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s'il vous plait, arrêtez de faire des maladies mentales un truc « cool » sur les réseaux sociaux

Loin derrière les posts émo-tragiques et les laïus nombrilistes interminables, il y a les cris de ceux qui souffrent vraiment. Et personne ne les entend.

Une simple recherche #depressed sur Instagram suffit à faire remonter 12 millions de publications à la surface de nos écrans. Entre les photos en noir et blanc et les gifs mélancoliques en passant par les portraits de jeunes filles clopes en main et regard dans le vide, des cris de détresse jaillissent des limbes du réseau : les captions « à l'aide » et autres « j'ai envie de m'enfuir… pour toujours » défilent les uns après les autres.

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La psychothérapeute Aditi Verma a récemment donné un nom à cette vision romantique de la dépression : il s'agit pour elle de « souffrance enjolivée » soit une version memifiée de la maladie mentale qui réduit l'anxiété et la dépression à un sentiment temporaire, à travers l'usage d'une belle iconographie accompagnée d'un texte tragique et simpliste.

C'est en 2009 que la tendance fait son apparition sur Tumblr avant de se propager, au fur et à mesure des années, sur différents réseaux comme Instagram. Des comptes tels que @sadthoughts_1 et @__depressionquotes, entièrement dédiés à ce type de contenus, réunissent aujourd'hui des milliers de followers. Et la situation est alarmante : ces 10 dernières années, le nombre de personnes diagnostiquées comme atteintes de troubles de la santé mentale a augmenté de 71%, chez les adultes âgés de 18 à 25 ans. Le voile se lève (enfin!) sur leurs souffrances et la parole se libère sur les réseaux sociaux. Ce qui est une très bonne nouvelle en soi, sauf lorsque les souffrances des autres sont accaparées dans l'espoir de cumuler des likes.

« J'ai le sentiment que je devrais en toute logique pouvoir me reconnaitre dans ce genre de publications, mais, contre toute attente, je n'y parviens pas, explique Mason Smajstrla, une comédienne qui souffre de troubles anxieux. Je me suis beaucoup interrogée sur ces images censées représenter les troubles que je subis, mais je vis cette maladie complètement différemment de tout ce que l'on peut voir sur ces comptes Instagram.»

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Si internet permet aux communautés de personnes atteintes de troubles de la santé mentale de se retrouver et partager leur expérience, certaines mises en scène semblent davantage conçues pour mettre en lumière des tourments passagers que pour témoigner d'un soutien moral. D'autant plus qu'il existe aujourd'hui une hiérarchie des troubles mentaux – certaines allant jusqu'à faire l'objet d'une publicisation – qui isole de fait les personnes atteintes de maladies aussi sérieuses et destructrices que la bipolarité ou la schizophrénie.

« Ma première réaction lorsque ma psychiatre m'a annoncé que j'étais atteint de trouble bipolaire a été de me dire "merde, ce n'est même pas une de ces maladies cool," affirme Alex, un étudiant de 20 ans. J'ai rapidement compris à quel point ma réaction avait été étrange. Elle est aussi due au fait que je ne me souviens d'aucune publication Tumblr (ou autre) portant sur la bipolarité qui ne se résume pas directement à l'idée que tous "les bipolaires sont fous".»

Cette tendance de « la souffrance enjolivée » divise les troubles de la santé mentale entre le cool et le non cool, repoussant les maladies méconnues encore plus loin dans les profondeurs de la stigmatisation.

Il existe un constat simple : si la romanticisation qui pèse sur certaines maladies est sans aucun doute blessante pour ceux qui en souffrent réellement, le manque total de représentation stigmatise ces mêmes personnes tout autrement. C'est vrai. Mais sur les réseaux sociaux, cette nouvelle esthétique qui fleurit autour des maladies mentales considérées comme « cool » peut aussi être considérée comme le vernis d'une imposture. Sur Instagram, les internautes faisant l'usage de cette esthétique cherchent très souvent à se faire passer pour des personnes dotées d'une sensibilité unique et d'une personnalité rare pendant que ceux qui souffrent réellement de troubles de la santé mentale essuient tout un tas de stéréotypes et d'a priori liés à la folie.

Ces stéréotypes vont jusqu'à invalider l'expérience que font certaines personnes de leur propre maladie. « Beaucoup de jeunes cherchent sur internet les réponses qu'ils devraient chercher auprès d'un professionnel, affirme Aditi Verma. La désinformation, dont "la souffrance enjolivée" fait indéniablement partie, peut empêcher de nombreux malades de comprendre ce qu'ils vivent au plus profond d'eux-mêmes

Il y a presque un siècle, Eli Siegel, l'auteur de The Philosophy of Depression, défendait l'idée selon laquelle la dépression et les autres troubles mentaux ne peuvent être vraiment compris que si et seulement si la réalité des personnes malades « est rendue visible ». Les propos du philosophe trouvent un tout nouvel écho aujourd'hui, en plein débat sur la visibilisation des personnes atteintes de troubles de la santé mentale. En allant dans son sens, nous devrions oeuvrer à ce que ces souffrances soient exprimées et représentées de façon réaliste, et pour cela, il ne suffira pas d'une simple interprétation esthétique sur Instagram. N'y voyez-vous pas une énième forme de récupération par la culture populaire ? Parce que loin derrière les hashtags et les photo-montages tragiques, n'oublions pas qu'il existe des personnes en souffrance isolées. Et c'est peut-être à leur tour, d'exprimer leur réalité.