Le Xanax : ce monument de la pop culture américaine
Illustration de Owain Anderson.

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drogue légale

Le Xanax : ce monument de la pop culture américaine

Boudée par les rockeurs mais glorifiée par les rappeurs, cette petite pilule figure sur les pochettes - et dans les textes - de nombreux albums de hip-hop.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

En tant qu’Américain, je peux dire en toute confiance que mon pays a produit beaucoup, beaucoup de trucs cool que tous les Français de ma connaissance (quatre) trouvent géniaux. On vous a donné des auteurs comme Edgar Allan Poe et Emily Dickinson. Des films comme Citizen Kane et Bonnie and Clyde. Les ampoules électriques. La chaîne de montage. Les avions. Les puces électroniques. Ella Fitzgerald. Le Wu-Tang Clan. Une culture des armes à feu qui rend n’importe quelle attaque au couteau incroyablement dérisoire en comparaison. Cette vidéo d’un chat qui joue du piano. Je pourrais en citer d’autres, mais le fait est que l’Amérique est vraiment grande et que nous, les Américains, avons contribué à votre enrichissement culturel. On vous a aussi donné le Xanax. Pour ça, je m’excuse sincèrement.

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Les Américains aiment les résultats immédiats. Notre histoire est largement définie par une obligation tacite de réussir, et de réussir tout de suite, peu importent les conséquences. Mais cette détermination idiopathique a imprimé une peur implacable et insidieuse dans la psyché américaine. Et c'est une peur que, bien sûr, nous voulons tous faire disparaître si l’on veut réussir ce qui doit être réussi. D’où le Xanax.

Le Xanax est un tranquillisant de la famille des benzodiazépines. Les benzodiazépines ont été synthétisées à la fin des années 1950 par un chimiste polonais, un certain Dr Leo Sternbarch, qui a fui l’Europe pour le New Jersey au début de la Seconde Guerre mondiale. Mais j’y reviendrai plus tard – d’abord, parlons un peu du speed. Suite au boom de l'après-Seconde Guerre mondiale, les laboratoires pharmaceutiques ont perfectionné le processus d'invention de nouveaux médicaments, en particulier ceux destinés à améliorer l’humeur. Les amphétamines, qui ont gagné en popularité après avoir été distribuées aux soldats américains pendant la guerre (les nazis, comme chacun le sait, étaient sous meth, mais c’est une tout autre histoire), sont devenues un traitement courant de la dépression à la fin des années 1940 et 1950 – les psychiatres distribuaient des pilules à quiconque avait besoin d’un petit remontant pour contribuer à l’essor de l’économie américaine.

« Aujourd’hui, maman a besoin de calmants/Et bien qu’elle ne soit pas réellement malade/Il existe une petite pilule jaune »

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Bien sûr, si vous avez passé toute la journée sous adderall, vous aimeriez probablement un petit quelque chose – disons, un tranquillisant – pour vous détendre un peu. Au cours de la première moitié du XXe siècle, cette détente a pris la forme de barbituriques qui, parce qu’ils étaient à la fois très addictifs et très forts pour tuer les gens, ont finalement disparu du marché. Mais pas avant – comme l’écrit Nicolas Rasmussen dans son livre On Speed : From Benzedrine to Adderall – que les laboratoires pharmaceutiques ne parviennent à créer un cocktail chimique à base d’amphétamines et de tranquillisants.

À eux seuls, les tranquillisants ont constitué une solution au surpeuplement des institutions psychiatriques américaines, où, au lieu d'enfermer les schizophrènes et les psychotiques, on les mettait simplement sous sédatifs avant de les renvoyer chez eux. C’est aussi à cette époque, écrit Rasmussen, que les laboratoires pharmaceutiques ont commencé à commercialiser des psychotropes pouvant être prescrits non seulement par les psychiatres, mais aussi par les médecins généralistes pour traiter l’anxiété – au début des années 1960, l’anxiété était aussi fréquemment diagnostiquée que l’hyperactivité aujourd’hui.

Cette nouvelle demande en tranquillisants non barbituriques concordait avec la découverte faite par le Dr Leo Sternbach en 1957 : les benzodiazépines – une classe de produits chimiques qu’il avait synthétisée des décennies auparavant en essayant d’inventer un nouveau colorant – pouvaient traiter l’anxiété avec plus d’efficacité et moins de risques que les barbituriques. En 1963, un médicament basé sur le développement de Sternbach fut commercialisé sous le nom de Valium par la société Upjohn, et présenté comme une alternative plus sûre aux barbituriques démoniaques. Le succès fut instantané.

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Comme beaucoup d’autres choses, le Valium a fait son chemin dans la conscience culturelle collective pour rapidement devenir la drogue la plus prescrite dans le monde. En 1966, les Rolling Stones ont sorti « Mother’s Little Helper » (« Le petit remontant de maman ») sur l’album Aftermath, une chanson enjouée sur le thème du Valium : « Aujourd’hui, maman a besoin de calmants/Et bien qu’elle ne soit pas réellement malade/Il existe une petite pilule jaune », qui se termine avec une pointe de cynisme : « Et si tu reprends encore de celles-là, tu feras une overdose ». Comme vous pouvez le deviner, les Stones n’étaient pas lancés dans une croisade anti-Valium – c’est juste que pour eux, le Valium n’était pas assez fort. Dans Life, ses mémoires, Keith Richards raconte qu’il avalait des barbituriques au petit-déjeuner dans les années 1970.

En 1970, Jimi Hendrix a pris neuf pilules de barbituriques et ne s'est jamais réveillé. À cette époque, il y avait une sorte d’épidémie de barbituriques parmi les célébrités – ils ont coûté la vie à Margaret Sullivan en 1960, à Marilyn Monroe en 1962 et à Judy Garland en 1969. Pendant ce temps, le Valium n'était plus considéré comme le nouveau cousin plus sûr des barbituriques mais comme une menace à part entière. Au cours des années 1970, l'Amérique s'est lentement rendu compte que si vous aviez besoin de médicaments pour fonctionner, c'est que vous aviez un problème – même si un médecin vous les avait prescrits. Cette prise de conscience est peut-être mieux caractérisée par Betty Ford, l'épouse du président Gerald Ford, qui fit publiquement état en 1978 de son addiction au Valium. La Première Dame écrivit plus tard : « Les médicaments que je prenais […] m’avaient été prescrits par des médecins, en quoi cela fait-il de moi une droguée ? »

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Dans son livre The Age of Anxiety : A History of America’s Turbulent Affair with Tranquilizers, Andrea Tone écrit que, plutôt que d’envisager le retour de bâton du Valium comme une défaite, son fabricant, Upjohn, a vu ce climat culturel comme une opportunité en or. En 1985, son brevet sur le médicament allait expirer et il allait perdre son monopole sur le marché du Valium. Et puisque tout le monde considérait désormais le médicament comme un croque-mitaine, il était sans doute préférable de passer à autre chose. C’est ainsi qu’en 1981, la compagnie a commercialisé le Xanax et l’a présenté comme une alternative plus sûre au Valium démoniaque. Le succès fut instantané.

Mais tout comme le Valium, on pensait que le Xanax était sûr jusqu’à ce qu’il ne le soit plus. En raison de ses effets temporaires, le Xanax a provoqué des symptômes de sevrage plus importants que le Valium, de sorte qu'il était encore plus accoutumant que son prédécesseur. Dans son livre, Tone cite un spécialiste de la toxicomanie : « Pour quelqu’un qui présente une prédisposition à la dépendance […] le Xanax est la cocaïne des benzodiazépines. »

Ce qu’il y a de plus pernicieux avec les benzodiazépines, c’est qu'ils tendent à amplifier les effets d'autres substances, un fait illustré par les ravages qu’ils ont causé chez les célébrités dans les années 2000 : Amy Winehouse, Brittany Murphy, Whitney Houston, Heath Ledger – tous présentaient des benzodiazépines dans leur système au moment de l’autopsie.

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Il n'a jamais été inhabituel de voir des laboratoires pharmaceutiques commercialiser des médicaments auprès des consommateurs et directement auprès des médecins, et à mesure que l'industrie pharmaceutique s'est développée, ses efforts de marketing ont continué sur leur lancée – en effet, les recherches suggèrent que Pfizer, la méga-corporation pharmaceutique qui a pris le contrôle de Upjohn (et du Xanax) en 2003, dépense davantage d’argent pour commercialiser ses médicaments que pour en créer de nouveaux.

Le patient zero de l’épidémie du Xanax dans le hip-hop était Lil Wyte, un rappeur affilié au groupe Three 6 Mafia et originaire de Memphis, Tennessee, dont le premier album en 2003, Doubt Me Now, comportait le titre « Oxy [sic] Cotton ». Malgré un titre qui peut prêter à confusion, le morceau n’est ni plus ni moins qu’une liste des différents moyens de détruire votre cerveau à grand renfort de médicaments prescrits sur ordonnance. Il est devenu une sorte de carte de visite pour Wyte. À ce jour, il vend toujours des T-shirts, des sweat-shirts et des chapeaux portant le slogan « I NEED A XANAX BAR » (« Il me faut une pilule de Xanax »).

À partir de 2009, les références au Xanax dans le hip-hop allaient bon train.

Eminem a évoqué le médicament dans plusieurs titres de son album Relapse (2009) – une ode aux années qu'il a perdues en devenant la version hip-hop d'un Elvis en fin de carrière. Dans « I Feel Like Dying » (2007), Lil Wayne disait être « un prisonnier enfermé derrière des barreaux de Xanax ». Sur son album Attention Defecit (2009), Wale parlait de « péter les plombs sous Xanax et risquer sa vie avec le micro dans la main ».

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Dans les années 2010, le Xanax était un trope hip-hop à part entière. Sur la pochette du OD EP (2012) de Danny Brown figurait un comprimé de Xanax, tandis que Nas en a consommé pendant la réalisation de son album Life Is Good pour surmonter son divorce. En 2015, sur sa mixtape 56 Nights, Future disait prendre 56 comprimés de Xanax par mois. À l'autre bout du spectre, le morceau d'Earl Sweatshirt « I Don’t Like Shit, I Don’t Go Outside » évoquait les risques posés par l’abus de Xanax. « Je m’enfonce dans la noirceur, on pourrait parler d’addiction », rappe-t-il dans Grief, avant d’enchaîner : « J’ai l’impression d’être coincé dans une foule, je me rue sur le Xanax ».

Et même si à certains égards, les dangers du Xanax semblaient évidents – addiction, overdose et ainsi de suite – il y a eu une période au début de cette décennie où ce médicament était vraiment célébré. Un reportage publié en 2012 dans le New York Magazine se montrait enthousiaste à propos du Xanax, passant sous silence ses nombreux risques et s'appuyant sur l'argument selon lequel c'était une solution bon marché et facile pour supporter la pression du capitalisme tardif. L'année dernière, un article de Bloomberg soulignait que le Xanax était l'une des marques les plus fréquemment mentionnées dans le hip-hop de 2014 à 2017 – aux côtés de huit constructeurs automobiles, Rolex, Air Jordans et Hennessy. En partant de ce principe, cela veut dire que pendant trois ans, le Xanax a été la Rolex des drogues.

Cependant, alors que l'Amérique, la Grande-Bretagne et la France sont confrontées à leurs épidémies respectives d'abus de médicaments, il semblerait que nous soyons tous en train de nous détourner du Xanax, comme nous l'avons déjà fait pour le Valium et les barbituriques auparavant. En 2016, la mère du regretté A$AP Yams a écrit un article soulignant le fait que son fils avait mélangé de la codéine et de l'alprazolam (l'ingrédient actif du Xanax) le soir de sa mort, mettant de fait en garde contre les dangers des médicaments sur ordonnance.

La même année, Chance the Rapper s'est prononcé contre le médicament, admettant dans une interview pour Billboard qu'il s’était débarrassé de ses « mauvaises habitudes » avec le Xanax. En novembre 2017, le rappeur Lil Peep est décédé – il glorifiait l’abus de Xanax dans ses paroles de chansons, avant de mourir tragiquement après en avoir ingéré. Depuis, ses acolytes Lil Pump, Smokepurrp et Lil Xan ont tous juré de renoncer au Xanax.

Mais comme dans le passé, si le monde se détourne du Xanax, nul doute que l'industrie pharmaceutique lui trouvera un substitut qu’elle commercialisera comme étant plus sûr et moins addictif. Et parce que nous sommes pleins de contradictions, nul doute que nous tomberons une nouvelle fois dans le panneau.

@drewmillard