre avec un garde du corps pendant deux ans, on s'est dit qu'il aurait certainement des choses à nous raconter. On lui a parlé de l'âge d'or d'Actuel et du Front National, peu avant que Marine Le Pen n'entre en guerre contre son propre père.

Le premier job de Karl Zéro – mannequin ado pour le Groupe d'Intervention culturelle Jalons.

VICE : À l'origine, qu'est-ce qui t'a donné envie de devenir journaliste ? 
Karl Zéro : Dès que j'ai su lire, je me suis mis à dévorer la collection complète des vieux Paris-Match de mes grands-parents, qui étaient des abonnés de longue date. Ça indignait mon père, qui avait fait Normale Sup et une agrégation de lettres classiques. Il me proposait de lire Flaubert ou Dostoïevski – voire pire, Virgile –, mais je résistais. Je sais maintenant que c'est à cause des journalistes de Match des années 1950-60, ces jouisseurs qui osaient tout, que j'ai choisi cette voie. De toute façon, j'étais prédestiné à devenir une sorte de journaliste : j'étais nul en tout à l'école, sauf pour faire marrer les copains et provoquer des émeutes dans la cour. Un gonzo, en un mot. Enfin soyons justes, j'étais doué en français et en histoire, surtout immédiate, mais c'était grâce à Match.

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Karl Zéro fait découvrir New York à Dominique Strauss-Kahn. « Pas ma meilleure idée. »

William Faulkner estime qu'un bon roman est meilleur que n'importe quelle forme de journalisme. Tu es d'accord avec ça ?
Un bon roman, d'accord – mais franchement, y'en pas des tonnes. Si tu me dis Truman Capote, De sang froid, OK, c'est un sublime roman, mais de non-fiction. Idem pour L'Adversaire d'Emmanuel Carrère. Quand une vraie plume raconte un vrai truc, il peut appeler ça un roman, un récit ou un essai – ça le fait, ou pas. Il n'y a que ça qui compte. Je veux que l'auteur ne me raconte non pas « la » vérité mais « sa » vérité. Parce que toute vérité est forcément subjective.

Justement, la subjectivité est le propre du gonzo. C'est pour ça que te tu mets autant en scène dans ton travail ?
Jean-François Bizot m'a dit que le journalisme tenait dans le triptyque « Je vais voir, je raconte et j'ai un avis ». Je n'ai jamais plus dévié de cette ligne. Tu notes qu'il y a trois fois « je » dans cette phrase. Ce « je », ce n'est pas une façon de la ramener, c'est juste histoire d'être crédible un minimum. C'est le premier truc que j'ai dit aux mecs de CAPA quand on a commencé le Vrai Journal : je ne veux pas vous voir plantés avec le micro et la veste à poches, je veux vous voir à l'œuvre, mouiller la chemise, en chier, sinon j'y crois pas et personne n'y croira. Le principe du gonzo est simple : si tu me racontes un truc dans la vie, je te crois – ou pas – mais je t'écoute parce que c'est toi qui me parles.

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Jusqu'à récemment, c'était le contraire dans les médias : plus c'était neutre, lissé et objectif, plus c'était censé être crédible. Mais c'est quoi l'objectivité ? Qui est objectif ? Ceux qui souhaitent rester en place. Ceux qui, quel que soit le pouvoir, sont aux ordres. Ils sont faciles à reconnaître, les années passent, ils sont toujours là. Ils mourront au micro. Heureusement internet est arrivé, ça rééquilibre la balance. OK, c'est la foire au subjectif, on y trouve beaucoup de conneries, parfois pestilentielles, mais au moins ça fait un bon coup d'air frais. Si je devais démarrer ma carrière, j'irais sur YouTube, comme je le fais aujourd'hui. La télé a peu à peu renoncé à faire du politique et du sociétal. Par peur, mais au final, on ne sait pas bien de quoi. Du pouvoir ? Mais le pouvoir a peur des médias. Le serpent se mord la queue.

Ta carrière chez Actuel commence en 1981. L'ironie veut que tu rentres dans un canard underground et contestataire au moment même où le candidat du contre-pouvoir est élu.
Oui. Bizot est aussitôt allé fumer un joint à l'Élysée, sous l'œil tout rond de Mitterrand. J'ai fait la même chose avec Baffie chez Sarkozy en 2005, au Ministère de l'Intérieur. Mais je crois qu'il n'a pas tilté. Après le dîner, il nous a emmenés au sous-sol de l'hôtel Beauvau et nous a fait ouvrir le coffre aux armes rien que pour nous. « Ça tu vois Karl, c'est un Uzi, ça tire 300 balles par minute ! » Ça ne s'invente pas, tout l'essence de Sarko est là-dedans, c'est un gosse.

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En quoi Actuel se distinguait-il des autres magazines ?
Ils avaient parfaitement pigé l'époque. Les autres peinaient à refaire l'Express des années 1970, jouaient la carte de la sacro-sainte objectivité et pondaient des Une qui donnent envie de mourir, type « Raymond Barre s'exprime ». Actuel faisait des couvertures de malades, genre « Actuel lâche un monstre dans Paris » ! Le magazine racontait ce début des années 1980, en disant que cette décennie sera technologique et joyeuse. La suite leur a donné raison.

Là-bas, on écrivait nos papiers en écoutant « On My Radio » des Selecter à fond, et d'un coup, un des journalistes s'effondrait, trop défoncé pour finir son papier. Il allait ronfler sur le canap', et un autre prenait la suite. C'était leur côté Mai 68, complètement autogéré. À l'époque, je n'avais que 19 ans et je voyais ça d'un œil ébloui. C'était mon école.

Tu as interviewé des mecs comme Jean-Paul Goude, Brian Eno ou Gainsbourg. Ce dernier ne se privait pas de dire ce qui lui chante. Comment obtenir quelque chose de lui qu'il n'avait pas déjà dit ?
Il a fallu le dérusher trois jours et trois nuits avec lui, Bizot et moi. Il buvait force « 102 » (double pastis 51, sans flotte), ne bouffait jamais rien alors qu'il fréquentait les meilleurs restaurants, où il laissait des pourboires somptueux. Mais comme il était en confiance avec nous, il s'est mis à nous parler. On ne pouvait plus l'arrêter. On le ramenait chez lui avec Daisy [d'Errata], on l'encadrait bien, chacun un bras et vas-y mollo, Serge, hein. C'était du journalisme tendre, au fond. Une fois qu'on était sûr qu'il était bien couché, on rentrait et on revenait le chercher le lendemain pour recommencer. C'est comme ça qu'on a obtenu de lui qu'il se livre réellement. Je pense qu'on l'amusait, aussi.

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Karl Zéro et Daisy d'Errata, à Nova

Ensuite, tu as suivi Jean-François Bizot à Nova.
Non, c'est Daisy qui l'a suivi. J'étais malade, au lit, alors elle a apporté mon papier pour Actuel, et ils l'ont engagée à Nova ! Elle leur a vendu un show parodique, « l'émission Jalons », éponyme du Groupe de parodistes créé par mon frangin, Basile de Koch. Ils nous ont prêté un revox, et on faisait nos sketches dans ma chambre du fond, chez mes parents. On avait fait par exemple une spéciale Claude François, il n'était mort que trois ans avant et plus personne ne se souvenait de lui. La vie est cruelle.

Les premiers hommes politiques étaient journalistes, à moins que ce ne soit l'inverse. C'est une tradition française : la presse est la maîtresse préférée du pouvoir. Dans ce contexte, comment as-tu monté des sujets sur Sirven, le suicide de Bérégovoy ou sur les emplois fictifs pour la télé?
Grâce à Alain Degreef. Plus Le Vrai Journal décapait, plus ça le faisait marrer. Je lui avais vendu l'idée de faire une sorte de Canard Enchaîné à la télé, mais se rendait-il vraiment compte que j'allais lui attirer des petits soucis ? Oui et non, parce je crois qu'il ne s'attendait pas à ce que Pierre Lescure trouve ça nettement moins marrant. Mais Degreef étant aussi courageux que peu disert, quand Lescure tempêtait et finissait par me virer, ce qui arrivait à peu près tous les ans, Alain disait calmement : « Alors je pars aussi. » Du coup, Pierre me gardait.

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Au-delà de la France, quand tu tournais un sujet sur les attentats de Saint-Michel en 1995 ou sur le génocide arménien en Turquie, as-tu subi des pressions ou des menaces?
Les menaces à base de petits cercueils et rats morts par la poste, les appels de nuit type « On sait où tes gosses vont à l'école » – toutes venaient de l'extrême droite. J'ai vécu deux ans avec un garde du corps. Faut dire que je n'ai jamais été très coopérant, pour ne pas dire collaborant, avec cette droite nationale.

Dès 1996, je disais qu'il ne fallait pas inviter Jean-Marie Le Pen. Jamais. Que ça le banaliserait. Mais comme c'était un bon client, les autres s'empressaient de le faire – même sur Canal, hélas… Résultat, aujourd'hui c'est sa fille Marine qui est unanimement saluée pour avoir fait du FN un parti très républicain et tout à fait fréquentable. Que « l'UMPS » qu'elle dénonce soit total aux fraises, y'a pas de débat. Mais de là à se retrouver avec 100 députés bleu marine en 2017… très vite, le marine tournera au brun. Le danger, c'est qu'il est foutu de gagner – il faudra faire sécession si ça arrive.

Karl Zéro interviewe le commandant Massoud

J'aimerais revenir sur ton entretien avec le commandant Massoud. Le cadre surprend : on est dans ce qui semble être un hôtel particulier, comme si tu recevais un chef d'état. Était-ce voulu pour gagner sa confiance ?
On était dans ce qui restait de l'Ambassade d'Afghanistan, c'était en avril 2001. Ils en étaient réduits à brûler les meubles Louis XV pour se chauffer. Tout le monde s'en cognait grave, de Massoud et des Afghans, à ce moment là. Chirac n'avait pas voulu le recevoir, Jospin non plus et quand PPDA a su que je l'avais interviewé, il l'a annulé ! Bref, j'arrive, on installe les caméras et là, tu sens un souffle, c'est le vent de l'histoire, Massoud entre et te serre la main. Ça fait tout drôle. Ça ne m'avait jamais fait ça. À force, il n'y avait plus grand monde qui m'impressionnait, mais lui…

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Absolument, c'est un moment d'histoire : il était le dernier opposant crédible aux Talibans avant que l'Afghanistan ne sombre pour de bon dans l'obscurantisme. On est quelques mois avant son assassinat (qui aura lieu le 9 septembre 2001).
Le coup de génie, ou de bol, comme tu veux, c'est que je lui parle de Ben Laden. Personne ne parlait de Ben Laden à ce moment là. Le plus terrible, c'est que la diffusion de cette interview n'a pas marché en audience. On l'a repassé au lendemain du 11 septembre, et là, tout le monde était à son poste. Ce qui me turlupine dans cette histoire, c'est qu'on ait tous gobé que son assassinat le 9 septembre, deux jours avant, soit une coïncidence malheureuse. Que savait Massoud qu'il aurait pu dire après le 11 septembre?

1979 – Karl Zéro est pigiste à Rock n folk et Daisy en terminale à l'institut de l'Alma

Tu es passionné d'archives en tout genre. Réaliser Dans la peau de Jacques Chirac avec Michel Royer t'a pris deux ans de compilation et de recoupement d'archives. Même si le film se veut satirique et critique – on le voit plus menteur, versatile et manipulateur que jamais – je ne peux pas croire qu'on puisse passer autant de temps sur le sujet sans ressentir de la sympathie pour lui. D'autant plus que tu le co-écris avec Éric Zemmour, un autre obsédé du personnage.
Co-écrit ? On rêve ! Zemmour avait publié un bon livre sur Chirac, L'homme qui ne s'aimait pas. Sa théorie, juste au demeurant, c'est que Chirac n'étant pas con, il savait bien qu'il était assez miteux par rapport à ses illustres prédécesseurs. C'est ce qui le rend si sympathique. Le loser, le Souchon de la politique qui, à force de se faire passer pour Belmondo, le devient. Il gagne à l'usure, y' avait plus personne d'autre, il attendait depuis si longtemps…

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Concernant Zemmour, disons qu'il n'est pas toujours hyper bosseur. Il a doctement regardé notre compilation d'archives, m'a fourgué 10 pages, m'a pris 15 000 €, et ciao ! Je lui disais « Pourquoi t'as la tête toujours penché d'un côté ? Tu as souffert, enfant ? Tu as peur des femmes ? » Depuis, j'ai pigé : il a très peur de tous les musulmans. Y a pourtant pas de quoi, en vrai. Mais c'est comme Marine, on nous prépare sans doute en douceur à une nuit des longs couteaux.

Il y a quelques semaines, le Petit Journal a tourné en Afrique subsaharienne. Leur camion s'est embourbé et ça a fait leur sujet. Y'a pas comme un problème ?
J'aime bien Yann Barthès et son producteur. Ils sont intelligents, bosseurs, mais ils travaillent dans une ambiance sur-tendue, comme si un ciel de métal allait leur tomber sur la gueule. C'est compliqué, ça, quand t'es là pour divertir tout en informant.

Quand je regarde, je m'amuse bien, ils ont d'une certaine façon repris la formule du Vrai Journal, et le reconnaissent. Et puis parfois, au détour d'un sujet, je me dis qu'ils devraient y aller plus fort, plus loin, de dire les choses au lieu de survoler. Mais je sais que ce n'est pas évident : y'a le timing imposé par les cols blancs du marketing, et c'est sûr qu'en deux minutes tu risques pas de faire le tour de la question. Donc, ils découpent leur reportage en pastille, et le résultat fait un peu télé-réalité. Notre reporter s'embourbe. Puis le lendemain manque d'eau. Puis, le troisième, tiens, il croise un Noir. C'est dommage. Faut qu'ils fendent l'armure la saison prochaine. Je sais pas, moi, un putsch au Grand Journal, pour avoir plus de temps ?

Rétrospectivement, que reste-t-il de l'esprit Canal ? J'ai l'impression que cette promesse est devenue une armoire où l'on rangerait tout ce qui passe sous la main.
À vrai dire, il n'en reste rien du tout. C'est du passé et c'est pas plus mal. T'imagines si [Antoine] de Caunes lançait encore des saucisses ? L'esprit Canal, c'est comme les 80's et Actuel. Ou Fernandel ! Sauf qu'à Canal, ils continuent à faire comme si. Personne n'est dupe, à commencer par ceux qui font la chaîne.

Pourtant la créativité, l'insolence, l'intelligence, ça ne se gère pas, ce n'est justement qu'une succession d'états d'âme, de doutes, de talents. Et ça se déniche les talents, ça se couve, ça se protège, ça se laisse éclore, ça se pousse en avant. C'est dommage d'avoir laissé ça de côté, c'était le sel de cette chaîne. Là, ils font juste leur courses au Super U Youtube et remplissent leur caddie une fois l'an. Mais quelque chose me dit que ça ne durera pas éternellement, parce que si tu y réfléchis bien, Canal +, à terme, c'est « la liberté (de ton) ou la mort. »

Retrouvez Bertrand Taillé sur Twitter — et Karl Zéro est bien entendu sur YouTube.