Anarchist graffiti on Nicosia's buffer zone
Un graffiti anti-nationaliste dans le sud de Nicosie. 
Société

Nicosie, capitale d'Europe divisée

Depuis plusieurs décennies, un mur traverse l’île de Chypre et sépare les communautés grecque et turque. Le photographe Marcos Andronicou a voulu savoir comment les résidents vivaient cette situation.

En 1963, une ligne tracée au crayon vert sur une carte de l’île est venue définir la dernière capitale divisée du monde. La ville de Nicosie, capitale de l'île de Chypre, à l'est de la Méditerranée, est dotée de plusieurs points de contrôle. C'est un endroit où les rues animées débouchent parfois sur des murs de barils et des sacs de sable.

Nicosie a été divisée pour la première fois il y a 56 ans donc, suite aux violences intercommunautaires entre les Chypriotes grecs et turcs, les deux plus grandes communautés ethniques de l'île. Ce n'est que trois ans plus tôt, en 1960, que la République de Chypre a vu le jour, après avoir officiellement obtenu son indépendance vis-à-vis du régime colonial britannique. La partition nord-sud de Nicosie a été cimentée à l'été 1974, lorsque les troupes turques ont envahi la partie nord de Chypre en réaction à une tentative de coup d'État grec qui visait à renverser l'archevêque Makarios, alors président, et à unir l'île à la Grèce.

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Nicosia, the divided capital of Cyprus

La zone tampon contrôlée par l'ONU à Nicosie. Les locaux l'appellent souvent la « zone morte ».

Avec sa désormais célèbre « ligne verte », Nicosie est l'épicentre de l'un des conflits les plus insolubles de l'Europe, ainsi que le siège de l'une des opérations de maintien de la paix les plus longues des Nations unies. La zone démilitarisée s’étend sur 180 km à travers l'île et sa largeur varie – elle fait quelques mètres seulement dans le centre de Nicosie. Les deux côtés sont aujourd'hui séparés par une zone tampon contrôlée par les Casques bleus de l'ONU.

Dans le sud de l'île, la République de Chypre est un État membre de l'Union européenne et sa souveraineté est reconnue par les Nations unies et tous les gouvernements étrangers, à l'exception de la Turquie. La République turque de Chypre du Nord, qui contrôle effectivement le tiers nord de l'île, est un État de facto créé en 1983 et son statut n'est reconnu que par la Turquie. Les deux États ont Nicosie pour capitale. Il y a eu très peu d'interactions quotidiennes entre les deux parties jusqu'en 2003, lorsque les dirigeants chypriotes turcs ont ouvert des points de passage à pied dans le centre historique de Nicosie, permettant ainsi à des milliers de Chypriotes grecs et turcs de franchir pour la première fois en presque trente ans la ligne de démarcation de l'île. Le mois de juillet 2019 a marqué le 45e anniversaire de la partition de Chypre et, jusqu'à présent, toutes les négociations internationales visant à réunifier l'île ont échoué.

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Au printemps dernier, le photographe Marcos Andronicou, basé à Nicosie, a exploré les deux côtés pendant quelques jours et a demandé aux autres résidents ce que la frontière signifie pour eux.

Sarah, 26 ans, serveuse

Nicosia, the divided capital of Cyprus

Sarah travaille dans un café dans le nord de Nicosie, à quelques mètres de l'un des principaux points de passage vers le sud de la ville. Elle a un grand-père chypriote et a quitté l'Allemagne avec ses parents pour s’installer dans le nord de Nicosie quand elle avait 7 ans.

Elle était trop jeune pour se souvenir de la première fois qu’elle a traversé la frontière avec sa famille en 2003 pour visiter le Sud, où elle a maintenant des amis et où elle a aussi vécu pendant un certain temps. « Après tant d'années, je passe de l'autre côté tous les jours, et je ne vois plus la frontière, dit-elle. Mais sans elle, la vie serait plus facile et plus agréable. »

Dionysis, 27 ans, chef de projet

Nicosia, the divided capital of Cyprus

Pour des « raisons éthiques », Dionysis n'a jamais traversé la frontière vers le nord de Nicosie ou la partie nord de Chypre. « Beaucoup de choses ont changé depuis l'invasion et maintenant, les habitants des deux côtés se sont rencontrés. Cela me pousse à croire que nous pourrions coexister. Mais l'influence économique et politique de la Turquie dans les territoires occupés ne nous permet pas d'avoir des interactions fondées sur l'humanité. Nous finissons par être les otages de n'importe quel dirigeant turc », dit-il.

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« J'ai l’impression que le fait d’aller au Nord et de montrer ma carte d'identité ou mon passeport pour traverser reviendrait à reconnaître un faux État, une occupation illégale. Et qu’en faisant cela, j'aiderais Erdogan à prouver ce qu'il veut. J’aimerais vraiment y aller, mais je ne veux pas visiter la maison de mon père ou la moitié de mon pays en tant que touriste. »

Melodi, 20 ans, étudiante en musique

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La première fois que Melodi a traversé la frontière, c'était en 2004 pour visiter le village natal de sa mère dans le Sud. « Je me souviens des réactions des gens, du bonheur. Je ne sais pas, tout le monde était nerveux. Nerveux mais heureux. » Aujourd’hui, elle traverse souvent la frontière avec sa famille pour aller faire du shopping ou aller dans les montagnes du Troodos. « La frontière ne veut rien dire, parce qu'elle n'a pas besoin d'être là. On peut aller là-bas, ils peuvent venir ici, on est tous ensemble. »

Andreas, 30 ans, barman

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Bien qu'il ait grandi dans le sud de la ville, la première fois qu'Andreas a traversé pour visiter le Nord, c'était moins d'un mois avant que cette photo soit prise. Ce n'était pas une décision consciente de sa part de ne pas y aller, mais inconsciemment, il était peut-être trop attaché à sa zone de confort et à la familiarité du sud de Nicosie.

Il trouve malheureux que ses parents refusent de se rendre dans le Nord s'ils doivent présenter leur passeport ou leur carte d'identité pour traverser la frontière. Il est souvent jaloux des chats et des oiseaux qui traversent la zone tampon de Nicosie sans avoir besoin de papiers, complètement inconscients de toute situation politique. « Pourquoi présenter un passeport pour traverser ? C'est un faux papier qu'on montre pour franchir une fausse ligne afin d'aller voir une terre qui, elle, est bien réelle, dit-il. J'ai foi dans les gens, je crois que nous pouvons sortir de ce conditionnement dans lequel nous sommes, progressivement. Nous devons juste être prudents, parce qu'il doit toujours y avoir un "ennemi" en dehors de nous. Mais combien de haine peut-on encore avoir en soi quand on s'assoit avec quelqu'un, qu'on mange, qu'on boit et qu'on écoute de la musique avec lui ? »

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Yagmur, 27 ans, illustratrice indépendante

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Certains des meilleurs amis de Yagmur sont des Chypriotes grecs. Elle traverse donc régulièrement la frontière, mais elle est toujours frustrée de voir à quel point il peut être problématique de devoir se présenter aux autorités et traverser une frontière pour se rendre dans un autre quartier de la ville.

Elle pense qu'à Nicosie, on peut voir la réalité et l'absurdité de la division de l'île au quotidien. « Malheureusement, cela me paraît normal parce que j’ai grandi avec. Je ne sais pas à quoi ressemble la vie autrement. Lorsque les portes se sont ouvertes en 2003, j'étais trop jeune pour comprendre pleinement ce qui se passait. Mais après l'ouverture de la frontière et notre passage de l’autre côté, j'ai commencé à me poser des questions. C'est bizarre que ce soit si normalisé pour notre génération, dit-elle. Même si les autorités ne vont pas faire la paix à Chypre, je vis en paix parce que je traverse la frontière. Je vois mes amis, je rencontre de nouvelles personnes et nous faisons de l'art ensemble. Je vis en paix autant que je peux. »

Gokhan, 33 ans, barista

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Gokhan n'est pas officiellement marié, parce qu’un gouvernement n’a pas besoin de savoir qui il aime, mais sa partenaire Christina est une Chypriote grecque et ils vivent ensemble dans le sud de Nicosie. Il a beaucoup d'amis dans le Sud et traverse la frontière au moins deux fois par jour. Lorsqu'on lui demande ce qu'il pense de la division de Nicosie, il répond : « Je me sens mal parce que cette ville est ma ville, et cette ville a été divisée par des gens qui ne sont pas nés dans ce pays et qui n'y ont pas vécu. Je ne crois pas que les Chypriotes aient divisé cette île eux-mêmes. »

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Lenia, 29 ans, art-thérapeute

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Lenia, 29 ans, art-thérapeute, dans son atelier au centre sud de Nicosie. Il y a quelques années encore, Lenia n'avait aucune relation avec le nord de Nicosie, avec les Chypriotes turcs non plus. Ce n'est qu'après son retour à Chypre après quelques années d'études à l'étranger qu'elle s'est intéressée à ce qui se passait de l'autre côté de la frontière. Bien qu'elle ait toujours peu d'interaction avec les Chypriotes turcs, elle croit que les gens des deux côtés de Chypre sont capables de coexister.

Elle a traversé la frontière avec sa famille pour la première fois en 2003. « A cause de ce que j’avais entendu autour de moi et de ce qu'on m’avait dit à l'école, je suis passée de l'autre côté avec un sentiment très négatif et un cœur très lourd, pour voir ce qu'ils nous avaient pris. Mais au fil des années, mes sentiments ont changé. Ce n'est plus comme ça. Le problème, c'est qu'on s'y habitue. Cette frontière n’a plus rien d’extraordinaire. Mais d'un autre côté, le fait est qu’on ne peut rien y faire. »

Sergen, 21 ans, serveur et étudiant en journalisme

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Sergen ne se souvient pas, ou si peu, de la première fois qu'il a traversé la frontière avec sa mère pour aller visiter son village dans le Sud. « Je sais que j'avais un peu peur, mais c'était normal. Je ne connaissais pas l'endroit et j'avais entendu tellement de choses, notamment que les Grecs ne nous aimaient pas. Mais j'ai vite compris que ce sont des gens comme les autres. Nous sommes pareils, il n'y a rien de différent. »

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Aujourd'hui, il traverse régulièrement la frontière pour voir ses amis chypriotes grecs et assister à des concerts.

Marinela, 29 ans, actrice, professeure de théâtre et militante

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Marinela a grandi dans le sud de Nicosie et n'avait pratiquement aucune relation avec le Nord et ses habitants avant 2013, date à laquelle elle s'est lancée dans diverses activités entre les deux communautés. Aujourd'hui, elle traverse régulièrement la frontière et a de nombreux amis et collègues des deux côtés.

« Je comprends pourquoi beaucoup de gens ne veulent pas montrer leur passeport pour traverser la frontière. Parce que c’est une façon de reconnaître la division. D'un autre côté, si vous voulez rencontrer les gens de l'autre côté, si vous voulez communiquer avec eux, vous trouverez peut-être une solution commune. Je suis un peu frustrée que rien ne se passe pour changer cela, dit-elle. Même si les politiciens parviennent à une solution, si les gens ne sont pas prêts à l'accepter, elle ne sera pas appliquée. Les choses n'iront pas de l'avant. »

Plus de photos de Marcos Andronicou qui s'est baladé des deux côtés de la frontière :

Nicosia, the divided capital of Cyprus

Nicosie-Sud : des chrétiens participent à une procession à l'occasion du Vendredi saint. Alors que le Nord est habité par une population majoritairement musulmane, la République de Chypre se compose principalement de chrétiens orthodoxes et de minorités catholiques.

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Nicosie-Nord : des musulmans prient à la mosquée Selimiye.

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Nicosie-Sud : un café situé sur la « ligne verte ».

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Nicosie-Nord : un café situé à 500 mètres de la « ligne verte ».

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Nicosie-Nord : Un vendeur de street-food à quelques mètres d'un point de passage vers le Sud.

Nicosia, the divided capital of Cyprus

Nicosie-Sud : un café à quelques mètres de la « ligne verte

Nicosia, the divided capital of Cyprus

Nicosie-Sud : une statue de Markos Drakos sur un rond-point. Drakos était un combattant chypriote grec appartenant à l'EOKA, un groupe paramilitaire chypriote grec qui avait pour but d'unir l'île.

Nicosia, the divided capital of Cyprus

Nicosie-Nord : une statue qui célèbre la présence turque à Chypre, depuis 1571 et la conquête ottomane.

Nicosia, the divided capital of Cyprus

Nicosie-Sud : le centre historique du sud de la ville.

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