Les femmes et la bière
Culture

Bière : les femmes savent pourquoi

Durant des millénaires, ce sont les femmes qui ont brassé la bière.
CD
Brussels, BE

Chez VICE, on aime la bière. Plus d’articles relatifs à notre passion ici.

La bière rassemble les mâles ; ça trinque et ça boit comme un bonhomme. Les médias et la pub ont largement contribué à véhiculer le caractère genré de l'amateur de pintes. Le cliché du beer-geek représente souvent un homme blanc, dans la trentaine, barbu et recouvert de tatouage de houblons. Pourtant, durant des millénaires, ce sont les femmes qui ont brassé la bière.

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Les premières traces archéologiques de brassage de bière remontent à 6000 ans avant Jésus-Christ. Les premiers humains sédentarisés apprennent rapidement à utiliser les grains de leurs champs pour produire des boissons alcoolisées, en plus du pain. Certain·es chercheur·ses pensent même que le brassage était la première raison de la sédentarisation… En gros, nos ancêtres auraient construit certaines villes dans le but de picoler plus facilement. Presque sacrée, la bière devient rapidement un élément important de l’alimentation des premières civilisations.

Chez les Sumériens, la déesse Ninkasi, « celle qui remplit la bouche », représente le culte de la bière. Cette divinité féminine s’accompagne de prêtresses chargées du brassage. Un peu plus loin, en Egypte Antique, la bière est attribuée au dieu Osiris mais ce sont exclusivement des femmes qui gèrent le culte et la production de ce « vin d’orge ».

Plus proche de nous, les Grecs et Romains vont rejeter la bière et privilégier le produit de la vigne. La bière, cette boisson des barbares, ne vaut rien face au vin produit par les sociétés patriarcales, souvent militaristes et dictatoriales. Les centurions romains portent d’ailleurs des ceps de vigne dans leurs uniformes lorsqu’ils envahissent les Gaulois, qui produisent alors de la cervoise et inventent même le tonneau pour son transport. D’ailleurs, la cervoise est également attribuée à une divinité féminine : Cérés, la déesse des moissons.

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Le moine bedonnant remplace la prêtresse païenne

Le coup final a lieu au Moyen Âge avec la domination de la religion chrétienne et sa mainmise sur la production d’alcool. Pourtant, même à cette époque, les femmes continuent de brasser et d’étudier la bière. Hildegarde de Bingen, célèbre moniale germanique, inscrit ainsi pour la première fois les caractéristiques conservatrices du houblon dans un livre. Chez les Anglo Saxons, ce sont encore les femmes qui brassent. Elles portent le nom de « Alewife », qui donnera le mot “ale” encore largement utilisé chez les anglophones comme synonyme pour le mot bière.

Les hommes de l’époque voient cette activité d’un très mauvais oeil. Imaginez : les femmes travaillent, gagnent souvent plus d’argent que leurs époux et pire, elles peuvent boire plus que les hommes ! Des maris jaloux s’allient alors avec l’Église pour lancer une véritable campagne de dénigrement contre les brasseuses. Certains y voient même l’apparition des premiers clichés sur les sorcières : les Alewifes portent un haut chapeau, touillent dans des marmites avec un grand bâton et utilisent des chats pour éloigner les rongeurs des céréales. Lentement mais sûrement, les hommes arrivent à s’approprier le brassage et le cliché du moine bedonnant remplace celui de la prêtresse païenne.

Le Moyen Âge verra l’apparition du mot « bière » ainsi que la formation des guildes de brasseurs. Les femmes sont définitivement exclues du brassage, le nom des corporations incluant uniquement le métier masculin. Cette appropriation se poursuit malheureusement encore aujourd’hui, lorsque des syndicats ou des festivals utilisent le terme « brasseurs » plutôt que « brasseries », poursuivant une symbolique d’exclusion qui pourrait sembler anodine.

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La seconde révolution de la bière

La révolution industrielle va modifier durablement le paysage brassicole mondial en imposant de nouveaux styles comme la Pils mais également en détruisant les entreprises familiales qui ne se transforment pas en groupe plus puissant. Il faudra attendre la « seconde révolution de la bière » dans les années 2000 en Amérique du Nord pour initier un mouvement artisanal mondial qui ouvre ses portes aux minorités, dont les femmes !

Rencontrer une femme brasseuse en Belgique reste rare mais pas impossible. La dernière personne aux commandes de la production des trappistes d’Orval n’est autre qu’Anne-Françoise Pypaert. Son poste, par contre, reste méconnu du grand public et porte toujours le nom masculin de « maître-brasseur ». Dominique Friart s’occupe également de la Brasserie Saint-Feuillien, et d’autres femmes ont même lancé leurs brasseries en Belgique, comme Annick De Splenter qui a relancé l’activité brassicole familiale à Gand en ouvrant la brasserie artisanale Gruut.

Mais l’opinion publique, martelée à coup de marketing de groupes industriels sexistes, peine à changer ses idées. Une étude de 2019 pointe par exemple un biais cognitif simple. Pour une même bière présentée, identique au goût et à l’étiquette, le public testé dévaluait en qualité et en prix estimé les bières lorsqu’elles étaient présentées comme brassées par des femmes.

Pas de #metoo dans la bière

Enfin, plusieurs femmes s’imposent comme ambassadrices et zythologues dans différents pays. Via leurs blogs, leurs articles, leurs cours ou leurs visites guidées, elles brisent les clichés du monde de la bière. Elles militent parfois pour en finir avec le sexisme trop souvent jugé bon-enfant et inoffensif par les brasseurs et amateurs de bière. Par exemple en réclamant la fin des étiquettes et noms sexistes, qui servent souvent à cacher la qualité d’une bouteille via une blague potache (La Chatte, la Raging Bitch, la Tits et son verre en forme de buste féminin nu). Cette façade cache bien évidemment des comportements plus violents qui prêtent moins à la rigolade.

Le milieu brassicole n’a pas connu son mouvement #metoo mais certaines bières portent des surnoms équivoques. La Stella Artois est ainsi surnommée « wife beater » (tabasseur de femme) en Angleterre, où les violences domestiques touchant les femmes restent souvent liées à l’alcoolisme des conjoints. En Belgique, la Kasteel Rouge porte le surnom de « bière du viol » à cause de son goût très sucré qui cache la haute teneur en alcool. Elle reste l’une des bières les plus consommées par les étudiantes dans certaines villes comme Louvain-la-Neuve.

En arrêtant de juger les femmes quand elles commandent une bière, le monde brassicole gagnera non seulement une énorme clientèle mais également un vivier de talents pour promouvoir, créer et partager une boisson liée à la gent féminine depuis des millénaires.

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