Tame Impala, critique, rock psychédélique
@ Caroline International
Music

Tame Impala, la tête sous le robinet d'eau tiède

Après dix ans de revirements psychédéliques et de chemins de traverse, le groupe australien semble arrivé à un point où il nous pose une équation insoluble : c’est quoi un groupe de rock en 2020 ?
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

J’ai toujours eu un rapport contrarié à Tame Impala. De leurs débuts chevelus lo-fi en 2008 à leurs productions toutes voiles clinquantes sur l’album qui les a fait exploser, Currents, en 2015, le groupe a donné l'impression de n'être jamais tout à fait en phase avec son temps, tout en épousant les us et coutumes sonores de l'époque. Que ce soient les reprises décalques peu inspirées par Rihanna, leurs bafouilles pour Travis Scott, Kanye West ou Kali Uchis, Theophilus London ou le sinistre ZHU, que de signaux peu engageants qui m’ont fait graduellement comprendre que la ligne avec l’un des groupes les plus excitants des années 2010 avait été coupée depuis un moment.

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Mais voilà qu’en 2020, il faut se faire une raison : Tame Impala n’a plus de psychédélique que le nom. Pas tant dans les signes extérieurs de « musique pour prendre de la drogue » qu'il ne déploie plus vraiment (guitares fuzz, structures à tiroirs et explosions dans le ciel ont été peu à peu effacées de l’équation) que dans ce qu’elle procure désormais. À savoir plus grand-chose, tout juste un vague sentiment de mélancolie diffuse ou bien de volupté molle, selon l’humeur.

Mais la contrariété, ou en tout cas les vents contraires, a depuis le début fait le sel de la musique de Kevin Parker – seul chef d’orchestre derrière tout le barnum sonore. Une ambivalence saine et créatrice qui tient à une certaine idée de la pop music, qui, selon le musicien Kevin Barnes du groupe Of Montreal interrogé par Libération, peut se définir ainsi : « Il s’agit de chanter la vie comme elle est, pleine de travers et d’insondables crevasses, pour l’accompagner d’une musique qui dise la vie comme elle devrait être ». Pendant un temps, Tame Impala a su mieux que quiconque tenir cette ligne, délivrant des morceaux qui semblaient à la fois vouloir déchirer l'azur, et à travers ses paroles s'abandonner à une introspection toute recroquevillée sur elle-même – l’album Lonerism a d’ailleurs été un temps le maitre à penser de tous les adolescents portés sur la weed et la phobie sociale.

Puis un lent glissement vers l’âge adulte s'est opéré chez le maitre d'oeuvre australien, et avec lui sa pelletée de morceaux chiants et oubliables. Au gré des albums, les cavalcades héroïques ont laissé place à un robinet d’eau tiède et à une musique papier-peint, tout juste bonne à illustrer des pubs médiocres pour des haricots verts, ou un after-work de startuppeurs invertébrés. Mais comment en est-on arrivé là au juste ?

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Prototype du groupe rock des années 2010

Pas uniquement parce que Parker a vieilli et s'est fatalement embourgeoisé. Mais pour répondre à cette question, il faut sans doute commencer par s’en poser une autre : c’est quoi un groupe de rock aujourd’hui ? Ou plus précisément, c’est quoi un groupe de rock mainstream ? Là encore, pour Tame Impala, la réponse se trouve dans l’ambivalence qu’elle appelle. Car Tame Impala a représenté le son des années 2010, et ce pour au moins deux raisons – encore une fois remplies de paradoxes.

D’une part, il a prouvé que pour exister médiatiquement, il fallait en mettre plein la gueule, plus que jamais pour un groupe de rock. Après deux EPS vermoulus au rock psyché tendance sous-Cream ou post-Led Zeppelin (soit des référents pas très ragoûtants) en 2008, il s’est entouré du producteur des Flamings Lips et de Mercury Rev Dave Fridmann, et s’est employé à pousser plus avant les délires soniques de la décennie précédente pour y bâtir des fortifications toujours plus spectaculaires, oniriques, dégingandées et gargantuesques. Parus respectivement en 2010 et 2012, les albums Innerspeaker et Lonerism ont chacun démontré la soif de démesure du rock de l'époque, à travers des déluges de réverb’, de phaser, de structures à tiroirs, d’atermoiements post-adolescents et d'un désir assez naïf d'absolu sonore.

Mais ça n’était pas suffisant. Car pour exister (médiatiquement, artistiquement, symboliquement), un groupe de rock se devait soit d’aller voir ailleurs, soit de choisir de rester confiné à sa cave et ainsi prendre un peu le risque de sentir le tabac froid – comme l’ont choisi tout un tas de groupes par ailleurs toujours recommandables, de Ty Segall à Thee Oh Sees en passant par les Growlers, Deerhunter ou King Gizzard & the Lizard Wizard. Des artistes qui ont choisi à un moment donné, plus ou moins consciemment, de ne plus converser avec l’époque.

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Tame Impala eux, ont fait à peu près le contraire, en choisissant d’épouser pleinement cette dernière. En laissant tomber les barrières de bon goût, en naviguant à vue entre r’n’b futuriste, post-disco et psychédélisme électronique rutilant, en privilégiant l’extrême précision d’une production toujours plus ambitieuse sur Currents, Kevin Parker ne nous disait plus tant qu'il ne voulait plus se voir confiné dans sa case que son intention d'affronter enfin le monde. Et prenait ainsi le risque de ne plus s’adresser à personne.

Il n’est pas surprenant alors que l’autre groupe phare des années 2010, ou tout du moins sa première moitié, MGMT, n’ait pas réussi à passer la seconde – de même que les Strokes lors de la décennie précédente. Mais eux semblent avoir accepté leur destin. Aujourd’hui, ils font ce qu’ils semblent depuis toujours à avoir aspiré : être un tribute band des Cleaners From Venus, et redevenir littéralement indie - ils ont aujourd’hui leur propre label.

Dialectique du vide

À qui s’adresse aujourd’hui Kevin Parker, c’est bien le problème insoluble qui caractérise désormais sa musique. Sur son nouvel album qui sort aujourd’hui, The Slow Rush, seuls semblent subsister un vague sentiment nostalgique, un vague inconfort, une vague griserie passagère ainsi qu’un vague vague à l’âme général. Un étrange de perte et de confort, mais qui ne semble plus parler au moi intérieur de son auteur, ni même à un hypothétique interlocuteur extérieur.

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Il n’y a plus de chansons pour ainsi dire, mais seulement de la production. Des morceaux vidés de leur substance, dans lesquels il ne reste qu'un échafaudage, certes impressionnant et nous regardant de haut, et qu'il semble physiquement impossible d'aimer. On ne s’étonnera pas que dans une interview pour les Inrockuptibles, Kevin Parker se soit senti mal à l’aise avec l’étiquette de songwriter, et lui ai préféré à demi-mot celle de sound designer, en précisant vouloir savoir « comment ils font le son du sabre laser dans Star Wars ! »

Ce piège de l’ornement qui prend le pas sur la musique, cette coolitude en carton dont ont pu se parer Phoenix ou The Strokes en leur temps, qui ne retenaient du Velvet Underground que le papier glacé, Tame Impala l’investit de manière étrangement nouvelle aujourd’hui. Comme s'il ne cherchait plus tant à provoquer le vertige, ni même une adhésion totale et molle du public. Plutôt l'impression étrange et distanciée d'avoir affaire un architecte sonore un peu autiste et solennel, obsédé par l'idée d'ériger des édifices sonores certes épatants, mais traversés d'appels d'air et dénués de toute chair. Ce qui reste, pour le pire et le meilleur, inédit aujourd'hui dans le paysage pop contemporain.

L'album The Slow Rush de Tame Impala est sorti aujourd'hui chez Caroline International.

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