Anne Gruwez ni juge ni soumise

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Culture

J’ai passé une soirée avec la star de « Ni Juge, Ni Soumise »

Anne Gruwez, juge d’instruction rendue célèbre par Strip Tease, a quelques conseils à vous donner sur la justice, la musique et la vie en général.

J’ai rencontré Anne Gruwez pour la première fois au mariage de mon père. Témoin de ma belle-mère, on m’en avait parlé comme d’une femme extravertie, jamais coiffée et qui avait été le sujet d’un des épisodes des réalisateurs de Strip Tease. Tout de suite, les préjugés ont afflué : Strip Tease, c’est l’émission devant laquelle je me marrais avec mes potes, en me foutant gentiment de la gueule de ce type qui voulait construire une soucoupe volante en carton ou de voisins un chouilla envahissants. Quand j’ai récemment appris qu’elle allait être la star du premier long métrage de Yves Hinant et Jean Libon, je me suis demandée ce qui pouvait bien pousser quelqu’un à avoir envie de réitérer l’expérience. J’ai passé une soirée avec elle pour comprendre.

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En arrivant à l’hôtel Manos, où se déroule la série d’interviews dans le cadre de la sortie du film, j’entendais déjà sa voix caractéristique, marquée par un accent belge à couper au couteau. Cette même voix qui commencera l’interview en me posant, à moi, des questions. Assise au bord de la cheminée, dans la lumière tamisée du salon de l’hôtel et clairement fatiguée par la promo, Anne Gruwez a du mal à croire qu’un « magazine de jeunes » s’intéresse à une vioque comme elle : « Il parait que c’est très bien, VICE machin, et que c’est un journal qui est en ligne, beaucoup lu par les jeunes ? Parce que moi je veux savoir si je vais devenir une icône des jeunes ! Je veux que les gens crient mon nom ! »

Il faut quelques minutes avant que la logique de l’interview prenne son cours habituel. Anne Gruwez finit par s’installer, demande un verre de vin blanc, soupire : « Je suis crevée. Ça fait depuis onze heures que je suis là, et puis d’habitude c’est moi qui pose les questions. Je vis un retournement de situation complet. En plus, on me demande de parler de mes sensations ou de mes impressions… Je préfère parler de droit, si tu veux bien. » Anne est juge d’instruction. Une profession qui n’est sans doute pas la plus attrayante qui existe, mais dans laquelle elle a réussi à insérer ses envies : « Tu sais, il n’y a pas de travail qui ne laisse pas de place à ta personnalité et tes intérêts. Le métier, au début, tu essaies d’entrer dans la petite boite pour ne pas faire de vagues. Et puis une fois que tu acquières un peu d’expérience, un peu d’ancienneté, tu peux influencer le métier dans le sens que tu aimes bien. »

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Quand je lui demande pourquoi elle a accepté de faire ce film, elle m’explique qu’elle souhaite réconcilier les gens avec la justice, la rendre compréhensible. Une mission qu’elle s’est donnée sans pour autant lui accorder trop d’espoir : « On va en parler pendant un mois, tout au plus. Après, je redeviendrai une inconnue. » Anne tient à replacer la sincérité au centre du traitement des affaires juridiques. Dans le film, l’honnêteté dont elle fait preuve avec ceux qu’elle appelle ses « clients » est parfois déstabilisante. La voir asséner un « en fait ce qu’il y a de moins cher, c’est que vous mourriez tout de suite » à un mec qui a la prison devant lui, par exemple.

Mais cette utilisation du « franc-parler » est quelque chose qu’elle assume, et qu’elle a mis en place très tôt dans son métier: « Si tu veux que quelqu’un défende bien sa cause devant toi, tu dois lui ouvrir les cartes de manière très claire pour qu’il comprenne. Quand, en procès, tu lui dis “l’audience est levée, la formation va se retirer pour délibérer en huis clos”, même moi j’ai parfois du mal à comprendre. Du coup, je traduis les choses simplement, comme : “là, prépare toi parce que les autres vont partir décider si tu vas en taule ou non.” Je me fais parfois taper sur les doigts, mais c’est quand même bien plus explicite. »

« Si j’avais dû subir tous les supplices qu’on m’a promis, je n’arriverais plus à m’asseoir. »

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Elle continue en me racontant les évolutions qu’elle a vécues au cours de ses années de carrière. Des crimes plus durs, des home invasions, la difficulté de « tracer les malfrats » avec les technologies actuelles. L’endurcissement personnel aussi, nécessaire, quand tous les jours on est la cible de menaces de mort, de viol, d’attentat même. Un sourire en coin, elle se penche, résignée : « Si j’avais dû subir tous les supplices qu’on m’a promis, je n’arriverais plus à m’asseoir. »

Elle a ce côté très pince-sans-rire qui laisse planer le doute sur ses intentions. À la fois, elle prend à cœur sa profession, que ce soit quand elle discute des avantages du sado-maso avec une prostituée ou quand elle avertit une famille sur le fait que l’inceste risque de leur valoir des enfants attardés. Mais en même temps, on sent une fatigue dans ses propos. Comme si ce discours, elle avait eu à le répéter bien avant de faire ces séries d’interviews.

Au fil de la discussion, elle nous propose, à moi et au photographe qui m’accompagne, de rentrer chez elle pour qu’on puisse lui tirer le portrait : « Enfin moi c’est comme vous voulez, je veux juste que ton article soit bien, que tu en sois contente. Dis moi juste ce que je dois faire, parce qu’avec tous ces trucs artistiques, je ne m’y retrouve plus. »

Dans le froid humide de Bruxelles, Anne Gruwez s’emmitoufle dans un manteau blanc et tente de ne pas glisser sur les pavés. « Je te préviens, je marche lentement. » En longeant l’avenue Louise pour arriver à son bureau de la rue des Quatre Bras, elle se permet de me donner quelques directives pour l’article : « Tu sais, moi je suis vieille, mais tu dois vraiment leur dire à tes lecteurs de profiter de leur jeunesse. J’ai 61 ans, et j’ai plus la force pour ces choses. Dis leur bien de se bouger tant qu’ils ont le temps. »

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«Moi, j’ai toujours respecté les gens qui étaient en face de moi, quoi qu’ils aient fait. Je leur ai toujours exposé les faits, sans mentir. »

Quelques mètres plus loin, elle ajoute : « Et puis tu leur diras que le respect se perd. Moi, j’ai toujours respecté les gens qui étaient en face de moi, quoi qu’ils aient fait. Je leur ai toujours exposé les faits, sans mentir. Maintenant, si ils sont coupables, je n’y peux rien. »

La route continue jusqu’à l’édifice où, pendant trois ans, la majorité du film a été tournée. On passe les contrôles de sécurité, monte dans son bureau, elle attrape ses clés de voiture et c’est parti pour le sous sol de l’extension du palais de justice. Nous voilà partis dans une 2CV bleue, brinquebalante, avec du Glenn Miller plein les oreilles. « Tu m’as dit qu’ils étaient américains, tes jeunes ? Tu devrais leur passer cette musique, ils aimeront bien. Mais seulement les 25 premières secondes, après c’est tout le temps la même chose. »

J’arrive à peine à l’entendre, entre le bruit des roues sur les pavés, le moteur qui tourne et les trompettes de Glenn Miller qui vrillent. J’ai l’impression d’être dans un film des années 30. Je ne peux pas m’empêcher de penser à un moment de Ni Juge, Ni Soumise où, en se baladant dans Bruxelles, Anne Gruwez raconte qu’elle voit la ville en fonction des morts qui parsèment son chemin, tout en les énumérant au policier qui l’accompagne.

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C’est aussi une partie du métier de juge d’instruction. Les lieux du crime, les autopsies auxquelles elle tient à assister, les exhumations dans les cimetières. On pourrait croire que c’est une partie du job qui lui plait. Mais à l’hôtel, dans un chuchotement, elle m’a avoué qu’elle trouvait ça glauque. On arrive très vite à la maison où vit Anne, près chez Sainte Rita, patronne des causes désespérées à qui elle adresse ses prières depuis son adolescence.

On passe peut être une heure chez elle. Elle prend la pose, silencieuse, empêche son chat de nous attaquer. « Je le nourris avec de la viande crue, ça doit être pour ça. » Sort une bouteille de vin blanc et des crackers au fromage.

« Je commence à comprendre pourquoi certaines stars prennent de la coke, sinon y a pas moyen de tenir le coup. »

Anne a un débat par Skype à 22h à propos du film. « J’ai aucune idée de ce que je vais dire, je suis fatiguée et un peu saoule. Je commence à comprendre pourquoi certaines stars prennent de la coke, sinon y a pas moyen de tenir le coup. Toujours les mêmes questions… J’en peux plus de ces journalistes. » Elle me jette un regard. « Enfin pas toi, tu vois très bien ce que je veux dire. »

On finit par partir. Sur le pas de la porte, j’ai envie de lui poser une dernière question. Comment a-t-elle pu accepter d’être l’objet d’un Strip Tease ? « Ah, ben je me rendais sur une scène de crime, y avait un cadavre sur le palier du troisième étage d’un immeuble, et quand je suis arrivée, ils étaient là, avec leur caméra. Je ne m’en suis pas trop souciée, ils m’ont filmée et maintenant ça fait seize ans qu’on se connait. »

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« Ni Juge Ni Soumise », de Jean Libon et Yves Hinant, en salle à partir du 21 février.

Lola tweete de manière irrégulière.

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