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LE NUMÉRO PEINE DE MORT

Les crocodiles sacrés du Burkina Faso sont les plus gentils des animaux

En Afrique de l’Ouest, l’anthropomorphisme est chose courante. Les ethnies qui y vivent s’interdisent de blesser ou de consommer tel ou tel animal – chaque tribu possède son totem. Sauf qu’à Bazoulé, au Burkina Faso, l’animal en question est un...

Un Crocodilus Suchus femelle du lac de Bazoulé. On estime qu'environ 150 reptiles vivent autour du point d'eau.

En Afrique de l’Ouest, l’anthropomorphisme est chose courante. Les ethnies qui y vivent s’interdisent de blesser ou de consommer tel ou tel animal – chaque tribu possède son totem. Sauf qu’à Bazoulé, au Burkina Faso, l’animal en question est un prédateur carnivore unanimement dangereux ; il s’agit du Crocodilus Suchus, une variété de crocodiles du Nil qui s’attaque fréquemment à l’homme et dont le pire représentant (un crocodile du Burundi nommé Gustave) a tué près de 300 personnes au cours des années 2000. Au début de l’année 2013, j’étais à Ouagadougou, la capitale du pays, où je travaillais en tant que journaliste pour un site d’informations local, Lefaso.net. Le Burkina est un pays d’Afrique de l’Ouest francophone situé à l’exacte transition entre le Sahel et la savane, et coincé entre le Mali et le Niger (au nord) et la Côte d’Ivoire et le Ghana (au sud). Malgré sa situation de pays enclavé, le Burkina possède plusieurs lacs autour desquels se sont construits de petits villages au milieu de la brousse. L’un d’entre eux est célèbre pour être la terre d’accueil de crocodiles anormalement inoffensifs : Bazoulé. Ici, les quelque 150 reptiles sont parfaitement intégrés à la communauté et les êtres humains (adultes comme enfants) jouent avec eux, les caressent et leur montent sur le dos pour impressionner les étrangers. En arrivant à Bazoulé, après avoir parcouru des dizaines de kilomètres de piste à moto, j’ai été accueilli par René et son frère Raphaël qui papotaient sous un manguier. Avant de me guider jusqu’aux crocodiles sacrés, ils m’ont fait visiter quelques maisons et nous avons rendu une visite de courtoisie au chef du village, lequel sirotait une bouteille de bière chaude devant sa ferme. Les habitants de Bazoulé appartiennent à l’ethnie des Mossis, peuple guerrier qui résista près de six ans aux colons français, jusqu’à la prise de Ouagadougou en 1894. Cette fierté et cette défiance se ressentent encore aujourd’hui dans chaque village mossi, où les chefs attendent souvent les visiteurs avec un fusil. Situé à quelques kilomètres au nord de la capitale, Bazoulé fait perdurer des traditions anciennes, héritées de croyances animistes partagées par l’ensemble des habitants. Selon la légende burkinabé, Bazoulé a été découvert grâce à des crocodiles bienveillants, lesquels auraient permis à un chasseur perdu et assoiffé de trouver une source d’eau. Aujourd’hui, hommes et crocodiles sont toujours là ; ça fait 700 ans que les habitants les considèrent comme leurs égaux. « Ce sont nos frères », m’a confirmé René, qui réside à Bazoulé depuis une trentaine d’années.

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Plus que leurs pairs, les reptiles sont les protecteurs du village. Ils ont le pouvoir d’exaucer des vœux, notamment lors d’une cérémonie qui leur est dédiée tous les derniers dimanches d’octobre : la fête de Koomlakré. Ils peuvent aussi, à l’avance, annoncer le décès d’un habitant du village. Angèle, une expatriée burkinabé dont toute la famille réside à Bazoulé, me l’a certifié : « La veille de la mort de [

] père, les crocodiles ont passé la nuit à pousser des cris déchirants. Ils ont empêché les villageois de dormir jusqu’au lendemain. » Pour le Dr Samuel Martin, directeur scientifique et vétérinaire de la plus grande ferme à crocodiles de France, « les crocodiles sont des animaux crépusculaires ». À Bazoulé, ils profitent de la tombée du jour pour sortir du lac et venir jusque devant les maisons du village afin d’y pondre leurs œufs. Les femelles sont réputées les plus agressives. Bizarrement, les accidents sont très rares et ne concernent que les enfants qui barbotent dans le lac en compagnie de leurs frères à la peau écaillée. Lorsque l’un d’eux se fait mordre, on considère que c’est une punition des anciens. Fait incroyable, aucun homme n’a été tué par un crocodile dans le village depuis plus de 70 ans. Pour le Dr Martin, le faible nombre de morsures serait dû au fait que les crocodiles n’attaquent que « de l’eau vers la terre, lorsqu’on leur coupe la route. Ils prennent ça comme une tentative de capture et attaquent ». Raphaël et René, de leur côté, m’ont certifié qu’ils avaient passé leur enfance à jouer près du lac sans avoir assisté au moindre problème. Arrivé devant les berges, j’ai vu des femmes laver leur linge à même l’eau, tandis que d’autres cueillaient des plantes à côté d’une dizaine d’enfants qui se couraient après. Dans l’ombre, sous la vase, plus d’une centaine de reptiles carnivores attendaient. Pour les faire sortir de l’eau, les deux frères ont secoué un poulet vivant par les pattes ; vite, celui-ci a poussé de petits cris, signe pour tous les crocodiles en manque de chair fraîche qu’il y avait de la bouffe à proximité. Quelques secondes plus tard, plusieurs crêtes verdâtres émergeaient, évoluant lentement en direction du rivage. Au bout de deux minutes, une douzaine de crocodiles se trouvaient sur la terre ferme, à moins d’une dizaine de mètres de nous. Raphaël et René se sont avancés dans leur direction, m’invitant à faire de même. Avec un bâton, Raphaël s’est mis à leur tapoter le dos puis, guidé par sa seule testostérone, à s’asseoir sur l’un d’eux ; pendant ce temps, René faisait voltiger un poulet au-dessus des reptiles, affamés et menaçants. « On ne fait que rendre visite à nos amis, avec tout le respect qu’on leur doit », m’a rappelé Raphaël.

Soucieux de ne pas décevoir son guide, l'auteur a accepté de toucher l'un des crocodiles sacrés.

Galvanisés, mes compagnons m’ont proposé de m’allonger de tout mon long sur l’animal ; j’ai refusé poliment. Mais, soucieux de ne pas les décevoir, j’ai pris une longue inspiration, ai fermé les yeux et me suis dirigé vers la queue du crocodile. Après avoir hésité, changé d’avis et m’être ravisé environ six fois en autant de secondes, j’ai réussi à soulever la queue du reptile, provoquant l’ouverture de sa mâchoire – ainsi qu’une importante sécrétion d’adrénaline au niveau de mes glandes surrénales. Pour fêter ça, Raphaël et René ont décidé de sacrifier la volaille en la lançant au milieu des reptiles. Des plumes ont volé et la poule a crié, de plus en plus fort, jusqu’à ne plus crier du tout. En revenant vers l’entrée du village, Raphaël m’a arrêté pour me montrer une tombe. C’était celle d’un crocodile mort six ans auparavant. « C’est un être qui nous était cher, m’a-t-il dit. Tout le village a été très triste le jour où il est décédé. On lui a offert de vraies, longues funérailles – c’était comme notre chef. »

Pierre écrit aussi pour Jeune Afrique et Le Faso.  Il est sur Twitter : @marezckoP.