Gaming

Warzone est plein de cheaters mais c'est la vie

Ensemble, essayons de comprendre comment le battle royale de Call of Duty a gagné sa triste réputation de nid à tricheurs.
Warzone jeu vidéo
Image Activision 

Selon toute vraisemblance, les humains détestent les tricheurs depuis la nuit des temps. En Grèce antique, les olympiens qui gagnaient en fraudant étaient fouettés et bannis. Quelques dizaines de siècles plus tard, au temps de la conquête de l’Ouest, tricher au jeu pouvait vous valoir la mort. Aujourd’hui, le frisson de la victoire mal acquise et l’impérieux besoin de justice des perdants demeurent dans une autre forme de compétition : les jeux vidéo.

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Call of Duty : Modern Warfare n’est pas le premier FPS à souffrir des tricheurs. De par leur intensité, leur exigence et leur compétitivité extrêmes, les jeux de tir multijoueurs ont fait naître un marché du cheat dès leur émergence. Des étudiants de Stanford ont développé un logiciel de triche pour le patriarche Quake quelques mois seulement après sa sortie, en 1996.

Presque vingt-cinq ans plus tard, les programmes de cheat pour Modern Warfare offrent peu ou prou les mêmes services que le bidule des étudiants de Stanford : les aimbots visent et les triggers tirent à la place du joueur avec une précision inaccessible au corps humain. On appelle ces dispositifs hard cheats par opposition aux soft cheats, des outils plus discrets qui offrent un avantage décisif au tricheur sans pour autant lui garantir la victoire. C’est le cas des wallhacks, qui permettent de voir les adversaires au travers de l’environnement.

Tout le monde triche sauf moi

À l’aube de la cinquième saison de Modern Warfare, la communauté du jeu voit des aimbotters et des wallhackers partout. Des streamers célèbres multiplient les critiques dans des vidéos multimillionaires, Reddit et Jeuxvideo.com grouillent de suppliques et de dénonciations enflammées. Dans une publication polémique sur /r/modernwarfare, deux gamers dégoûtés par une série de défaites suspectes sur Warzone, le mode Battle royale gratuit du titre, racontent qu’ils se sont procuré des cheats pour mieux connaître leurs bourreaux. Résultat de l’expérience : « Toutes les parties sont pourries de hackers. »

« Ces dernières semaines, la question des tricheurs et hackers est revenue sur le devant de la scène et c’est le silence d’Infinity Ward à ce sujet qui exaspère la communauté » – Kalinine, modérateur de /r/modernwarfare

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Les joueurs proposent des mesures drastiques pour calmer la situation, parfois avec l’aide d’anciens cheaters : arrêter de mélanger les joueurs PC et console, mettre en place un système de bannissement par vote dans chaque partie, lancer des scripts qui détectent les performances suspectes, cesser de classer les joueurs selon leur habileté… Mais rien ne se passe. Aux clips de parties ruinées par des tricheurs éhontés succèdent donc les pamphlets anti-Activision et Infinity Ward, respectivement éditeur et développeur du titre.

« En ce moment l’atmosphère est explosive, observe Kalinine, modérateur de /r/modernwarfare et de six autres subreddits dédiés à la licence. Ces dernières semaines, la question des tricheurs et hackers est revenue sur le devant de la scène et c’est le silence d’Infinity Ward à ce sujet qui exaspère la communauté. »

Silence de mort activé

Modern Warfare a rapporté un milliard de dollars en moins d’un an et Warzone a passé les cinquante millions de joueurs en avril dernier. C’est moins que les 350 millions de Fortnite, mais tout de même. En dépit de cet immense succès et de mises à jour gratuites et régulières, certains joueurs accusent Activision et Infinity Ward de négliger leur jeu par manque de sévérité vis-à-vis des cheaters.

Force est de reconnaître que l’éditeur et le développeur communiquent peu sur leur combat contre les tricheurs. Jadis actifs sur /r/modernwarfare, les employés d’Infinity Ward semblent avoir déserté le subreddit depuis des semaines. Ce silence fait tâche face aux efforts de transparence de licences concurrentes, notamment Battlefield, et aggravent la paranoïa de la communauté : selon certaines rumeurs, Modern Warfare ne disposerait même pas de système anti-triche. Contacté par VICE, Infinity Ward a tout de même déclaré qu’il « travaill[ait] en continu et activement contre la triche sur Warzone ».

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Il serait injuste d’accuser le développeur d’immobilisme total. Modern Warfare est doté d’un système de signalement et plusieurs dizaines de milliers de joueurs auraient déjà été bannis. D’après un récent communiqué, une nouvelle « vague de bannissements » serait même imminente. Au printemps dernier, Warzone s’est également doté d’un système d’authentification par SMS et d’un script qui condamne les cheaters « suspectés » à s’affronter sur des serveurs spéciaux. Malheureusement, rien de tout cela n’a suffi, loin s’en faut.

Les cheaters ont vite appris à contourner le système d’authentification et les vagues de bannissement sans recours possible semblent avoir frappé de nombreux gamers innocents. Au début du mois de juillet dernier, les serveurs de Modern Warfare passaient pour plus infectés de tricheurs goguenards que jamais. Contrairement aux joueurs honnêtes, les aimbotters et leurs compères profitent tout à fait de ce chaos.

Service après-vente des cheats, que puis-je pour vous

Lucas « Luke » Young est administrateur d’Elitepvpers, un site de référence pour les cheaters depuis plus de quinze ans avec presque huit millions d’inscrits et trente-trois millions de messages. Sur ses forums, vendeurs et acheteurs de programmes de triche discutent en toute liberté, tout juste cachés dans des centaines de sous-catégories.

« Nos salons de discussion pour Call of Duty sont cheat-heavy et sont les septièmes du site en terme d’activité, explique Lucas. Presque tous les fournisseurs de cheats pour d’autres jeux offrent aussi un cheat pour Call of Duty. Grâce au faible nombre de détections par les programmes anti-triche, la satisfaction des acheteurs est haute, et les plaintes rares ces derniers temps. »

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« Nous avons trouvé quelqu’un qui nous a vendu les licences, lancé un site et placé quelques Google Ads et c’était parti » – un vendeur de cheats

Sur place, l’offre est luxuriante. Les vendeurs, qui disposent de badges et de notes dignes d’un dark market pour montrer leur bonne foi, promettent des services après-vente disponibles en permanence, des tutoriels et des « trucs anti-détection ». Un pack comprenant entre autres un aimbot, un wallhack et un script anti-recul est disponible pour 40 dollars par mois ou 150 dollars « pour la vie ». Certains commerçants proposent aussi des logiciels de contournement des bannissements pour quelques dizaines de dollars. À condition d’en avoir les moyens, on peut tricher longtemps.

Hackers russes et webmarketing

Le marché des cheats pour Modern Warfare est non moins vivace en dehors d’Elitepvpers. Quelques requêtes évidentes sur n’importe quel moteur de recherche aiguillent l’internaute vers des dizaines de sites commerciaux d’apparence on ne peut plus sérieuse. Sous couvert d’anonymat par crainte de s’attirer une attaque informatique de la main d’un concurrent, le propriétaire de l’une de ces boutiques nous assure dans un anglais bancal : « Comme nous sommes tout petits et que nous préférons rester dans notre coin, nous avons moins de 100 clients, mais les plus grandes entreprises ont entre 1000 et 5000 clients juste pour Warzone. »

Si les vendeurs de cheats sont si nombreux, c’est que le business est facile d’accès. Le petit commerçant rigole : « Nous avons trouvé quelqu’un qui nous a vendu les licences, lancé un site et placé quelques Google Ads et c’était parti. » En effet, les vendeurs sont cheats sont rarement leurs producteurs. La plupart du temps, les programmes de triche proviennent de développeurs chinois ou russes qui monnaient leur exploitation tout autour du monde à l’aide d’une technique de webmarketing relativement répandue.

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« Les équipes russes et chinoises proposent leurs logiciels en marque blanche, explique Lucas Young, l’administrateur d’Elitepvpers. Cela signifie que les revendeurs de cheats peuvent personnaliser l’interface du programme selon leurs propres souhaits, par exemple en intégrant leur propre logo à la place de celui des développeurs. » Bien souvent, producteurs et distributeurs négocient des paiements en cryptomonnaies sur des services de discussion sécurisée. La prudence est de mise, car les lois sur la propriété intellectuelle et la fraude informatique des États-Unis menacent directement les développeurs de logiciels de triche.

Triste consolation pour consoleux

Les cheats accessibles d’un simple requête Google concernent essentiellement les joueurs sur ordinateur, car cette plateforme se prête bien plus facilement à l’installation de programmes de triche que les consoles. Sur Playstation et Xbox, les dispositifs de cheat prennent plutôt la forme de matériel. Une fois connectés, ces adaptateurs connus sous le nom de mod packs facilitent la vie du joueur en déployant une foule de scripts frauduleux : contrôle du recul, tir automatique… Sans valoir les aimbots et les wallhacks des ordinateurs, ces dispositifs offrent un avantage considérable au tricheur.

« Activision et Infinity Ward sont pris entre les plaintes justifiées des joueurs honnêtes et l’opportunisme destructeur des cheaters »

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Les Strike Packs et les Cronus, deux des plus célèbres représentants des mods packs, sont disponibles un peu partout pour des prix similaires à ceux des logiciels de cheats pour PC. Leurs fabricants accueillent les visiteurs sur des sites rutilants et multiplient manifestement les partenariats publicitaires avec des créateurs de contenu. Bien qu’il apparaisse minoritaire en comparaison du marché de la triche sur ordinateur, le marché des mod packs semble vivace : beaucoup de revendeurs annoncent une rupture de stock.

Le présent craint, l’avenir est pire

Derrière leur silence tacheté de mesures hasardeuses et de déclarations timides, Activision et Infinity Ward luttent-ils de front contre les marchés de la triche ? Lucas Young donne une réponse énigmatique : « À l’heure actuelle, je ne suis malheureusement pas autorisé à dire si nous sommes en contact avec ces entreprises ni de quelle manière. » La justice allemande, l’une des plus strictes en matière de triche vidéoludique, a déjà condamné Elitepvpers en 2011.

La position des responsables de Modern Warfare n’est guère enviable : Activision et Infinity Ward sont pris entre les plaintes justifiées des joueurs honnêtes et l’opportunisme destructeur des cheaters. Mais contrairement à ce que semblent croire les internautes les plus véhéments vis-à-vis des deux entreprises, lutter efficacement contre la triche n’est pas chose aisée.

Comme bien des domaines du hacking, le cheat dans les jeux vidéo suppose une course à l’armement entre attaquants et défenseurs : les tricheurs imaginent une nouvelle manière de modifier le jeu, les développeurs corrigent le problème, et ainsi de suite. Cependant, il suppose aussi un affrontement entre sécurité et liberté.

Lucas Young constate : « Les considérations juridiques liées à la protection des données ont autant de barrières aux mesures anti-triche, surtout si le logiciel de défense s’installe profondément dans le système d’exploitation du joueur et que des méthodes de surveillances appropriées sont utilisées. » Le système anti-cheat de Valorant, par exemple, s’arroge un tel accès aux données des joueurs qu’il entretient une petite panique.

Autre problème : en cas de bavure, la lutte contre les cheats peut se révéler contre-productive. Le revendeur anonyme affirme que les bannissements de joueurs innocents lui ont apporté beaucoup de nouveaux clients.

« Plus la vie privée du joueur est attaquée, plus le risque de boycott grandit, conclut Young. Le problème n’est pas aussi trivial que certains semblent le croire, et il risque de devenir beaucoup plus complexe dans les prochaines années, avec l’utilisation de solutions matérielles. Beaucoup de streamers et de clans célèbres en utilisent déjà. »

Ces « solutions matérielles » sont des cheats profondément cachés dans des périphériques USB vulnérables. Plus besoin d’installer de logiciel, il suffit de connecter sa souris ou son clavier corrompu à un ordinateur pour que les hacks fassent leur effet. La communauté de Counter Strike : Global Offensive est confrontée au problème depuis plusieurs années déjà. Si cette méthode se répand comme le prévoit Lucas Young, les joueurs se souviendront sans doute de Warzone comme d’une balade de santé où les cheaters avaient au moins la décence de se montrer.

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